lundi 24 octobre 2011

Chanson douce 7

revint une minute après dans la salle à manger, perplexe et un peu piteuse, exhibant, étonnée, un robinet d’évier en forme de poire de douche qui pendait dans sa main...
    —Je crois que j’ai fait une bêtise... »
Elle fut accueillie par un éclat de rire général et ne s’en formalisa pas. Manon se montra telle qu’elle même: gentiment moqueuse.
    — Laissez, Léona, je vais le faire: la vaisselle, voyons, ce n’est pas votre truc...»
Ce qui fut plus curieux, c’est qu’Ima rit aussi.
    — Finalement, vous avez raison. Mais expliquez-moi comment ça marche ?
FG vit alors sa mère, si autoritaire, écouter avec une attention de petite fille Manon lui donner quelques cours élémentaires de travaux ménagers. Comment se servir d’une plonge, congeler du persil etc... De même, Manon, envers IMA, manifestait la déférence typique d’une cadette, qu’elle n’est pas, envers une lettrée, ce qu’IMA n’est pas davantage. Avec Floria, c’était la seule de soeurs de SDP à l’apprécier. En apparence, du moins. Car, à la mort d’Ima, son attitude fut pour le moins étonnante. Elle tint en quelques mots:
    — Pauvre Jérôme... Qu’il vienne, à Dijon, il y sera parfaitement, je m’en occuperai, qu’il ne se fasse pas de souci.»
Une recrue pour sa cour. Et une superbe.

   Sa belle-sœur à peine enterrée, sans s’attendrir outre mesure sur sa disparition, elle s’offrait donc, toujours serviable, à prendre son relais auprès du petit frère: c’est la vie. Elle diligenta cependant son fils aîné pour l’enterrement. Il vint, comme en villégiature: «Quel temps magnifique vous avez», il n’ajouta pas: «vous en avez de la chance», mais c’était tout comme. A moins que ce ne soit une attitude embarrassée, très Delage, devant une émotion qu’il n’est guère convenable de manifester ? Sans doute. Sa femme fut plus discrète, plus peinée également, semblait-il. FG ne sait qu’en penser: c’était la tante qu’elle aimait le plus, à part  Floria, celle avec laquelle elle était le plus à l’aise, toujours prête à la recevoir, même à l’improviste, aimable, un gâteau au four. Celle chez qui l’on s’ennuyait un peu aussi, il faut l’avouer. L’affection de Léona envers Manon avait pesé de tout son poids pour Léa. Jamais Manon ne chercha à blesser sa belle-sœur par les piques dont Anaïs et Lisette étaient coutumières. Au contraire.
Sa mère l’aimait, elle l’aima. Sa mère mourut, elle cessa.

  A présent, elle se demande si l’amour d’Ima, comme souvent, n’était pas mal avisé. Cela l’attriste: encore un amour non réciproque, comme avec SDP. Ima avait cette funeste habitude d’aimer qui ne l’aimait pas... Et de vilipender qui l’aimait. Voici.

  Evelyne, la fille unique de Manon, qui a l’âge de Léa, secrétaire, -à la grande horreur de Floria dont le «fils» est agrégé de médecine- au Rectorat de Dijon, grâce à son père, ancien prof puis proviseur d’un Lycée technique, s’est mariée avec Laurent, un voisin corpulent de vingt ans plus âgé qu’elle afin de ne pas quitter Manon, sa désormais voisine. Devenue imprévisiblement, comme sa mère, une jeune femme heureuse, dynamique, accueillante et généreuse, elle a deux garçons, de l’âge des enfants de Léa, qu’elle a élevés, certes dans du coton, mais le  mieux possible, ou plus exactement le mieux que Manon trouvait possible... L’un fait des études de médecine, l’autre, le CREPS. Mais... toute en contraste, et, par certains côtés, très Delage, elle a naïvement laissé entendre, juste après sa mort, qu’ Ima  aurait fait rater sa vie à SDP, «Si Doué, le Pauvre», là, ce fut dit en entier, pour une fois. Devant Léa. Il méritait mieux ? Cela suintait de ses propos comme une visqueuse sanie. Plus qu’une faute, une erreur: devant la fille de la morte, tout de même... Léa répondit froidement qu’elle pensait, elle, exactement le contraire. Et puisque le moment semblait venu de faire les comptes, sous le coup de la colère, elle mentionna les infidélités de SDP, dont elle n’avait jamais parlé auparavant. Coup de théâtre, croyait-elle. Pas du tout: la naïve, c’était elle,  avec tous ses diplômes, en sac en Seine...

  Cela lui rappela «Festen» le film récent  sur l’inceste. FG  pensait, impressionnée elle-même par l’audace de ce dévoilement, avoir jeté un énorme pavé dans une marre d’huile bien lisse: sa révélation allait sûrement déboulonner la statue du Commandeur paternelle, susciter maintes interrogations et surtout opérer enfin chez les Delage et consort un changement radical d’attitude envers sa mère, morte depuis si peu. Ils allaient enfin comprendre, la comprendre.

  Pas du tout ! Evelyne  fit celle qui n’avait pas entendu et continua de parler de Berlin, du travail de SDP, de ses facultés de germaniste et de journaliste, sans doute réelles, de ses articles  etc... La Fille du Génie coupa net le panégyrique et reprit donc, mais un peu plus fort (sourde, Evelyne ?) Cette fois, sa cousine ne pouvait éluder: elle s’interrompit en effet, choquée, non par ce qui était dit, mais parce que quelqu’un(e) le disait... Et se rétablit aussitôt:
    — Léa, voyons, cesse donc de ressasser de vieilles histoires, ça ne rime à rien...» s’exclama-t-elle en s’efforçant de rire, sur un ton condescendant que FG ne lui connaissait pas. Elle bondit: elles se disputèrent, chose rare, unique même, chez les Delage qui privilégient le silence pincé, le non-dit, les piques doucereuses, mine de rien, puis la rupture «faute de temps, la vie à Paris, -ou à Dijon- que veux-tu...
    — Ressasser, ressasser ? C’est la première fois que j’en parle... Ce sera sans doute la dernière. A moins qu’il ne se soit agi d’un non-dit que toutes vous connaissiez sans en avoir jamais pipé mot ? Ce qui justifierait  a posteriori les attitudes de ma mère envers mon père… et aussi envers certaines de ses soeurs. Pas envers Manon, ni envers toi cependant, qui, ô paradoxe, étiez celles qu’elle aimait le plus... Un amour non réciproque, si j’en juge à présent... sans que jamais de son vivant rien ne fût apparu. Vous la fréquentiez, alliez chez nous, pardon, «chez Jérôme», mais, bigre, c’était tout de même aussi chez elle, non ? tout en pensant : elle a fait rater sa carrière à Jérôme ! Le pauvre, il méritait mieux, en sachant qu’il la trompait et en le justifiant... Et, à présent qu’elle est morte... quel panache... Les chiens sont lâchés... Bravo...

   FG, pour une fois lancée, scanda à l’improvisation un discours dur, quasi professionnel, comme un cours préparé, articulé, portant juste… « Ah oui ? Nous n’avions pas gardé les cochons ensemble ? Je te l’accorde pleinement, petite cousine: en effet.»

   Evelyne fut la plus forte cependant: dans une impeccable faena, elle esquiva magistralement la charge du toro furieux. Elle se souvint tout d’un coup:
     — Zut, où ai-je la tête ?», qu’elle devait aller chercher Manon à Marsannay, elle était déjà en retard:
    — Flûte, ça passe, ça passe... A bientôt, ne te frappe pas ainsi, ma chérie, la mort de ta mère, évidemment... J’en parlerai à Marie-Line que je vais voir bientôt: elle est très bien pour ça, Marie-Line, ou à Anna... Et toi, tu devrais t’en ouvrir à Régis puisque tu le vois, il y a des médicaments pour aider les gens dans de telles situations, allez, à la prochaine fois que tu passes ma chérie…»
Un rire forcé, léger, deux bises simulacre, bondissantes, rapides et pointues, inévitables,  et une «accolade» ridicule: essayant de poser «paternellement» la main sur l’épaule de FG, en raison de leurs  différences de taille, elle donna l’impression de vouloir s’accrocher à elle  pour qu’elle la porte. Elles ne se revirent plus seules à seules.

   Perfide, Evelyne cite ici tous les Delage médecins, à quelque rang que ce soit, profession certes nettement sur représentée dans la famille (pourquoi ? pour soigner leurs parents ?) Et elle se met, elle, en avant, en proposant de s’entremettre pour FG: 
    — J’en parlerai à Marie-Line… 
Or celle-ci habite Paris comme FG, et Michèle, Dijon. La proposition est donc pour le moins saugrenue. Elle pose ici à la jeune matrone secourable et bien introduite, qui, généreusement, va intervenir pour une «malade», sinon déboutée. Le «que je vais voir bientôt» comprend aussi une menace voilée: comme elle ne sait pas où en sont les relations de FG avec Marie-Line, Evelyne laisse  entendre ici qu’elle va relater cette sortie à sa manière :
    — Une dingue, enfin, une malade... Si tu savais ce qu’elle m’a dit sur les Delage, ma chérie, je n’ose, non n’insiste pas, c’est trop affreux»... devant une cousine, la fille de Lisette ! qui, déjà, peut-être, ne l’apprécierait pas beaucoup. C’est la technique que nous avons précédemment vue pratiquée par les Tantes de FG, les unes envers les autres: sur ce plan, Evelyne est dans la ligne.

   Léa se vengea à sa manière: involontaire. Par un acte manqué, une gaffe, simplement, devant Manon, mais Evelyne était présente: celle-ci parlant d’une parente revêche, pour la justifier, FG invoqua étourdiment le fait qu’ «elle avait un mari de l’âge d’être son père, la pauvre»... Irrattrapable: elle se figea aussitôt devant le sourire gêné de Manon et le rire pointu de Michèle. Tant mieux, finalement. N’était-elle pas la fille d’Ima, pour tout dire, si indigne de SDP ? Cela comporte des avantages: on ne peut même pas lui en vouloir. Dire qu’elle est le portrait de Clara, si distinguée.

   Mais il y a plus grave: Evelyne semble, comme, génération après génération, tous les enfants dans la famille, totalement sous la coupe de sa mère: Reine avait dominé Luc ; Clara, ses filles et celles-ci firent de même avec leurs enfants (Lisette, Marie-Line ; Floria, Régis). Quant à Jérôme et Antoine, ils épousèrent des femmes autoritaires qui, elles aussi, dirigèrent leurs enfants comme de vraies Delage (Tania, Anna ; Léona, Léa). Ce qu’avoue candidement Evelyne ici, c’est simplement ce que pense sa mère: une vérité de l’Evangile selon Manon. Mais celle-ci, fine et intelligente, n’expose jamais ouvertement ses positions, surtout pas sur IMA, surtout pas devant sa fille, et encore moins dix jours après sa mort. Le moment, n’est-ce pas ? est des plus mal choisi. Qu’importe: Evelyne parle pour et comme Manon, dont elle se fait le bras armé maladroit. Les nigauds sont des gens précieux: sans sa cousine, jamais Léa n’aurait su ce que pensait sa tante préférée d’Ima. Ima, elle, ne l’a jamais deviné. Elle est morte en pensant que Manon (et Floria) étaient les plus ouvertes des soeurs de SDP, celles qui l’avaient accueillie avec gentillesse, sans réserves et qui l’aimaient comme elle les aimait. Pour Floria, soit. Mais pour Manon, ce n’est pas sûr...  

   Cela confirme encore: dans cette famille, les plus rejetants, les plus snobs sont ceux qui ont le moins bien «réussi» socialement, selon leurs propres critères. Ce paradoxe fait que, blackboulée par ceux-ci, Léa eut parfois d’assez bonnes relations, quoique distantes, avec l’«élite».




            38 Festen

    Le film relate un repas bourgeois traditionnel. C’est l’anniversaire du père, âgé, un respectable pater familias, homme d’affaire prestigieux, religieux et respecté de tous, donnant dans le social caritatif, en Suède, durant lequel, au cours de son discours «classique» de voeux de bonne santé... l’aîné des enfants, qui a trente ans, vit à Paris, pratiquement sans contacts avec sa famille, dénonce les viols réguliers, pédophiles et incestueux de celui-ci contre lui-même et ses frères et soeurs, ainsi que la complicité de leur mère qui en a été le témoin et s’est tue. Les convives, interloqués durant quelques secondes au début, pris de court devant un tel manquement aux règles, continuent finalement de manger et de plaisanter comme si de rien n’était, et la maîtresse de maison, femme du monde redoutable, rétablit la situation par un discours improvisé, à la fois léger, comique, et machiavélique, dans lequel elle incrimine son fils «mythomane comme tous les artistes de talent victimes de leur géniale imagination»...  Tous applaudissent, y compris le jeune frère: c’est la victime, le dénonciateur stigmatisé qui doit sortir de la fête. Lorsqu’il revient, la vieille Grand-mère, sourde et gâteuse, qui, elle, n’a vraiment rien compris, missionnée par sa belle-fille pour chasser les miasmes, chante d’une pauvre voix cassée «Plaisir d’amour», sous les vivats des invités et du père, émus. Rien ne s’est passé. Tout est déjà oublié. Le dessert arrive.

        — Allons, rassied-toi donc avec nous» lui dit sa mère, souriante, longanime, à la fois distante et affectueuse. L’histoire finira «bien», si l’on peut dire, par la découverte d’une lettre de la jumelle du héros, qui s’est récemment suicidée, dans laquelle elle dénonce clairement, elle aussi, l’irréprochable géniteur, et qui sera lue en public par son jumeau. Une voix d’outre-tombe, qui fait frémir, la voix d’une jeune morte désespérée qui accuse sans colère. Le premier à basculer, qui entraînera tous les autres, est le benjamin, celui qui a toujours été tenu à l’écart. Ultra violent, il menace le père. Celui-ci ne s’en tirera pas: il devra partir. Mais la mère, qui s’est encore une fois magnifiquement rétablie, si: n’a-t-elle pas envoyé le dernier-né dans une  pension chic, à l’étranger, pour le protéger ? Celui-ci, ému, comprenant après coup la raison de l’abandon maternel qui l’avait tant blessé, la défendra –un peu--: elle, elle restera. Mais pour le père, rien n’y fera: elle aura beau demander son retour à la table familiale, les enfants, pour le coup ligués, le plus virulent étant imprévisiblement celui qu’elle a épargné en l’envoyant au loin, ainsi que les rares convives restés, (trouvant tout de même que trop c’est trop ou prenant le sens du vent), s’éloigneront de lui et le chasseront. Il aura fallu une morte pour qu’enfin tous écoutent. L’image finale sera celle d’un vieillard cassé, effondré, pitoyable, qui s’en va seul, sans que personne, sauf sa femme, ne le regarde partir. Encore que celle-ci, toujours parfaite, n’insistât pas:  se refusant à éprouver plus longtemps une si inutile émotion, dès qu’il aura  tourné l’allée, soudain légère, elle déjeunera de bon appétit avec ses enfants et petits-enfants, beurrant gentiment leurs tartines, penchée vers eux, s’enquérant, en bonne Grand-mère, de leurs études, de leurs jeux, sous le regard interloqué mais souriant et presqu’admiratif de son cadet: un  petit déjeuner familial classique, gai, dans le soleil printanier matinal. Rideau.



           39 Conclusion de l’enquête
                 et vue d’ensemble

   Alors Hercule ? Agression sexuelle ? Ou témoin seulement  ? Voyons le tout, Reconstituons. Imaginons les ensemble, d’abord, à partir de bribes patiemment glanées de ça de là.

  Remontons soixante-dix ans en arrière, dans la grande maison des Allées du Parc, à Dijon. Il fait froid. La vaste cheminée brûle au salon. Guiseppe l’a garnie de bûches, de planches, de tout ce qu’il entasse de ses chantiers, dans la cour. C’est un fourbi: mais on ne manque jamais de bois, et c’est gratuit. Une belle flambée éclaire la vaste salle  et chauffe tout le rez-de-chaussée. C’est Guiseppe qui l’a conçue: elle est un modèle de technique moderne, efficace, et elle a de l’allure.

   Partout aux murs, des photos de scène, certaines immenses, montrent Tantie, la Diva. Sa ressemblance avec Clara est stupéfiante. Vanitas vanitatum... Elle a, sous prétexte d’esthétique, enlevé le nom de sa sœur, en caractères gras, en bas des affiches. Les nouveaux venus non avertis se fourvoient toujours ou font semblant:
    —  C’est vous ? Magnifique » ; rire ; satisfaction dissimulée ; vanité innocente ; c’est le Jeu Classique:
    —  Presque... Ma sœur, Lise Daurey… 
    —  Vraiment, on s’y tromperait… 
    —  Mais l’on s’y trompe, toujours. Même notre  voix est identique... Enfin, je veux dire parlée, évidemment, quoique…
    — Ne soyez pas si modeste, allez, on vous a entendue dans le jardin…

   Sur un pan de mur plus discret, une jolie blonde un peu sucrée, aux longs cils bruns, la tête penchée sur le côté, semble regarder amoureusement le piano: c’est Lisette, la plus jolie dit-on parfois, des filles. Elle fait carrière à Paris, elle aussi, «dans le théâtre». Clara en parle allusivement et n’aime guère les questions à son sujet, conduisant toujours les indiscrets  vers une voie plus sûre: sa sœur, «Tosca», Lise Daurey, chez qui vit Lisette, lorsqu’elle n’est pas en tournée. 

   Un autre portrait bien en évidence, dans le hall, représente une jeune fille blonde, elle aussi, mais austère et fine, bien campée, un peu altière. Elle ne sourit pas. Cette grave Joconde semble suivre du regard les invités qui pénètrent dans la maison, et les juger sévèrement un à un: c’est Floria, qui n’est plus là, mais dont le regard demeure, sérieux, dur et cependant amène à la fois. Elle est comme l’envers de Lisette, la poupée bouclée aux vastes yeux encore agrandis par le maquillage. Guiseppe n’aime guère passer devant: il fait même comiquement un détour. Elle est à Lyon et, à présent, travaille. Clara, bien qu’elle n’en parle jamais, en est fière: c’est la plus intelligente, incontestablement, de ses filles, celle qui réussit le mieux. Mais elle ne vient jamais. C’est son tourment. Une plaie mal cicatrisée.

   Une statue, au milieu du hall, poignante, représente un soldat de Quatorze, mort ou mourant, les mains tendues en avant, comme pour implorer. C’est une reproduction réduite de l’œuvre de Jean-Baptiste Delage, prix de Rome, qui orne le monument aux Morts de Lyon. C’est, avec le piano demi-queue, l’un des rares objets que n’a pas emporté Luc au moment du divorce. Des deux côtés, donc, la famille vit sous le sceau de l’Art: plastique et lyrique. Dès que l’on entre, on en est averti. La vaste bibliothèque en noyer, au fond, précise encore le tableau: on est aussi chez des lettrés.

   La musique joue. C’est Anaïs qui est au piano. Floria, depuis longtemps, n’est plus là pour s’offusquer de ses fautes de ponctuation, mais la cadette croit parfois, tant est ancienne l’habitude, voir son portrait frémir:
   —Trois croches, voyons !... Pour les triples croches, vous repasserez. Il y a un soupir après le dièse: tu le joues comme une chansonnette... 
Elle s’en donne à cœur joie. Manon tourne les pages, en passant: depuis  la cuisine, elle suit le morceau qu’elle connaît par cœur, et, sans que sa sœur ne dise rien, elle intervient, au bon moment. Mademoiselle Esther  a toujours dit que la dernière aurait eu les mêmes dons que Floria.

Un toucher délicat et ferme à la fois, plein d’émotion subtile. Il semble que cette petite souris, qui jamais ne dit rien, devant l’instrument, se  révèle: elle sait le faire, et parfois violemment, parler à sa place. Et une mémoire, avec ça: elle retient tout, y compris les ponctuations les plus sophistiquées. Si seulement Clara ne l’avait pas toujours dérangée, avec les courses, la vaisselle, les faufilages. Et même les gros travaux: c’est très mauvais pour les doigts, les gros travaux. Une virtuose  en puissance: quel gâchis. Il en va autrement de celle du milieu. Certes, elle joue avec passion: elle tape, plutôt. Evidemment, elle a le physique. Devant le bel instrument, un Gaveau -une merveille que jamais Clara n’a voulu vendre, même aux plus sombres moments-  elle fait de l’effet. Mais quelle linotte: mi ré mi ré mi... Elle n’a jamais compris ce qu’était un allegro, une triple croche: il faut dire qu’elle ne travaille pas assez. Elle préfère aller traîner à la cafétéria de la cité étudiante, avec les copains. Les copains… Enfin, c’est de son âge. Dommage... Avec plus de constance, elle aurait peut-être pu, finalement, elle aussi: les nièces de Lise Daurey, tout de même. Ah, Floria, évidemment, c’était autre chose... S’il n’y avait pas eu cette brouille stupide…

   Anaïs est vêtue d’une robe verte que, sur sa demande, Clara lui a copiée à partir d’un modèle... de Rita Hayworth dont elle avait arraché la photo chez le dentiste, dans une revue de cinéma: avec ses cheveux roux, le résultat est époustouflant.
    — Hein ? Je pourrais passer pour elle, non ? Tu ne crois pas que...» demanda-t-elle, en se regardant, satisfaite, devant Clara souriante, dans le grand miroir de l’entrée.
     — Avec dix centimètres de plus, peut-être...» coupa tranquillement Manon, indignée que sa sœur, pour satisfaire sa vanité, ait imposé un tel surcroît de travail à leur mère. 
     — Je te ferai la même en bleu, si tu veux, puisque tu es brune, toi, comme moi...» rétorqua celle-ci, conciliante.
     —  Non merci... Ca ira comme ça...

Ces petites histoires, sans que l’on ne s’en rende compte  sur le coup, marquent définitivement: quarante ans  après, Manon parle encore de l’égoïsme de sa soeur qui accaparait leur mère, ne se souciant pas des longues soirées que celle-ci passait à lui «coudre ses falbalas». Elle déplore aussi son propre héroïsme qui la fondait à se contenter des vêtements dont son aînée ne voulait plus. Sur cette tragique et éternelle question, toujours débattue dans la famille, SDP a une position mitigée: Clara aimait, dit-il, habiller Anaïs ; il n’était pas besoin de la solliciter. Par contre, Manon, trop maigre et trop petite, et surtout totalement, comme Floria, dépourvue de poitrine, mettant moins bien les toilettes en valeur, la décourageait quelque peu, sans que jamais rien ne fût exprimé. Anaïs la valorisait en tout, dans ses talents de créatrice de mode, et dans ses capacités de cordon bleu, ce que ne faisaient ni Manon ni Lisette ni même Floria: indifférentes à la nourriture, elles mangeaient peu, distraitement, oubliant l’instant d’après ce qu’elles avaient eu dans leur assiette… (Anorexiques ? Tiens...) Anaïs est aussi la seule à ne pas avoir été trop fluette: elle se surveillait, du reste, car elle aurait eu tendance, comme Clara, à s’étoffer. C’était la seule de ses filles qui lui ressemblât, même sur ce plan, en effet. Une autre similitude, fondamentale, n’était jamais mentionnée, sauf par Guiseppe, plus nature, que personne n’écoutait: Anaïs, elle aussi, avait le goût des plaisirs sensuels, ce qui apparemment n’était nullement  le fait des trois autres qui ressemblaient plutôt à leur père. Cela transparaissait, éclatait dans tous ses gestes, ses attitudes, sans gêne ni ambiguïté: cela expliquait la cour d’admirateurs dévoués qu’elle traînait derrière elle. C’est un autre de ses nombreux points communs avec Clara  et sans doute le principal... Dont on ne parle jamais.

Manon se maria assez jeune, et, comme elle l’avoua à FG -avec fierté, du reste-, elle n’eut, dans toute sa vie, que l’unique Eric, rencontré au cours d’un bal (populaire !) du Quatorze Juillet: pour une fois, elle était sortie, avec Sophia et Marc comme chaperons  distraits. Floria affirme  que ce fut probablement le seul, l’unique bal de Manon: le vol nuptial de la reine des abeilles. Le bourdon-Eric, de cinq ans plus âgé, était  presqu’aussi petit et maigre qu’elle, -ce qui pour un homme était exceptionnel- mais fort bien fait et même plutôt beau. Il avait sans doute éprouvé des difficultés à trouver une femme de sa dimension: au bal, il dut la repérer immédiatement pour ne plus la quitter, jamais. De plus, quoique trop plate, elle était assez  jolie, cultivée et douce, du moins, elle le paraissait. (Une fausse douce, nous l’avons vu.)
Il  était alors étudiant à ce qui ne s’appelait pas encore l’ «IUFM», l’Institut de Formation des Maîtres du Technique mais en faisait fonction: il eut son poste à la fin de l’année. Ils se fiancèrent aussitôt, se marièrent dès qu’il fut nommé... et habitèrent toute leur vie dans une aile de la maison familiale inoccupée que, fils unique et prévoyant, il avait commencé, sans rien dire à  personne, à aménager, dès qu’il l’avait rencontrée. Il était menuisier de formation. Sa famille, socialiste depuis des décennies, fit quelques difficultés, qu’il éluda à sa manière: habile, discrète, douce et retorse à la fois. Il dut probablement ferrailler. Gagna-t-il ? FG ne le sait pas. Ce fut sans doute un: «un» à «un». Elle imagine les propos venimeux, faciles: Clara était une belle -trop belle, non ?- femme qui, divorcée, aurait «fait la vie»: telle mère, telle fille…
    — Et ces milieux artistes, on sait ce que c’est...»
Et puis, elle était Catholique, et de plus, fervente: donc, peut-être, de droite ? Pour ces libres-penseurs, cette circonstance aggravante la rendait encore plus suspecte:
     — Des hypocrites et des cul bénis qui se croient sortis de la cuisse de Jupiter…»
L’orage passa. Complètement ? Qui sait ?  Eric, sous ses dehors timides, savait parfois se faire respecter, mais, devant son terrible et minuscule père, il semblait aussi un enfant confus. Semblait.

SDP, en tout cas, eut un assez mauvais souvenir des beaux-parents de sa sœur. Revenu d’Allemagne, il vint la voir sans la prévenir. Ne la trouvant pas, il fut reçu en attendant, «à côté», plutôt fraîchement, par un aréopage de microscopiques Muller, oncles, soeurs, cousins, souvent présents... fort réprobateurs, qui ne s’enquirent même pas de ce qu’il avait vécu durant ses cinq ans d’absence. Puis, Manon arriva, et, laissant la lilliputienne série Muller mécontente dans sa «moitié de maison», ils passèrent «chez elle», dans l’autre partie, et tout s’arrangea. Un impair de SDP ? Cela semble peu probable. S’ils ne se montrèrent  jamais ouvertement blessants envers Manon, fort aimée d’ Eric, et fort aimante, ces faibles voulurent-ils en revanche décharger leur ressentiment sur le jeune frère récemment survenu ? SDP n’en dit rien. Il ne convient pas de mettre de l’huile sur le feu, même s’il n’y a pas de feu. Manon fut heureuse. Peut-être y mit-elle de la bonne volonté.

    Anaïs s’est maquillée: c’est interdit, mais, si c’est discret, Clara fait comme si elle n’avait rien vu. Ses petits pieds impatients frappent durement les pédales: le son est fort, faute d’être très mélodieux. Jérôme fronce les sourcils. Quel boucan... Ce n’est pas Floria, la virtuose. Que fait-elle, Floria ? Elle leur manque, sans qu’ils n’en parlent, sans même qu’ils se l’avouent, pour ne pas peiner Clara. Elle pleure encore, le soir, parfois. Tant d’années après.
Guiseppe somnole dans son fauteuil. Il la regarde vaguement.

Pas mal, la mâtine: c’est un modèle réduit  de Clara. Clara jeune... Rouquine. (Clara telle qu’il ne la connaîtra jamais). Mais une mijaurée. Et question piano, zéro... Dire que son Iranien s’émerveille: il faut qu’il soit salement amoureux, le bougre... Et il a une sœur qui joue, paraît-il, là bas, dans son bled: foutaises.. Il ne baderait pas devant ça s’il avait un tant soit peu l’habitude d’entendre jouer...

    Hussein va venir, comme tous les mercredi et vendredi: c’est réglé. Jérôme  a
préparé la partie d’échecs: cette fois, il compte bien le vaincre, le bel Iranien de sa sœur. Un matheux: mais Jérôme n’est pas mauvais non plus. Il travaille comme clerc de Notaire, et prend des cours de droit, à la faculté. Quel paradoxe: lui qui a tant insisté pour quitter le Lycée Carnot, autrefois, parce qu’il se sentait mal à l’aise parmi ses condisciples, enfants de riches, le voilà dans une des Universités les plus snobs qui soient... Il ne possédait pas la casquette ad hoc. Clara, jamais en peine, lui en avait achetée une, bon marché, au Coin du Miroir, mais le résultat fut pire encore: c’était une casquette de marin à laquelle elle avait simplement ôté le pompon... un drame, souvent réitéré, qui décida à jamais, ensuite, de toute sa vie: SDP, malgré des capacités évidentes, n’a donc pas pu étudier normalement.

    Il essaie de se rattraper à présent, lassé de voir son patron lui faire exécuter son travail pour  empocher, lui, les honoraires à sa place. Celui-ci, un grand bourgeois hautain, dans Dijon, ne le salue même pas. C’est une tacite et absurde convention qu’il a imposée à ses clercs: s’il se trouve près de l’Etude, il leur adresse alors un léger mouvement de la tête, en réponse à leur lever de chapeau. Mais passé un périmètre qu’ils n’ont jamais pu clairement définir, il n’y a plus de salut: si un étourdi ose se découvrir, voire murmurer un discret «bonjour, Maître», celui-ci glace d’un simple clin d’œil l’impudent qui a dérogé: une mouche dans un bol de soupe. Puis, comme si de rien n’était, le lendemain, à l’Etude, le salut de Maître du Jardin répond à nouveau, tout naturellement, à celui, inquiet, du malavisé de la veille. Jérôme, hypersensible, en est blessé. Un jour, volontairement, ce tout jeune homme très conformiste ose un acte inouï dans l’histoire du Cabinet Notarial du Boulevard du Lac: il ne salue pas Maître du Jardin au sortir de l’étude, en plein dans la zone franche. Il s’attendait à être renvoyé: mais baste, à ce moment-là, ce n’est pas le travail qui manque. Le lendemain, rien. Les autres jours, rien non plus. La vie coule: l’histoire est oubliée ? Non. Longtemps après, au carrefour du Miroir, éloigné de l’Etude d’un bon kilomètre, Maître du Jardin le voit. Jérôme tourne la tête ailleurs: on est, sans aucune ambiguïté, en pays de non reconnaissance. O stupeur: venant ostensiblement vers lui, le Notaire lève alors, d’un grand mouvement de bras, son chapeau, et lui envoie un :
   — Bonjour, Monsieur le troisième Clerc», avec un parfait naturel. Jérôme,  interloqué, ôte à son tour le  sien, et répond: 
    — Bonjour, Maître».

   A partir de ce jour, il n’y eut plus de zone d’ignorance. Que s’est-il passé dans l’esprit de ce hobereau de province ? Qu’est-ce qui l’a conduit à abandonner si radicalement un comportement humiliant qu’il avait adopté depuis des décennies, sans que jamais rien ne soit dit ? Le tranquille courage de ce tout jeune homme qui avait osé ne pas le saluer... et qui l’avait laissé, lui, se découvrir machinalement... sans broncher ? Son clerc s’était simplement comporté ce jour-là  envers lui comme lui même le faisait de tout temps envers tous, peut - être sans y penser. Maître du Jardin, Catholique fervent, était-il, au fond, un juste, qui sut faire amende honorable, fût-ce intérieurement ? Jérôme lui a-t-il simplement dévoilé silencieusement l’arrogance de sa propre attitude, ainsi que le désarroi et les humiliations qu’il infligeait à son personnel ? L’affaire fut réglée.

Un tel geste, dans une petite ville Balzacienne où tous fréquentent obligatoirement les mêmes lieux est cependant courant: certains Notables ou se voulant tels adoptent sans faillir une réserve de bon aloi qui confine à la cécité pure et simple vis à vis du vulgum pecus, la distance symbolique qu’ils imposent entre eux et le reste de la société étant inversement proportionnelle à la proximité physique et même sociale de la Caste avec la plèbe. Lorsque, ensuite, certaines professions obligent à la côtoyer, qu’il s’agisse de clients ou d’employés, ces Germantes, sans sourciller se comportent comme si de rien n’était... Une telle attitude ne se conçoit pas dans des pays où le féodalisme, prégnant rend impensable toute intimité réelle entre les groupes sociaux: un Libanais saluera chaleureusement un vassal rencontré par hasard dans Beyrouth sans craindre de s’abaisser: de toutes manières, cela ne se peut pas. Maître du Jardin, par contre, savait, lui, le peu de distance qu’il y avait entre de jeunes licenciés en Droit et lui-même, qui n’avait sans doute pas davantage de diplômes: il convenait donc de poser clairement ses marques et de n’en pas bouger si l’on ne voulait pas être aspiré.

   Jérôme aime son travail. Maître du Jardin, sourd, âgé et cacochyme, l’a chargé du divorce bon marché, pressentant chez ce beau jeune homme, consciencieux, pensif et soigné, sa forte puissance de séduction vis à vis des  femmes. Cela marche plutôt bien. Il est monté en grade: troisième Clerc, à son âge, il fait des envieux. «On» le réclame. Certaines riches clientes ont même eu la naïveté ou le front de demander au Patron stupéfait:
     — Votre jeune collaborateur n’est-il pas là, Maître ? C’est lui qui a déjà suivi mon dossier, comprenez-vous…» 

   Maître du Jardin comprend: il lui suffit de se regarder dans un miroir. Jérôme a été augmenté: pas trop tout de même. Elles sont contentes de lui, elles l’appellent «Maître» ou «cher Maître» pour les plus hardies, il ne les détrompe  pas, ordre donné oblige. Il joue pour elles les rôles mêlés de psychanalyste, ami courtois et homme de loi. C’est peut-être de cette expérience que Jérôme tirera sa facilité de contact avec les femmes, par la suite. Ou l’inverse. Sa carrière de séducteur commence sans doute ici. Qui sait si quelque belle récente divorcée en peine ne l’a pas rondement mené jusqu'à la brasserie Georges, ou même  chez elle ? Mais le salaire de clerc est mince... Jérôme va donc à la Faculté. Il sera Notaire à son tour. Ou avocat. Il réussit, s’y plaît: il n’y restera pas. Que se passa-t-il encore ? N’avait-il pas, là aussi, la bonne casquette ? Jérôme n’a jamais la casquette  qu’il faut, ou du moins il le croit: c’est ainsi qu’il ne finit jamais rien. Même ses enfants, plus tard, il ne les «finira» pas. Ou bien rencontra-t-il Léona trop tôt ? Peut-être. Sa famille le pense. Leur fille, elle, du parti de sa mère, le nie: Léona ne fut qu’une révélatrice. Cela remonte à plus loin. Sans doute.

Ima, fervente Communiste ne se souciait pas d’avoir un mari avocat: chez elle, cela ne se faisait pas. C’est ainsi qu’elle préféra un mari mineur: une question de snobisme, en somme. On le lui reprocha. Peut-être à juste titre ? Jérôme, tatillon, un Code Civil à la place du cœur, était plus doué pour la Magistrature que pour la Mine. Il fit un moyen terme: journaliste, puis il fonda une petite entreprise... qui réussit fort bien... et qu’il fit plus ou moins capoter ensuite, forcément.

   Le piano joue toujours. Guiseppe chantonne vaguement. Parfois, il accentue malgré lui certains passages mal joués, corrigeant la mélodie. Il regretterait presque ce bâton merdeux de Floria lorsqu’il entend Anaïs écorcher à ce point Verdi. Tosca...

Santa Madona ! Mais elle est mieux à Lyon avec les deux vieilles chipies: toutes les histoires qu’elle faisait ! Qui se ressemble... Et Clara, toujours faible, comme amoureuse de sa fille, n’osant rien lui dire, jamais. 
     —  Je lui dirais seule à seule, pas devant toi, ça envenimerait les choses.»
Tu parles si j’y crois. Clara qui la justifiait presque. La garce. Elle est si faible, Clara, pour ses enfants. Pour qui elle se prenait, cette petite merdeuse ? Dix-huit ans à peine et déjà des airs de vieille Marquise outrée... Son père... Va te faite fiche, son père: il l’a bien laissée tomber, son père. Tant mieux, du reste. S’il n’en voulait plus, les autres, ils n’en étaient pas dégoûtés, de Clara. Même avec ce bâton merdeux, toujours derrière elle, à la regarder comme si elle avait été la Sainte Vierge... Même avec ses moqueries envers tous. Que l’on comprend pas, en plus. Et autoritaire, avec ça.
     — Vous n’êtes pas mon père et n’avez rien à me dire…»
Pardi. Et avec quoi qu’elle vivait, la Marquise?
     — Maman travaille.»
Oui. Du reste, il vaudrait mieux qu’elle arrête, la Clara. Elle est fatiguée, à son âge. Mais les petits cours, les livres ? Un par jour, qu’il lui en fallait. Comme une drogue:
     — Comme vos cigarettes.»
Toujours le mot pour me faire manquer, devant sa mère. Ses livres ! A peine achetés, aussitôt dévorés: une ruine pour le Guiseppe. Ah oui, elle pouvait en avoir, des Prix d’excellence, avec l’argent qu’elle bouffait. Et ce geste colère de me rendre ce gros bouquin, comme si elle avait été Tosca, en me disant d’en profiter si je le pouvais. Je sais pas lire, en Français, la garce. Elle l’avait bien dévoré  avant, elle, pas folle.
     — Faut-il aussi que je vous rende ma tête ?»
 Et le petit frère qui a ri.
     — Sainte Lucie» qu’il a dit. Ca veut dire  quoi, Sainte Lucie ? Clara m’a raconté... Une histoire de Romain, encore. Une Sainte qui s’est arraché les yeux pour les offrir au gugus qui allait la faire dévorer par ses lions:
     — Vous avez de beaux yeux» qu’il lui avait dit.
En quoi dire à une gonzesse qu’elle a de beaux yeux peut la mettre dans un état pareil ? Clara a ri. Encore. Toujours. Je passe pour un con ici. Ce geste de me dire :
    — Mon chéri, tu es adorable» comme si j’avais été son caniche... Adorable ? Et respecté, elle y pensait, la Clara ? 
    — Il voulait coucher avec elle, le gugus, comme tu dis, et lui épargner les lions si elle y consentait. Il voulait l’acheter...
Je vois encore pas le rapport. Moi, je voulais pas acheter Floria. Qu’est-ce que j’en ferai ? Et j’ai jamais voulu la faire bouffer par des lions. Ils auraient pas eu grand chose à boulotter, du reste, les pauvres bêtes. Quoique, si elle s’arrangeait un peu...
    — Elle a voulu lui dire non: se détruire, pour le dégoûter...»
Les gonzesses ! Y a quand même d’autres moyens de dire non à un gugus que se s’arracher les yeux:
    — C’est un symbole, justement».
Je vois toujours pas le rapport:
    — Floria voulait dire que, même si elle avait lu, étudié, appris grâce à toi, elle ne t’appartenait pas: sa tête était à bien elle. Elle ne voulait pas faire comme Sainte Lucie.»
 EIles me fatiguent: après les chantiers, il faut encore s’intéresser aux Romanos. Des histoires de gonzesses, que la Madone me pardonne. Enfin, une de moins. Je le sais bien, que je suis pas son père, je m’en voudrais: une pimbêche comme ça. Justement, on l’a bien vu, que je suis pas son père. Bon... J’ai peut-être déliré. J’étais rond, enfin... Qui sait si, à  force, elle aurait pas fini par me faire partir ?... Clara m’a regardé d’un drôle d’air: j’ai quand même eu chaud. Et elle a plus fait de polenta pendant longtemps. Tant pis, ça valait le coup.
Madame Derpas a raconté à Sophia qu’elle avait quitté les deux bigotes pour vivre avec une femme. Ca alors ! Tiens tiens...(Il rit intérieurement). Elle a rien compris, évidemment, Sophia. Elle comprend jamais rien, la pauvre petite. Comme Marc: c’est pas étonnant, au fond. Qui se ressemble... Une femme ! (Il rit encore, émoustillé. Il imagine). Clara le sait pas. Je vais le lui dire... Non, ça lui ferait de la peine: elle serait capable de dire que c’est de ma faute. J’aurais dû y penser, par la Madona: si sèche, si plate, si dure. Même pas de seins, je sais,  j’ai touché: rien. Un homme. On croirait pas la fille de Clara. Et sa voix, quand elle parle ! Pas quand elle chante, ça non. Elle est douée pour la musique, il faut dire. Mais ce ton ! Elle vous ferait rentrer sous terre. C’est pas une vraie femme, ça, même à dix-huit ans. Bien fait. Eh oui: sale Métèque ? Je pourrai lui répondre: sale Gouine. (Ca, il le retient pour la prochaine fois: mais il n’y aura pas de prochaine fois). Elle en a de bonnes, avec sa culture, ses grand airs: ça lui a pas donné un cœur pour autant. Mais, au piano, elle jouait bien, c’est une justice à lui rendre. Pour ça, elle avait un don. Elle manque un peu.

   Clara est à la cuisine. Elle a préparé un gratin de courgette comme elle seule sait le faire. L’odeur embaume. En l’honneur de Hussein ? Guiseppe bougonne. 

Il est aimé, ici, l’Iranien... Y a pas à dire.  Et les questions… et l’Iran...  et comment que c’est...  et le climat... et la médecine, et tout... Et dites-moi  «je t’aime» en Farsi, qu’on voie le son que ça fait... Madona, elles en sont toutes amoureuses, ces ragazze. Jamais elles m’ont rien demandé à moi sur l’Italia. Toutes les mêmes. Il suffit qu’il y en ait un qui la ramène, qui arrive de loin, un Prince celui-là, enfin il le dit, elle vise haut, la mâtine, et les voilà pâmées. La religion... Ouais... Moi, à la place de Clara, je me méfierais. Elle le lui a dit, Lise.
Il faut reconnaître, elle ne se prend pas pour une crotte, mais quelle voix... On se damnerait pour cette voix. Elle vous passer des frissons partout. Oh, la prière de Tosca: «Lise Daurey, inoubliable dans le rôle». Il fallait la voir, pendant sa saison, ici. C’est pas faux. Elle les regarde tous comme s’ils étaient des minus, pas plus moi que les autres, du reste: bravo, ça leur montre comment ça fait. Elle le lui a dit, à la Clara: ces Iraniens, c’est terrible, avec leur religion. Elle en connaît un qui est chef d’orchestre. On le dirait pas, à le voir, mais chez lui c’est une vraie teigne... Hussein, c’est pareil: si poli, si gentil. Hypocrite sans doute. Chez eux, ils changent, comme elle a dit, Lise, surtout dans leur bled. Et avec les femmes, ils sont dingues... Si elles trompent leur mari, ils les tuent… Avec la Anaïs, il aura de quoi faire, l’Iranien (il rit)... Il suffit de la voir pour comprendre qu’elle est pas faite pour la fidélité, la ragazza. Le feu au cul, oui, ça promet… Ici, ils font semblant de rien, gentil et tout, pour se faire bien voir. Faut dire qu’elle est pas mal, la garce. Il a l’air d’en avoir rudement envie. Elle aussi: ils se gênent même pas devant nous.
Ca sent bon. Clara a du mettre de la coriandre. Comme la mama. Ah, l’Italia..

   Manon apporte les assiettes. Sophia, les bouteilles: du chianti. Ses enfants sont enfin couchés, au premier, dans l’unique chambre qu’elle partage avec Marc. Ils vivent  tout près, dans un minuscule appartement où ils sont encore plus à l’étroit qu’aux Allées du Parc: mais, pendant les vacances scolaires, ou en n’importe quelle occasion, ils se réinstallent chez Clara. C’est plus pratique. La jeune femme est lasse: Denis a été malade toute la nuit.

Décidément, ils mettent les petits plats dans les grands. Marc va rentrer. Où est-il ? Encore au café ? Quand on pense que Clara me reproche de boire: si elle regardait son Marcou, seulement. Oh, elle le regarde, mais avec des verres déformants. Ou plutôt reformants. Et Sophia. Pauvre petite, tout de même. Italienne, abandonnée toute enfant, et à présent la voilà avec ce balourd d’ivrogne et tous ces marmots, un par an...  Parti comme il était, il lui en aurait bien fait bien dix, le benêt. Dire qu’il a fallu que ce soit moi qui lui explique. Et on a le même âge !

   Deux pensionnaires attendent dans le petit salon: un voyageur de commerce, qui est là pour une semaine seulement, et un habitué, veuf, retraité de la SNCF, qui ne se gêne pas pour faire les yeux doux à Clara. C’est comme un jeu, que Guiseppe n’apprécie pas.
Celui-là, vivement qu’il dégage. Pour qui il se prend, le pépé ? S’il croit que je peux pas entretenir Clara, et même sa marmaille de gommeux, il se trompe. Le prochain
    — Chère Madame, vos beaux yeux me font…»
Enfin je sais pas quoi... Je lui en colle un sur le nez. On le verra, si ses beaux yeux lui font quelque chose quelque part... Une citation, qu’ils disent. C’est facile: je connais pas. Je m’en fous: il a qu’à citer autre chose, ce pédé. On est jamais tranquille ici.

   Sophia les sert à part, comme chaque fois qu’il y a des invités. Clara, tablier enlevé, prestement recoiffée, trouve le temps d’aller les voir, souriante, comme si elle sortait d’un salon, afin de leur demander si tout va bien.

Elle est comme ça, toujours à s’inquiéter, ou à pêcher les compliments:
     — Merveilleusement, comme toujours»...
Et va te faire voir la prostate, vieux con..
    — Merveilleusement, comme toujours...»
Enfin, c’était pas: «vos beaux yeux…» sinon... Tant que c’est que la bouffe, y a rien à dire. C’est son boulot à Clara. Rien à faire pour qu’elle arrête. Une mule. Et pourtant... Ils sont tous débrouillés, maintenant, ses gosses. (Il rêvasse).. Lisette... chante le zin zin  ou... (il rit intérieurement) Lisette, si mijaurée, la bouche en cul de poule... et on dit pas AU coiffeur, mais CHEZ le coiffeur... et on met pas les coudes sur la table... et on fait pas de bruit en mangeant... Lisette... C’est à pas croire, Lisette.... danse à poil ! Ca, je voudrais bien le voir... (il rit) Oh, mais que je voudrais le voir, Madona, pour rigoler un coup... Ca doit lui aller comme des lunettes à un canard. Bon... Mais ça me regarde pas, après tout, elle se débrouille ; le Marcou, malgré tout, travaille ; l’autre bâton merdeux, aussi, même qu’elle gagne bien, à en juger par les cadeaux qu’elle leur envoie ; Anaïs va se marier avec son Prince ; le petit gommeux bosse aussi, je vois pas pourquoi qu’elle se crève, la Clara, maintenant. Ils sont élevés, ses lardons. Grâce au Guiseppe, mais ils le sont. On pourrait filer à Rome...

   Guiseppe rumine. Il a des soucis, mal au dos. Il est sur un chantier difficile: une sous-pente où il faut se tenir accroupi toute la journée ; un client toujours derrière ses ouvriers ; la grève qui menace. Ce ne serait pas la première qu’il essuierait. A chaque fois, il y perd des plumes. La dernière sera la bonne, craint-il.

 Giovani a exigé une augmentation... Il a pas tort, mais enfin, le devis est fait. Ce sera pour ma pomme. Il est en train de monter Giuseppe contre moi, s’il croit que je le vois pas. Il s’en fout en plus, que je le voie. Si l’autre marche, ce sera tous qui suivront. Le bordel. Un caractère, le Gino: mais impossible de se passer d’un tel plâtrier. Un plafond en cinq set, Madona, comme un jeu, en chantant Tino Rossi, et pas une éclaboussure, une gamate à s’y mirer quand il a fini. Il faudrait l’augmenter discrètement: mais avec cet anar, dès qu’il l’aura, son fric, il va le dire aux autres pour qu’ils réclament aussi. Dire que j’ai dû finir à toute vitesse son mur, juste pour leur montrer qu’il était  pas unique, indispensable. Parfait, d’accord, mais mon dos, à présent. Clara a pas fini la comptabilité. Je vais lui demander si c’est possible de leur coller à tous un peu plus... Qu’ils me foutent la paix. Je vendrai la Mercedès. On achètera une Ford. Mais ces charges, ça me tue…
    — Ca va le patron ?» qu’il m’a dit en partant, dans son sicilien ridicule. Ils rigolaient tous, derrière lui. Il faut faire celui qui marche droit, qui peine pas. Les ouvriers...  

   Il réclame un apéro, un Kir. SDP, pincé, lui dit que c’est presque servi.
    — E bené, justement, è per commencer... »
Jérôme va répliquer mais Sophia, vivement, s’empresse de le lui apporter.
   — Comment ça va, avec Maître du Jardin ?» demande aussitôt Clara à son fils pour distraire son attention.
   — Très bien !» gronde Jérôme, qui se plonge ostensiblement dans un livre de droit.
   — Et Hussein ? -s’inquiète Anaïs, entre deux morceaux- on ne l’attend pas ?
   — Ca lé fera vénire, ton chouchou... J’ai famé, moi...» gronde Guiseppe.
   — Je vous interdis de l’appeler ainsi » crie Anaïs.
   — Té, la merdeuse, tou as niente à interdire.
   — Maman, dis-lui, je te prie...» proteste-t-elle, claquant le rabat du piano. Clara, détournant la conversation, s’enquiert, faisant mine d’être en colère:
   — Et Marc, à la fin ?

   Jérôme rétorque qu’ils n’y sont pour rien si Marc n’est jamais à l’heure. Sophia se force à sourire:
   — En ce moment, à la Mairie... Ca va être les élections... 
   — Deve être en train dé sé bourrer la gueule commé d’habitude, allo Coin dou Miroir... » affirme Guiseppe, posément, en toisant Anaïs.
  — Je vous en prie, Monsieur Guiseppe…» supplie Sophia, les larmes aux yeux.
  — Pardoné, pétité.. »
Syvio, devant la jeune femme, Italienne d’origine comme lui, se radouci toujours. Le carillon mélodieux, enfin, sonne. Jérôme va ouvrir. C’est Hussein. Un bouquet à la main, pour Clara: roses et jasmin.
  — Pardon à tous pour mon retard: à l’hôpital, on a eu de l’imprévu. Un enfant à plâtrer d’urgence, juste au moment où ma garde finissait. Je suis désolé. »
  — Ce n’est rien... Il ne fallait pas -s’exclame-t-elle, confuse- C’est de l’argent dépensé pour... enfin, pour beaucoup, mais... »
Anaïs toise sa mère.

Cette façon de recevoir, vraiment... Si élégante parfois, Clara manque à certains moments, étonnamment de tact. Il faudra lui expliquer comment l’on reçoit des cadeaux. Sans les déprécier, ni les magnifier:  légèrement, mine de rien. Elle a l’air impressionnée par Hussein, car jamais elle ne se montre ainsi d’habitude.  Toujours légère, détendue, parfaite. Un  Prince, évidemment. Mais, même s’il s’agit d’un Prince, cela ne change rien. Au contraire.

   Anaïs a compris seule les règles de la politesse et de l’ascension sociale, les suit naturellement, et n’est nullement impressionnée par quiconque. Elle a raison: cette jeune fille de dix-huit ans vaut n’importe quel prince, le sait, et ne le laisse pas ignorer. Clara  l’admire. C’est sa fille, la mieux de toutes, enfin, à part Floria... Celle qui est à l’aise partout. Elle ira loin. Hussein s’installe. Elle a attaqué l’hymne à la joie en son honneur. Sa gaieté l’entraîne à taper de plus en plus fort: Hussein, amoureux, est ébloui.
   —  Magnifique, Anaïs... Sublime... »
   — Un kir ? » demande Clara.
   — Avec plaisir... Puis-je vous appeler belle-maman à présent ? Cela, comment dites-vous en Français ? ne fera que... prévenir ?... »
Anaïs a cessé de jouer, sur un final approximatif. Elle s’est retournée.
    — Anticiper -rectifie Clara en riant-: prévenir est un terme médical. Déformation professionnelle.»
   — Anticiper la... comment dites-vous ? Vérité ?»
   — Réalité» corrige à nouveau Clara, émue.

   Belle-maman ! Hussein, décidément, ne recule devant rien pour se faire bien voir. Clara a alors une réaction étonnante, qui fera l’admiration d’Anaïs:
    — Non, Hussein: cela me vieillit trop. Mais maman, si vous voulez, avec plaisir.»
    — Eh bien, maman, merci de m’autoriser à porter ce doux nom…
    — A vous faire porter» reprend à nouveau Clara, en veine pédagogique.. Un toast. Guiseppe, oublié dans son coin, réclame:
    — Maman, passé m’en oun altré... » minaude-t-il, imitant Hussein  en insistant sur le «maman».

   Anaïs rit: un rire un peu crispé. Hussein ne se démonte nullement:
    — Et vous, Monsieur Guiseppe, m’autorisez-vous à vous appeler beau-papa ? »
Guiseppe est un instant interloqué. Il n’est guère habitué à ce que l’on s’intéresse à lui, et, pris de court, semble figé. Tous se taisent, un peu inquiets. Que va-t-il pouvoir trouver de désagréable à répondre ? Une mouche vole. Mais... Oui, ma parole. Il ne dit rien. Il est ému. C’est à ne pas croire. Guiseppe ! SDP l’observe du coin de l’œil. N’est-ce pas une larme ? Il se mouche et pose son mouchoir sur la table.
    — Moi, ici, io né souis pas grandé cose, mon gars, mais sè tu veux, topé là, fistoné… 
Et il se lève et envoie à Hussein une énorme bourrade dont on ne sait si elle est ironique ou si elle vise à détourner l’émotion, suivie d’un serrement de la main que lui a imprudemment tendue son jeune beau-fils. Ironique ? Troublé ? Il serre un peu trop fort sur la chevalière. Le jeune homme, réprimant un léger mouvement, sourit tout de même bravement. Il ne convient pas de passer pour une lavette devant Anaïs. Elle s’interpose aussitôt pour le protéger:
    — Attention à ses mains: un  chirurgien, pensez un peu... 
    — Merci, papa…
Hussein a fait un léger clin d’œil à la jeune fille, comme pour lui dire: « tu vois, ce n’est pas compliqué... Même Guiseppe, on peut savoir le  prendre...» Guiseppe a rempli son verre à nouveau et dans son trouble, il n’a pas pensé à resservir le «fistoné ». Anaïs s’en charge. Un bruit de vaisselle: Manon, à la cuisine où elle tourne la salade, a cassé quelque chose. Clara se lève, toujours souriante, un verre à la main pour celle-ci. Son repas a bien commencé. «Maman» et même «papa», ce n’est pas rien.
   — Allez, à table...
Une chaise est vide: Marc n’est toujours pas là. Sophia semble triste. Est-ce possible, ce que lui a dit hier Madame Derpas ?

    — Marcou, on l’a vu avec une autre, le soir, une secrétaire de la Mairie. Bien placée. Mariée, en plus. Je te dis ça pour toi: méfie-toi des hommes. Quand on a tant d’enfants, ils croient que l’on ne peut rien dire, ni faire. Ne te laisse pas marcher sur les pieds, petite...»
Comment peut-il lui faire «ça» ? Puisque c’est ainsi... Tant pis, il l’aura voulu. Les enfants n’empêchent rien... Elle a raison, Madame Derpas... (Il lui suffit de se regarder dans une glace: c’est une magnifique jeune femme et, malgré sa douceur, ne l’ignore pas). Elle se vengera.

   — Peut-être retardé par son travail ?»  suggère Hussein légèrement, avec la douce hypocrisie Orientale si commode en société.
   — Sans doute...» rétorque Anaïs, sérieuse, comme si Marc était un important surchargé, sans cesse  sollicité. Guiseppe s’apprête à parler. On devine trop bien ce qu’il va dire:
   — Y avait  un trottoir à balayer d’urgence ou des affiches à coller très  haut»...
Ou quelque chose de ce goût. Clara, revenue à toute vitesse de la cuisine avec le saladier, le lui met aussitôt dans les mains:
   — Allez, Papa, sers nous tous…» dit-elle, accentuant le «papa». Il s’exécute. L’esclandre est évité. Provisoirement.

   Monsieur Duchamp quitte le petit salon.
   — Ma chère Madame, c’était di-vin...»
Salutations rapides. Il passe directement au fumoir, afin de ne pas les déranger.
   — Mon vice, ma chère: je ne veux pas empester tout le monde ici. Et il y a le nouveau Canard enchaîné qui m’attend: mon autre vice.»
Le voyageur de commerce sort à sa suite et monte se préparer: il a rendez-vous.
  — Espérons qué cette fois, ça marchera, pauvré uomo...» commente Guiseppe, pour une fois sans grossièreté. Monsieur Salomon cherche l’âme-sœur depuis des années, par petites annonces. C’est un jeu entre eux de deviner qui va se présenter à la brasserie Georges ce soir. Une jeune ? Une vieille ? Une riche ? Une aventurière ? Clara a des principes: elle refuse que ces dames viennent ici, même au fumoir. Du moins au début. Après, si cela devient sérieux, c’est une autre affaire: elle ouvrira la chambre double louée au jour, et demandera un supplément, évidemment. Ou alors, elle perdra un client, si la belle a un logis en ville. Marc arrive au moment où Monsieur Salomon, embaumant l’eau de toilette, ouvre la porte pour sortir.
   — Eh bien, que t’est-il arrivé ?» s’exclame Clara, avec un regard vif sur Guiseppe.
   — Excusez-moi, tous, et vous, Hussein: une charrette...»

   Sa voix est pâteuse, et il ne tente  même pas  d’inventer quelqu’histoire plausible: Marc n’a pas d’imagination. Et surtout, il a faim. Il embrasse distraitement Sophia, qui lui a tendu rapidement une  joue un peu distante.
   — Charrette ?» demande à mi voix  Hussein à Anaïs.
   — Du travail...» traduit-elle.
Sophia sert copieusement le nouveau venu. Il ne pense même pas à la remercier et dévore, comme s’il voulait rattraper les autres.
   — C’est bon, mon Marcou ?» lui demande Clara, attendrie par son appétit. Devant son fils, son élégance naturelle (ou acquise, qui sait ?) est comme annihilée. On croirait qu’elle coule de guimauve disait Floria. Sophia a exactement le même regard envers son aînée, Marthe, qu’elle gave avec la même ferveur que Clara, «son Marcou». Dociles, ils en deviendront l’un et l’autre presqu’ obèses: ce seront les seuls, dans une famille de maigres voire très maigres. Les enfants de Clara pourtant: étrange…
     — Oui, maman… comme toujours… » répond l’aîné distraitement, entre deux bouchées rondement englouties.
Anaïs hausse les yeux au ciel.

«Mon Marcou» ! Quel manque de classe. Il faudra qu’elle lui dise qu’il n’est pas convenable d’appeler «mon» et surtout «Marcou» un garçon de cet âge, père de famille nombreuse de surcroît. Bien sûr, c’est Sophia qui a lancé la mode: d’elle à quoi peut-on s’attendre ? Mais Clara n’était pas obligée de la suivre. Et sa façon de manger: on croirait une pelleteuse. Tout juste s’il ne fait pas «VFRRR VFRRR» en avalant. Elle a honte. Pourvu que Hussein ne remarque rien...

  Hussein sourit: qui pourrait croire que ce gros garçon pâteux est le frère d’Anaïs? Une fleur à côté d’un goret: c’est étrange. Jérôme avale également, plus discrètement. Manon dessert au fur et à mesure, sans mot dire, mangeant à peine. Monsieur Salomon rentre plus tôt que prévu: il n’y avait personne. «On» lui a posé un lapin. Il est triste. Qui sait si «on» ne l’a pas vu, et, dégoûté, si «on» n’a pas fui ? Il n’est pas beau ; il ne se fait guère d’illusions... Clara comprend à mi-mot. Elle le plaint:
   —  Venez donc avec nous pour le café, Monsieur Salomon, allons…» 
Il refuse:
   — Merci, Madame Delage, mais je préfère aller au fumoir, avec Monsieur Duchamp, puis me coucher. Je ne suis pas un joyeux convive aujourd’hui... Lui non plus: on est bien ensemble, comme deux vieux croûtons... Mesdames, Messieurs...»
Anaïs s’agace.

Cette manie qu’il a d’appeler maman «Madame Delage». Et elle qui l’interpelle avec des «Monsieur Salomon»... On se croirait chez la mère Derpas. Il faudra qu’elle le leur explique. L’autre, au moins, il lui donne du «chère Madame». Et il lui baise la main. Voilà qui est bien. Quoiqu’il en rajoute un peu, cela finit par faire rire tout le monde... Ce serait si chic s’ils l’appelaient «Clara», comme dans les films Américains. Cela la rajeunirait, et elle n’aurait plus l’air d’une logeuse mais d’une amie de ses pensionnaires. Une maîtresse de maison comme une autre. Anaïs se félicite que l’Iranité de son futur  l’empêche, croit-elle, de saisir toutes ces subtiles nuances. Il n’en est rien: Hussein regarde et comprend. Mais cela ne fait que la rehausser à ses yeux. Elle est exceptionnelle, une perle. On ne la lui enlèvera pas. Il faut faire vite, se marier rondement. A la cafétéria de la Cité, il n’est pas le seul à la regarder... Ni le plus étincelant, craint-il.

   La partie d’échec est commencée. Anaïs s’est remise au piano. Dans la cuisine, Manon fait la vaisselle. Sophia l’essuie. Clara, compatissante, quitte le salon et va lui prendre le torchon:
   — Va donc te coucher, ma fille...»
Depuis qu’elle est passée de son statut ambiguë, entre soubrette et enfant adoptée, à celui, à peine plus clair, de belle-fille chargée de famille, rien n’a vraiment changé entre elles. Déjà avant, Clara l’appelait «ma fille» ou ma chérie. Lorsqu’elle la présente à des invités, c’est ainsi qu’elle la désigne, «belle-fille» la faisant apparaître trop âgée. De même, les enfants de Sophia et de Marc la nomment Mamanlo et non Grand-mère. Clara refuse de vieillir: Guiseppe est jeune, elle veut tenir le rang. Grand-mère ? Il n’en est pas question. Sophia, qui n’attendait que la permission, sous forme d’ordre, de  Clara, regagne «sa» chambre. Elle salue tout le monde au salon. Hussein se lève poliment de sa chaise et s’incline galamment:
   — Chère belle- sœur, bonne nuit…»
Jérôme a remarqué ses traits tirés. Il voudrait bien monter avec elle, la réconforter peut-être, mais la partie est trop belle: il a réussi un coup astucieux qui a mis la reine de Hussein en prise. Il le tient. Il ne faut pas se déconcentrer. Tant pis pour Sophia.

   Guiseppe, dans son fauteuil, essaie d’écouter la radio, l’oreille collée sur le poste à galène qu’il a ramené de chez lui. On dit que cela va mal, en Italie, en Autriche, dans les Balkans: la guerre menace. Clara, aussitôt surgie de la cuisine, à son tour, tend l’oreille. Un mari parti à la guerre, jamais revenu, en quelque sorte, deux fils, à présent, en âge de se battre, un second époux Italien: elle a quelques raisons de s’inquiéter. Elle demande à Anaïs de mettre la sourdine. Celle-ci proteste, mais s’exécute. Manon, dans un coin, solitaire, indifférente, lit. Marc somnole. Clara l’aperçoit soudain: elle se lève aussitôt, va vers lui, et lui dit quelque chose, aussi discrètement que l’autorise la  politesse, nez à nez, visiblement fâchée malgré sa longanimité. Celui-ci soupire, marmonne, et se lève enfin, lourdement.
   — Bonsoir à tous...»
Clara lui a ordonné d’aller rejoindre Sophia au premier. Et si possible, de s’expliquer avec elle. Il monte, obéissant, sans enthousiasme: il va sûrement se faire disputer. Les femmes...

   Jérôme a gagné. Vers la fin, Anaïs a laissé le piano et elle est venue observer la partie avec intérêt. Elle n’a pu s’empêcher de tricher un peu, donnant quelques conseils à l’oreille de Hussein, riant tous les deux. Cela n’a servi à rien:
    — La France a gagné» dit celui-ci, faisant le geste de s’incliner devant Jérôme qui en rosit de bonheur. Un médecin, tout de même, et nettement plus âgé que lui: il l’a fait mat en un rien de temps.

   Guiseppe est allé se coucher: il se lève à l’aube et cette menace de grève le tracasse. Manon est montée également  pour lire tranquillement dans son lit: insomniaque, elle ne s’endormira pas avant le milieu de la nuit. Elle a entrepris «La saga de Gösta Berling», le roman fétiche de Floria. Selma Lagerloff la tient en haleine depuis quelques jours. Elle a fini de nettoyer la cuisine...

Elle est présentement en Norvège, parmi les fjords et les immenses forêts sauvages et glacées... elle est la belle  Commandante à cheval, la géante qui dirige ses hommes dans le froid et la neige sous un ciel d’aurore boréale... et  qui séduit toutes ses femmes en émoi... Elle surveille la construction des remparts de rondins et de douves, sur l’adret de la colline, après avoir fait abattre quelques sapins centenaires... Elle se prépare au combat contre les Suédois qui menacent… Tous, regroupés derrière elle, attendent l’ordre d’attaque... Elle a mûrement pensé sa stratégie… EIle lancera ses troupes par le flan gauche, et encerclera elle-même l’ennemi par l’ubac avec son lieutenant. Elle est une fougueuse lesbienne qui jamais n’acceptera un homme dans son lit.

    Jérôme allume une cigarette, la seule qu’il s’autorise, et lorgne le Canard, que Monsieur Duchamp a laissé sur le guéridon. Clara fait une tisane à tous, pour la nuit. Anaïs et Hussein décident de sortir, peut-être d’aller au Café Royal. Le nouveau «fils» demande à «maman», timidement, pompeusement,  l’autorisation d’enlever sa fille pour une heure. Clara hésite un peu:
    — Comment rentreras-tu, la nuit ? Et demain, pour te lever ?»
Hussein assure qu’il la raccompagnera. Quant à son travail... Il a un geste léger, insouciant, comme pour dire que cela a peu d’importance à présent. Ils vont se marier bientôt: ne gagne-t-il pas largement sa vie ?
    — Le travail d’une maîtresse de maison, n’est ce pas, maman ? n’est-il pas amplement suffisant pour occuper entièrement quelqu’un ? Ce n’est pas vous, maman, qui direz le contraire ?

Clara ne peut qu’approuver: une vaste maison, deux pensionnaires à l’année et parfois d’autres pour quelques jours, cinq enfants, quatre petits-enfants presqu’à demeure, un mari maçon: c’est son lot quotidien... Occuper totalement quelqu’un, certes... Mais elle n’ose cependant répondre qu’il s’agit pour elle d’un travail qui les fait vivre, en partie, du moins. Son indépendance est à ce prix: elle l’a durement conquise. Après son divorce et  brusquement, la misère totale, il fallut s’habituer à demander, elle qui auparavant, donnait: demander à tous. Les rangs s’éclaircirent soudain. Pas toujours: elle put découvrir, mais après-coup, ses amis véritables. D’anciens commensaux fidèles l’ignorèrent aussitôt. Une  divorcée: qu’avait-elle bien pu commettre pour que son mari s’en allât ainsi ? D’autres, discrètement, l’aidèrent. Et les  avocats qui étaient du côté de celui qui les payait le mieux, et les acrobaties pour que les enfants mangent à leur faim... Et... S’il  savait, ce bon jeune homme, dont le seul souci est son rang de sortie à l’Internat et d’épouser Anaïs le plus vite possible, ce qu’elle a fait avant de rencontrer Guiseppe. Et alors ? Brave, excellent Guiseppe. Elle le revoit débarquer chez elle pour la fuite d’eau qui les avait obligés de passer le «réveillon» (pommes de terre en robe des champs et pain perdu), dans le hall d’entrée, avec la bonne Annie, toujours invitée… Guiseppe maladroit, avec son charmant accent que ses filles détestent... Annie Derpas lui avait dit:
   — Je connais un petit Italien très compétent et pas trop cher, je vous l’enverrai.»
Bonne Derpas, malgré sa langue de vipère... A moins qu’elle n’ait voulu lui tirer les vers du nez ensuite ?... Ca l’intriguait, Annie, les visites de Monsieur Jourdan et de Monsieur Delille... Elle sourit. Des admirateurs de Lise. Les hommes… Une séance de coiffure, une robe du soir, et Lise Daurey, c’était moi… Peu importe. Cela n’a pas duré. Guiseppe...

Elle le revoit  lui dire:
    — Cé que tou a fait moi io m’en  fous. Tou as fait, tou feras plus: io souis là. Pour nourrir ses enfants, même la Madona l’aurait fait. Moi, maintenant, je souis là. Io m’en irai jamais. Io t’aime plus que la mamma, plus que la Madona, pardon pour elle. Ta maison, je te la répare. Gino, il te fait tout en chantant Vèr- di, pour rigoler, en deux jours. Moi, c’est moun lavoro. Avec ça, tu t’en sortiras. Dès cliento, moi, io t’en trouva. Jo en ai plein, des bons types, qui savent pas où aller... En ce momento, c’est pas la lavoro què manque. Et moi, io souis là, sè tou veux pour toujours. Et même se tou veux pas.»

Combien c’était doux, de l’entendre baragouiner tendrement, de le voir s’agiter,  mesurer, rire, parler avec ses gars en Italien…  Gino (elle sourit)... Quel type, tout de même, ce Gino: «le» Gino, comme dit Guiseppe. Un syndicaliste. Et quel toupet, aussi…
   — Se vous étiez pas la Donna du Patrone, eh, la madama, pensez à moi si vous en avez assez, dou Guiseppe…»
Gino… avec ses grosses mains habiles... Que c’était bon de voir la maison revivre enfin, Jérôme à Carnot, dans les classes enfantines, s’il vous plaît: il apprenait même l’anglais à quatre ans. Ah il pouvait venir, Luc, à ce moment. Il aurait vu: la voiture au garage, la maison, propre, belle, les locataires, contents, l'argent rentrer enfin. Il n’y avait même plus de place pour tous. Anaïs dormait avec Manon et Sophia, Marc, avec Jérôme... (elle sourit, au souvenir des disputes entre les trois filles… ) Il y avait même deux servantes à temps plein. Et  puis, les sorties, le luxe. Ce collier, aux saphirs, comme ça, pour son anniversaire. 
 

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