mardi 25 octobre 2011

Chanson douce 6

déréliction qu’ils voulaient fuir. Floria a réussi une carrière sans faute, certes... mais elle est lesbienne, donc socialement à part: elle taira son saphisme jusqu’à quatre-vingt-trois ans. Lisette s’est mariée exactement comme il convenait... mais, prématurément veuve, elle fut  ensuite  entretenue. Jérôme, lui, n’est que le «mari de Léona» (beaucoup de gens disent même : le gendre de Mélanie) et de plus, il remplace d’une manière évidente un jeune héros mythique à côté duquel il fait sans le savoir piètre figure. Marc, lui, épouse la naïve soubrette illettrée, et, comme SDP, échoue professionnellement. Le mari de Manon, un «petit», est lui aussi socialement très loin de la grande bourgeoisie ; et Anaïs, après avoir suivi la voie royale, divorce dramatiquement... puis s’aligne, sans doute, comme  Lisette, sur Clara, en plus romanesque.

   A ce point, songe Léa, c’est significatif: on n’échappe pas à son destin, à la reproduction des situations, même et justement parce que l’on a voulu les fuir. Les Atrides, en effet. Pourquoi ? Le hasard ? En partie. Un penchant inconnu à eux mêmes pour l’imitation, malgré tout, de leur mère ? Sans doute aussi. Si le saphisme de Floria était imprévisible, si le veuvage de Lisette ne l’était pas moins, en revanche, la volonté passionnée d’Anaïs, quasi adolescente de se hisser hors de son milieu l’a conduite à quitter les siens pour l’Iran où, seule, elle fut abandonnée, livrée à des sollicitations nombreuses... et de même, celle,  identique, de Jérôme, l’a poussé à consentir à son exil, nu de bagages, dans le sillage de Léona… sans que ni l’un ni l’autre, aveuglés par leur désir, ne perçoivent que cette échappée même allait les précipiter dans le gouffre: isolés, entretenus, dépendants ils furent ensuite déchirés, humiliés, honteux et conduits, pour ce qui est d’Anaïs, probablement à la demi mondanité de sa mère. Jérôme, plus retors, ou moins ambitieux, s’en tira mieux: par un double jeu constant, sans doute épuisant, auquel il ne résista que par l’atavisme familial...

   Une réflexion de Marc, que Léa n’a presque pas connu, lui revient, à propos d’Anaïs: bougon, lourd, sans euphémismes, presque grossier -mais, à sa  façon, il défendait cependant sa sœur, méjugée  pour avoir abandonné son fils à Floria-, il s’exclama à mi voix:
     -- Ce qu’elle fait en Iran, j’ai mon idée là dessus. Tiens donc ! Et elle n’a vraiment pas besoin d’avoir un gamin dans les jambes: il faut la comprendre... Il est tout de même mieux à Lyon, chez ce bâton merdeux  de Floria».


            29 Honte et misère


    Cela pourrait expliquer aussi la honte que les tantes de Léa et son père éprouvèrent vis à vis de leur beau-père et peut-être aussi, davantage encore, vis à vis  de leur mère ; leur désir de quitter au plus vite un foyer où cependant il semble qu’ils étaient, d’une certaine façon (?) aimés ; leur rupture ensuite, totale ; ils ne retournèrent pratiquement plus, pour la plupart, à Dijon et  Léa n’a, elle, jamais  connu Clara ni Guiseppe, bien qu’ils ne soient morts que lorsqu’elle avait cinq ans ; leur indifférence également envers ceux-ci lorsqu’ils furent dans la misère... Cela faisait des années qu’ils ne les voyaient plus: il n’y avait pas de raison pour qu’ils renouent, en effet, pensaient-ils. Ils avaient quasiment oublié leur mère, comme leur père les avait eux-mêmes oubliés. Clara, en somme, les avait voulu bourgeois, quitte à y mettre le prix, elle-même, ou pire, ses filles : elle les avait obtenus indifférents, méprisants et lointains, y compris vis à vis d’elle puisque jamais elle ne quitta Guiseppe. Sans doute l’aimait-elle, elle aussi, en effet. Il fut toutefois imposé aux enfants de leur verser une pension -qui ne leur avait jamais été directement demandée-, pension répartie en fonction des revenus de chacun(e) qu’ils acquittèrent sans discuter: Jérôme demanda seulement qu’elle leur fût fournie en nature, redoutant l’alcoolisme de Guiseppe. Mais celui-ci n’en bénéficia guère: la requête acceptée, Clara morte, il se suicida.

    Il est étonnant que cette femme, qui devait pratiquement mourir de faim  (?), n’ait jamais rien demandé d’elle-même à ses enfants, alors qu’en principe, ils n’étaient pas ouvertement fâchés, et qu’ils avaient tous les moyens de l’aider: ils l’auraient sûrement fait sans barguigner. Sans doute a-t-elle pris leur indifférence pour un refus, ce qu’elle est bel et bien, en un sens ; mais qu’il eût été simple de parler, d’écrire, et écrire, elle savait, et fort bien... Elle ne voulait probablement pas les encombrer, leur faire honte: ici, on est passé de «Gigi» à «La Traviata». Comme dit Régis savoureusement:
      -- Il n’y a jamais de rupture, chez les Delage, seulement des absences de son...» Est-ce par orgueil qu’elle s’est tue? Sans doute. Ou par épuisement, par résignation. Ils ne se voyaient presque jamais: peut-être n’est-il pas facile de demander quelque chose à quelqu’un, fût-il son enfant, si l’on ne le voit plus depuis longtemps ? Et puis, c’était à eux, devait-elle penser, de deviner leur misère probable, et non à elle de la leur indiquer.

    Ce fut un employé du service social qui, voyant l’état de dénuement de la maison et de ses habitants, a lancé la requête d’aide familiale, aussitôt acceptée. Dans la belle maison devenue un vaste taudis, ils étaient pratiquement devenus clochards. Splendeur et misère… Un alcoolique dans un brouillard dont il ne sortait presque plus, et une vieillarde hémiplégique, dans la crasse et le désespoir... Zola. Manon et son mari, par la suite, la seule à être restée à Dijon, assez près des Allées du Parc, s’en occupèrent jusqu'à sa mort, Guiseppe, prématurément usé, n’en étant plus capable. Clara morte, il ne les encombra guère: il se tua un jour après, comme prévu, demandant seulement à être enterré à ses côtés. Cela fut-il accepté ? Léa ne le sait pas. Elle vérifiera.

   Un détail important revient à Léa: la sœur de Sophia, Roberte, qui passa une partie de sa vie en Institution Psychiatrique et qu’elle a infiniment appréciée raconte «des choses  abominables», selon Michèle, sur Clara. Sans précisions. Non pas par méchanceté: Roberte est «simple», c’est à dire qu’elle dit seulement naïvement ce que les autres taisent par convention. Michèle a annoncé récemment, quasi triomphalement, à Jérôme, qu’elle était morte: on sentait, sans fard, le  réel soulagement que lui procurait cette disparition. Et c’est sa tante cependant, la sœur de Sophia, sa mère ! Les Delage sont parfois impitoyables et candides à la fois. A Léa, cette mort peine.

   Qu’étaient donc ces « révélations » que Roberte fit, paraît-il, aux cousins de Léa, qui les ont tant marqués ? C’est à voir. Il faudrait qu’elle poursuive l’enquête avec ceux-ci: mais parleront-ils ? Pas tous. Evelyne, la fille de Manon, qui a l’âge de Léa joue avec une délectation sans mélange les mystérieuses matrones. Son registre est l’ellipse inquiétante:
     — Si tu savais ce que je sais, mais jamais je ne le dirai à personne, c’est trop affreux... vraiment n’insiste pas, si tu savais, tu comprendrais que je ne peux pas te dire... » Bla bla bla...

    Le résultat, en tout cas, est là: SDP a une image faussée des relations père/fille. Son geste peut aussi s’expliquer ainsi. Il avait tout pouvoir sur elle puisqu’il l’«entretenait». TOUT pouvoir, y compris celui de l’agresser sexuellement, comme Guiseppe le fit envers Floria ou Anaïs: «la pute de tes parents» ! FG ne l’a jamais répété à sa mère, ne voulant pas mettre de l’huile sur le feu. Et puis, elle savait d’avance sa réponse:
   — Il n’a pas eu de père le pauvre…»
Un jour, elle lui répondit froidement:
   — C’est un point que nous avons en commun.
Plus jamais ensuite elle n’entendit cette antienne.



       30 Roberte


  Abandonnée, comme sa sœur Sophia, par ses parents, Roberte n’eut pas, elle, la chance d’être accueillie, comme son aînée, dans une famille.... chance ambiguë, car la vie de Sophia avec Marc, ensuite, ne fut pas un roman rose. A la suite d’une banale histoire, une colère démesurée contre un jeune homme qui lui aurait fait de trop insistantes avances, (tiens tiens…) cette jeune fille fervente, pudibonde et rigide, sans parents, qui dérangeait tout le monde, fut placée en Hôpital Psychiatrique et y demeura pratiquement toute sa jeunesse, c’est à dire vingt ans.

   Habile de ses mains, excellente cuisinière et couturière, travailleuse docile et très religieuse, elle fut appréciée de tous: l’histoire, ici, finit en Conte de fée. Un vieux magistrat célibataire, à la retraite, touché par sa foi ardente et naïve, la sortit de l’asile et l’engagea comme gouvernante. Ce fut une idylle platonique qui satisfit pleinement et également les deux parties. Roberte, usée sans doute par l’hôpital, était aussi laide que sa sœur Sophia était belle, et le vieux magistrat, long et maigre, avec un visage en lame de couteau, n’était guère avenant, mais ils s’aimaient d’une manière touchante. Trop tard pour la gaudriole: il était trop vieux et Roberte, trop fervente catholique. Respectueux l’un de l’autre, mais aussi différents que possible, ce «couple» étrange vivait dans une belle maison, à Dijon, séparée en rez-de-chaussée, pour Roberte, et premier étage, pour lui. Elle entretenait également le jardin, et faisait tout ce qu’elle voulait chez elle  où il ne s’annonçait jamais sans sonner.

   Enfant, Léa la vit, alors qu’elle était déjà âgée. La famille était réunie chez Marc et Sophia, la petite s’ennuyait ferme. Roberte, qui se trouvait de passage compatit et lui demanda si elle voulait venir chez elle, ce que l’enfant accepta avec joie. Elle la reçut  comme une princesse, lui fit visiter «sa» maison, commenta les nombreux portraits de famille accrochés aux murs comme s’il s’était agi de ses propres parents, ouvrit le bureau de son compagnon, lui prêta même quelques livres. Léa n’avait jamais vu un tel luxe discret et une telle gentillesse, simple, nature. Cette innocente ne le lui avait pas caché, comme elle ne cachait rien, du reste:

     —  Je suis restée chez les fous vingt ans, mais je ne le suis pas plus que d’autres..  Puis Monsieur de Bordes m’a engagée et depuis, on est très heureux ensemble, comme frère et sœur, ne crois pas plus. Dieu veille ! A sa mort, il me laissera le petit pavillon pour que j’y finisse mes jours. La maison est pour ses neveux, c’est normal, même s’il ne les voit jamais. Et puis qu’est-ce que j’en ferai, moi ? » 

C’est exactement ce qui s’est passé.

     
        31 Remake

   SDP s’est probablement senti au Ranquet comme Guiseppe aux Allées du Parc: étranger, consort. Méprisé peut-être. IMA était parfois dure, du moins lorsqu’elle avait de noires idées. Peut-être s’est-il imaginé vivre une situation identique à celle qu’avait subie  son beau-père ? Il n’était que le gendre, celui qui n’a droit à la place que par sa femme, comme Guiseppe l’était autrefois aux Allées du Parc: pire encore, il n’avait même pas la satisfaction ambiguë de faire en partie vivre la famille. Il compensait par son travail, certes, remontant courageusement les murettes de la propriété qui n’était même pas sienne, seul. Et sa belle-mère, Mélanie, l’aimait, l’appréciait. Personne ne l’exploitait, lui. Mais l’argument est à double tranchant: qu’il n’ait pratiquement jamais gagné suffisamment d’argent pour les faire vivre, sauf à la fin, précisément au moment de son geste, l’a sans doute mis dans une position à la fois opposée, semblable et plus incertaine encore que celle de Guiseppe: celui-ci  était voué aux gémonies parce qu’inculte et entreteneur. On méprisait en lui le maçon. Mais l’on ne pouvait guère se passer de lui et peut-être a-t-il joué de leur déchéance ?  Entretenu, SDP, redoutant lui aussi la mésestime de la famille d’IMA,  n’avait aucun contrepoids pour la pallier: que la soi-disant condescendance des Brémond  vis à vis de lui soit motivée par des raisons opposées de celle des Delage vis à vis de Guiseppe importe peu. La conséquence: le rejet, même imaginaire, -et là il l’est, c’est certain- est identique. Or ce bâtard présumé y était hypersensible. Certes, personne ne parlait, ni Léona, ni Mélanie, ni Denise: l’omerta jouait à plein. Mais il était tout de même à la merci d’une phrase, dans une situation inconfortable s’il en est. Il paradait au dessus d’un volcan. Incapable de gagner sa vie, de «réussir», -et combien, dans sa famille, cela  importait !- redoutant d’être mis à l’index par ceux qui y parvenaient, les Brémond notamment, il a pu s’imaginer vivre une situation d’opprobre humiliante semblable ou même pire que celle de Guiseppe. Cela le poussa à une quasi paranoïa qui éclata en pleine lumière à la mort de Léona: un côté méfiant à contresens, illogique, décevant. N’a-t-il pas redouté que Léa ne le chassât de la maison ? N’a-t-il pas accusé Jacques d’avoir eu partie liée avec le jardinier qu’il lui avait présenté pour élaguer ses oliviers ?
    — Tu penses bien qu’il ne l’a pas fait pour rien…

   Alors, pour se protéger, il posait, avec une certaine arrogance, à l’esprit supérieur, comme ses soeurs avaient fait envers leur beau-père. Il faisait son Anaïs. Il en imposait, redessinant ainsi, en plus léger, la situation initiale de sa famille. Léona, naïve, marchait à fond: son mari était le seul lecteur de Saint-Ambroix des «Lettres Françaises», que le facteur déposait religieusement dans la boîte aux lettres de l’école primaire où ils habitaient: elle était flattée. Nadine aussi admirait ce beau- frère si distingué et si lettré. Matthieu faisait semblant: intelligent, militant de la première heure -Communiste-, redoutable d’humour caustique et de sagacité, il a toujours deviné SDP, mais il n’en a jamais rien laissé voir: sa sœur était bien avec lui, il n’avait rien à ajouter. Et il l’aimait, comme il aimait tout le monde: chose inouïe, il le tutoyait ! Cet ancien maquisard fut le seul qui l’osât, tout naturellement. Chose plus inouïe encore, SDP y fut sensible: il le tutoya aussi. Matthieu était un être d’exception en effet. Mélanie, pragmatique, se moquait de toute pose du moment que sa fille était heureuse... et les murettes remontées. Tante Denise, la jeune sœur célibataire avec laquelle vivait Mélanie, était la plus fidèle groupie de SDP. 
    — Il a maigri, en ce moment, ne vois-tu pas ? Il doit avoir quelque chose… »
SDP consulta : en effet, une légère hyperthyroïdie.  C’est Denise qui l’avait détecté.

    Mais voilà qu’un pion secondaire, qui grossissait comme un Golem  faussait son jeu: elle. Léa. Les armes de SDP se chanfreinaient: Léa savait, -ses batifolages, leurs soucis financiers-, elle le jugeait, pensait-il, et surtout un élément survint, funeste s’il en fut: sa réussite scolaire. Elle avait naïvement pensé qu’au fur et à mesure qu’elle progresserait, il daignerait enfin lui parler, échanger avec elle des idées, attribuant son indifférence, son dédain à son ignorance d’enfant avec laquelle l’ex envoyé spécial de l’Est Républicain à Berlin ne pouvait tenir de discussions intéressantes. Elle avait travaillé, lu toute la bibliothèque... pas seulement pour lui plaire: cela l’intéressait aussi. Or, c’était l’inverse: plus elle apprenait, plus elle réussissait, plus il devenait rejetant, méprisant, voire grossier, impitoyablement ironique et suffisant. Ses sorties, cinglantes, méchantes, lui reviennent comme des gifles en séries:
   —  Ca va, ça va ! Le débat est clos... Tout est dit…
   —  Toi, évidemment, tu sais tout, alors bien sûr...
   — Tais-toi...
   —  C’est toi qui le dis... 
   —  Bien sûr, tu as raison, comment pourrait-il en être autrement ?
   —  Pardieu, Mademoiselle «Plus» a parlé: rideau...
   —  Le Parterre n’a pas applaudi ? Je n’entends rien, c’est étrange.

    C’était cruel, elliptique, sans appel: il était déjà parti avant qu’elle ait pu s’expliquer ou il s’était replongé dans un livre. Ses gestes ! Celui de chasser un chien ou une mouche. Cela ne vous dit rien, Hercule ? Au début,  incapable de comprendre que la question n’était pas l’objet de sa pensée, mais le sujet qui pensait, elle tentait de s’expliquer, lui courant après, parfois, ridiculement, car il partait aussitôt sa réplique assenée. FG insistait:
   — Mais non, je ne dis pas que j’ai raison, mais ne crois-tu pas que...»
Cela ne faisait que décupler sa rage:
-- Ca va, te dis-je: le débat est clos. Ca suffit !
Sa violence montait encore d’un cran, il sifflait, le visage défiguré de rage... La gifle n’était pas loin. FG lâchait prise. Cela n’avait rien à voir avec les questions «abordées»: sans broncher, et même en approuvant vaguement, avec quelques nuances cependant, il écouta Matthieu tenir les mêmes propos que FG... qui lui avaient, la veille, valu ses habituelles rebuffades...  Décidément, il y avait des choses qu’elle ne saisissait pas. Puis, elle comprit: il la détestait, simplement.

    Elle venait d’obtenir le Concours de l’école Normale: il la haït davantage. L’intérêt de ce concours était toutefois qu’il en était enfin débarrassé. Croyait-il. Sans le savoir, elle l’humiliait: elle était en train de lui ôter l’exclusive de sa seule vertu contrepoids: la culture classique. Et elle l’avait fait pour lui plaire ! Le malentendu fut tel, sa comédie était si parfaitement jouée, ou bien FG était si candide, qu’elle croyait, à l’inverse, ne pas pouvoir parvenir à sa hauteur et le décevoir encore. Elle s’attachait donc à mieux faire: ses résultats l’attestaient. Mais rien n’y faisait, au contraire. Evidemment. Le Lycée la sauva du désespoir en lui fournissant une image moins dévalorisée. Il la détestait encore plus.

   En fait, c’était l’inverse qu’il eût fallu faire, pour conquérir SDP ; FG aurait dû s’en douter. Elle le sentit d’instinct, mais trop tard, et modéra alors ses ardeurs scolaires. L’affection indéfectible que celui-ci vouait à Michèle, par exemple, sa haine envers Floria ou parfois Anaïs constituaient pourtant  des indices probants. Pendant longtemps, FG ne les a pas relevés, mystifiée par ses propos: Floria aurait mauvais caractère -c’est exact, mais en partie seulement- ; Michèle serait «gentille»  -d’accord, mais…- ; Anaïs, insupportable  -oui, mais tout de même infiniment plus intéressante que la précédente dont la quintessence des propos se trouve dans des catalogues publicitaires-... En somme, plus elle cherchait son estime, -à la fin, elle ne la cherchait plus, mais le pli était pris d’étudier, de lire, d’écrire, pour se libérer-, et plus FG obtenait son aversion. Car son personnage, sans le savoir, sans le vouloir, elle  le déboulonnait: que lui restait-il ? Rien.


 
   32 Viol et Haine: une absence de son


   Il développa alors envers elle une exécration dont il est difficile d’avoir l’idée et qui perdure toujours, latente, avec quelques points d’acmée imprévisibles qui cinglent brusquement lorsqu’elle croit être à l’abri. Elle la mesure seulement maintenant en se ressouvenant, en décrivant et en revivant leur «relation», lorsqu’elle avait de douze à seize ans, juste avant le geste fille-icide. Il l’évitait, ou faisait mine de n’être pas là, noblement plongé dans quelque livre ou revue, ou en bas, dans son atelier parfaitement rangé, sans même la saluer, le matin, lorsqu’elle allait à la cuisine, ou en n’importe quelle circonstance. Si sa mère était présente, c’était quasiment la même chose, mais elle faisait écran. Léa en prit l’habitude. Elle passait devant lui, indifférente à mon tour, faisait le café, le buvait en silence. On aurait dit deux statues à peine animées. Par lapsus au début, elle se mit à le vouvoyer. Puis, cela continua: le tutoiement, décidément, ne venait pas. Il lui semblait inconvenant, presqu’obscène. D’ailleurs, son père vouvoie tout le monde sauf Matthieu, et tous en principe font de même. Elle  pense qu’il doit se vouvoyer lui- même dans l’intimité.
   — Vous en voulez ? »
   — Mmmmm…»
Cela pouvait vouloir dire «oui» ou «non» sans que l’on ne puisse décider. Si c’était «oui», il venait à la cuisine, buvait en vitesse, parfois sans s’asseoir, encore plongé dans son livre, posait sa tasse dans l’évier, la lavait, et retournait dans le salon ; si c’était «non», il n’en bougeait pas. Léa comprenait après coup. Puis elle allait au Lycée ou dehors. A quoi bon parler ? C’était l’usage. Certes, il n’avait jamais été très bavard ni très expansif, mais là, cela dépassait tout ce que l’on pouvait imaginer. Il n’était plus, tout simplement. Présent-absent, il ne fallait pas qu’elle le dérange dans son absence. Surtout pas. On l’a vu.

    Il ne s’animait que lorsque le téléphone sonnait, et, au terme d’une seconde de communication inaudible, partait aussitôt, après un passage significatif à la salle de bain, un brossage énergique des dents :
     —Tu ne trouves pas qu’elles jaunissent ?»
Et un soigneux recoiffage devant le miroir.
     — Je vais chercher du pain…»

   Comment Ima n’a-t-elle jamais rien observé ? Ses retours frétillants... Les appels de phare, le soir, en haut sur la colline, de la même voiture ? Les poubelles, à peu près vides qu’il trouvait alors urgent de sortir, les amenant vivement au bout de l’allée, qui certes est longue... puis, tournant... et ne revenant pas avant une heure ou deux ? La voiture était descendue, phares éteints, jusqu’au grand massif de micocouliers...
    —  Avec ton père, ce qu’il y a de bien, c’est qu’il ne rechigne jamais à partager les tâches matérielles...»  disait Léona. Un jour Nathan, en veine d’amabilité, voulut le faire à sa place: 
   — Laissez… Je vais m’en charger…»
   — Mais non, voyons, je le ferai, j’ai l’habitude...»
   — Il fait nuit. J’en ai pour un instant...»
Exaspéré, le père tourna vers sa fille un regard de rage impuissante qui criait silencieusement : «dis-lui, à ton benêt...»
Il descendait.. Puis il rentrait, furtivement…
   — J’ai vérifié la piscine, il manquait du chlore et il y avait encore des algues... » commentait-il, si Ima ne dormait pas. Si FG était seule, il ne se donnait pas la peine de se justifier.
   — La piscine, ça ne paraît pas mais c’est drôlement de l’entretien ! Mais avec ton père, je suis tranquille pour les corvées: il pense à tout, même le soir quand tout le monde dort à moitié. J’en ai de la chance… Il n’y a pas d’homme plus sérieux ! » commentait Ima, souriante,  en pyjama, dans son lit, lisant, écrivant, faisant des mots croisés, ou regardant la télé. FG avait envie de hurler. Cela lui arriva parfois. Seule, dans la campagne. NON.

   Si sa fille essayait de lui dire quelque chose, n’importe quoi, au tout début, car après, elle cessa, afin de rompre le silence de plomb, pour voir, pour l’égayer, les sourcils de SDP se fronçaient aussitôt, son visage changeait, exaspéré:
    — QUOI ? Que veux-tu donc ?» jetait-il, furibond.

   Elle renonça. Sans doute en effet s’est-il imaginé vivre la même situation que Guiseppe: mais c’était elle la responsable, elle qui l’y maintenait, pensait-il. Elle était la fille unique, et la famille Brémond était une famille d’amazones où les femmes, de tout temps, avaient l’avantage sur les hommes, sur tous les plans: Mélanie avait avec elle des relations privilégiées. Elle ne le cachait pas, ni Tante: elle était leur préférée, -largement  aînée aussi par rapport à Jacques, son cousin-. Elle avait eu et avait toujours besoin d’elles. Pas Jacques.
Elle était l’héritière.


   33 Un bluffeur qui se piège lui- même

   Qui sait si, assimilant sa fille à Anaïs ou à Floria, SDP n’a pas redouté son regard ? Il n’avait cependant rien à craindre: contrairement à Anaïs, FG est plutôt du côté des faibles, mais il manque totalement de discernement. Elle l’aurait défendu: elle le fit même parfois, tant étaient injustes les propos d’IMA envers lui.
    — Tu n’es rien ici, c’est chez moi... 
Mais il était un faible qui jouait au fort et, l’atavisme, chez ce fils d’une famille de comédiens ? Il jouait fort bien. Pendant longtemps, il donna le change, ce qui compliquait la situation. En un sens, comme ses soeurs, il fut pris à son propre piège: voulant protéger sa mère, Léa, plus tard, vers quinze ans, en effet, fut dure envers lui. IMA l’avait élevée en Communiste, durement, comme un garçon: elle était son bélier, son tank, son Lancelot. Comme Mélanie l’avait été. IMA, sous ses dehors de femme décidée, avait besoin d’un appui pour dominer: Gustau était mort, Mélanie faiblissait, SDP ne le lui avait jamais apporté, il restait sa fille, qui prit le relais. De la même façon, quoique d’une autre manière, Anaïs, la forte, la rude jouteuse sous son apparence de femme-fleur, n’était-elle pas, elle aussi, la machine de guerre de Clara ? Redoutable et bien huilée ? Voire, qui sait ?... télécommandée ? La ressemblance entre les deux femmes, Anaïs et Léa, n’est peut-être pas seulement de surface. Leur histoire se ressemble étonnamment. Même la suite: un amour exotique et malheureux...

   FG le revoit, haineux, lui dire, lui siffler plutôt :
    — Tu ressembles à Anaïs…
Qui sait si cette ressemblance physique ne l’a pas troublé ? Pas seulement physique, du reste: Léa est aussi volontaire qu’elle. Il admire sa soeur, certes, mais il la redoute aussi: ne s’est-il pas vu alors, lui, dans le personnage de Guiseppe-Brando, et Léa, dans celui d’Anaïs-Vivien Leight, la fille de famille méprisante qui sème la discorde dans le couple de sa sœur ? Et de plus elle était l’héritière d’un bien qu’il avait, lui, entretenu depuis des decennies. «La pute de tes parents»: ainsi la qualifie-t-il lorsque Léa approuve sa mère dans sa diatribe contre ses belles-soeurs!  N’a-t-il pas voulu à la fois venger Anaïs, si toutefois c’est bien elle qui a subi l’agression sexuelle, et surtout SE venger D’une Anaïs possible ? Une pierre, deux coups. Il se libérait: il était Guiseppe, ce jeune beau-père méprisé qui soudain, s’était affranchi d’une situation humiliante, d’une manière éclatante quoiqu’ abjecte, en agressant sexuellement Floria ou Anaïs... Il était Guiseppe, Guiseppe qu’il a dû haïr pour ce geste, mais envier aussi de l’avoir osé: car Anaïs ou Floria, les deux Reines de l’échiquier familial sous la barre desquelles tous sans discussion pliaient, n’étaient pas des demi-portions. Il était Guiseppe, dans son côté le plus misérable et hideux. Le viol, ou l’agression physique n’est pas un geste sexuel, ce que l’on croit souvent à tort, (il n’a rien à voir avec la sexualité, malgré les apparences qu’il se donne), mais un geste uniquement politique, le sexe n’étant alors qu’un prétexte à l’abaissement de la victime: ce serait une sanction, en somme, c’est à dire la tentative d’inculquer pour l’exemple la terreur à ceux/celles qui semblent trop performant/es, libres, hardi/es, quasi invulnérables... la liberté représentant une insulte et un danger pour un pouvoir social totalitaire en général machiste. Exemple, les viols homosexuels en prison. L’ histoire de Léa en est l’illustration.




    34 La femme à abattre

    Mais Léa n’était pas Anaïs et ne le mésestimait pas, au contraire, ou du moins pas au début, et, ensuite, pas pour les mêmes raisons... mais pour des raisons exactement opposées. Mais il avait trop brouillé les pistes, ce faux-fort, ce poseur, ce bluffeur. Elle ne s’y retrouvait plus: qui, des deux, était le bourreau ? Sa mère, avec  ses  propos intolérables, parfois ? Sa mère qui, dans certains cas, trop humiliée peut-être, n’hésitait pas  à jouer de sa position ? Ou lui avec ses adultères et ses poses de bellâtre ? Qui avait commencé ? Où était la cause, où était l’effet ? Les sorties de sa mère provenaient-elles de ce qu’elle était trompée ? Ou bien la trompait-il parce qu’elle le traitait parfois comme son lad ?

   Mais Léona lui parlait, en un sens elle l’aimait, -et l’amour fait pardonner beaucoup-. Elle se livrait, lui expliquait, l’expliquait, le justifiait parfois, décrivait, sans jamais les trop méjuger, ce qui était une gageure, sur le mode humoristique souvent, sa famille, ses soeurs, l’une après l’autre, nuançant ses propos. Elle aimait infiniment Manon ; appréciait Sophia -c’est celle qui vint le plus souvent- ainsi que Michèle et Evelyne, comme tous ses neveux et nièces en général ; elle estimait beaucoup Floria et Gilberte ; ne disait rien de très précis, au départ, sur Clara, «très élégante, excellente cuisinière et bonne couturière» ; et semblait avoir sympathisé avec Guiseppe, le laissé-de-côté à qui personne ne parlait:
     — Il était toujours dans un coin, c’était comme s’il avait été un animal domestique, tout le monde l’ignorait... On le comprenait mal...» 

    Sur Anaïs et Lisette, elle se taisait, sauf à des moments d’énervement particuliers. Les rares fois où elles vinrent au Ranquet, elles illustrèrent sans le savoir les dires d’Ima: Léa mesura alors leur bienveillance. Anaïs revenue d’Iran après cinquante ans d’absence et de silence, téléphonant à l’improviste pour s’annoncer et demandant que Jérôme aille la chercher en Avignon «à seize heures précises», exigeant qu’il ne soit pas en retard surtout «car j’ai beaucoup de bagages, et je ne puis les sortir seule du train…» puis, deux jours après, visiblement  mécontente de son séjour, trop peu confortable à son goût, commandant que Nathan ou Léa, malencontreusement présents, la reconduisent... à Lyon où elle était attendue le soir même pour une «party», les coupant de Floria, qu’ils durent ramener en même temps, Floria quasi centenaire que Léa aurait bien aimé garder un peu plus... (!) cela valait son pesant de foin... Ils firent l’aller-retour dans la journée. Anaïs, architecte à ses heures, avait des idées précises de transformation de leur maison et en fit part à Ima avant son départ tandis que Nathan chargeait lourdement ses bagages dans la voiture...

     — Une seule  salle de bains... ma chère Léona...  Mais pour une si vaste et si belle demeure, ne trouvez-vous pas cela insuffisant ? Cela crée forcément des tensions, lorsque l’on est nombreux... Vous avez tellement de pièces inutilisées. Il serait simple d’en transformer une, tenez, celle qui jouxte la cuisine: cela ne peut être une chambre, non, vraiment, cela ne le peut pas (si pourtant... puisqu’elle y avait dormi !) Une pierre dans le jardin d’Ima qui la lui avait attribuée à l’étourdie... Elle est trop exiguë et fort mal insonorisée: le matin, on est réveillé dès que quelqu’un déjeune, c’est épouvantable... Mais une salle de bains en revanche, y serait parfaitement.» 

De fait, on était difficilement parvenu à l’en déloger: brushings plusieurs fois par jour, maquillage toujours à raccorder… Anaïs se souciait assez peu que plusieurs personnes attendissent  derrière la porte. Ima avait donc instauré, sous forme de plaisanterie, un temps-limite.... Ce rappel à la socialité avait dû la blesser.
     — Le problème avec elle, c’est qu’elle est assez égoïste» avait dit Léona à sa fille, avant qu’elle ne la connût. Assez ?

   Léa avait refusé de faire l’aller-retour Saint-Ambroix-Lyon pour la reconduire, ce jour-là du moins, mais Nathan, tombé sous le charme, étourdi par un flot de paroles mélodieuses prononcées avec un accent Farsi surprenant et exotique, avait consenti:
    — Mon cher RRNathan, c’est vraiment important, je vous assure, et puis, nous ferons ainsi un peu connaissance, pendant le trajet: ce sera pour moi un grand plaisir, on s’est si peu vu, ici, avec tout ce monde... J’ai un ami, à Téhéran, un marchand de tapis... Libanais d’origine, un homme charmant, qui a épousé une nièce de Hussein, de la famille Edde, vous connaissez bien sûr, n’est-ce pas votre famille ? Non ? Je croyais... Le Président de la République... C’était son neveu... Les Gharrib ont fait des  embarras, évidemment. (Anaïs sous-entend par là que les «Gharrib»,-sa famille d’alliance-, se prétendent «mieux» que les Edde, ces féodaux Libanais, car elle a cru, en raison de la presqu’ homonymie de leur nom, à une parenté de ceux-ci avec Nathan. Ce n’est pas le cas: elle en fut un peu déçue). J’espère que ça ne fera pas comme pour moi: ils nous ont forcé à divorcer pour que mon mari puisse épouser une Ghassoul. Vous connaissez ? Une cousine du Shah, donc une cousine à lui. Il aurait bien voulu me garder en même temps: ces Iraniens n’est-ce pas ? Nous nous aimions tant... Mais tout de même... Ils ont eu dix enfants: pouvez-vous le croire ? Elle a l’âge de Régis, la malheureuse et l’air d’avoir le mien, à présent. Voire davantage. Oui, je sais, je fais jeune, mais tout de même...» 
Bla bla bla...

    Que faire ? Léa s’est exécutée: Nathan ne peut conduire longtemps, ce qu’Anaïs n’ignorait pas. Cela généra donc entre eux une mémorable dispute qui dura tout le trajet.
   — Assez égoïste» avait dit Léona...
   — Fouteuse de merde» selon ses propres petits enfants.
Assez ? Sous ses dehors rugueux, Léona est indulgente.

   Entre les phrases, entre les mots, Léa entendait aussi la souffrance de sa mère, le rejet qu’elle avait subi de la part des Delage, même si, de son lointain Midi, elle s’en souciait assez peu, et surtout sa naïve admiration pour son mari qu’elle haïssait cependant aussi. Léa avait donc choisi son camp: sa mère, les Brémond, les plus proches d’elle, les plus modestes, ceux qui l’avaient élevée, des paysans enrichis par le commerce et, malgré leur simplicité, plus aisés que les Delage, des ouvriers aussi, des anciens résistants, politiquement respectables.
Pour son père, elle était donc devenue la femme à abattre. La championne de sa mère. Une Anaïs. Ultra dangereuse.



     35 Demi mondain

   Au fond, son père, quoiqu’homme, n’a nullement fait exception à la règle de sa famille: il a, lui aussi, été plus ou moins entretenu, comme ses soeurs, mais, et c’est là la différence, par une femme et qui valait mieux que lui, quoique ses soeurs en disent. Ima n’était ni Hussein, le fils à papa velléitaire, ni Pierre, le rondouillard dentiste peu séduisant, ni Guiseppe, le maçon alcoolique inculte et brutal. En ce qui concerne la douce Manon, mère de famille laborieuse, mariée à un «petit» qu’elle aima et avec lequel elle tira joyeusement le diable par la queue toute sa vie, on voit, à un autre niveau social, se dessiner le même problème : son prof de mari, Eric était également un modeste fils à papa soumis : ils vécurent toute leur paisible existence à Dijon, dans une minuscule maison jouxtant celle des beaux-parents, qu’elle soigna jusqu'à leur mort, fort âgée... une vie tribale et bien réglée où il semble bien qu’Eric n’ait pas toujours eu son mot à dire devant les deux redoutables Patriarches minuscules et omniprésents.

   Dans la famille Delage, finalement, le demi mondain ayant réussi au mieux... c’est lui. Mais, malgré ses infidélités, sa suffisance, son attitude lors de sa mort, peut-être aimait-il tout de même Ima ? Qui sait ? A sa manière, Léa le croit. Une réflexion le caractérise cependant: lorsqu’ils parlèrent un peu, à la mort d’Ima, de son passé et de Gustau, son fiancé qui mourut sous la torture en 44 et fut, le premier, jeté dans le Puits de Célas dont elle a dû aller reconnaître le corps trois mois après, à la Libération, expérience qui l’avait marquée à jamais, Léa fut surprise de son attitude: Jérôme n’était pas jaloux, et même, exceptionnellement, assez émouvant: il avoua même s’être senti culpabilisé d’avoir dû Léona au sacrifice de Gustau:

    —Je ne suis pas un héros, moi» dit-il  simplement. Ce fut une des rares fois où il ne posa pas: la mort de sa femme l’avait secoué et fissuré son personnage. Léa en fut bouleversée. Papa ! L’espace d’une seconde, tout son amour désespéré d’enfant l’envahit comme un flash aveuglant. Elle faillit le prendre dans ses bras. Papa. Le mot, jamais employé depuis le jour funeste, était sorti enfin. Tout seul. Mais cela ne dura pas. Lorsqu’elle lui demanda ensuite s’il savait quelque chose sur l’histoire de Gustau, il lui répondit  que non, personne ne lui ayant dit quoique ce soit, les gens étant sans doute gênés de parler de ce jeune mort à celui qui avait finalement épousé sa fiancée. Et, avec son incommensurable infatuation, il ajouta gravement, sans sourciller:
    — Je dois reconnaître que ta mère a été honnête envers moi: elle n’a pas cherché à me cacher quoique ce soit, qu’il y avait eu ce garçon avant moi, mort sous la torture, jeté dans le puits de Célas et tout... Elle me l’a dit d’emblée, avant même que nous ne soyions engagés définitivement: c’est une justice à lui rendre.. »

   L’émotion de Léa s’évanouit aussitôt. Elle eut presqu’envie de rire: il en parlait comme s’il s’était agi d’une honte, d’une faute grave qu’elle lui aurait avouée, et dont il se faisait gloire de ne pas avoir tenu compte ! 

   Elle n’était pas vierge ? Heureusement qu’elle ne l’était pas. Il eût déplut à Léa que sa mère et Gustau n’aient pas connu l’amour physique avant la fin qui se préparait pour eux. Et SDP joue à l’esprit supérieur, il lit le Canard enchaîné, le Monde, il fut journaliste... Une consolation, pour sa fille: il ressemble, physiquement, à Gustau, ce qui doit être la principale raison de l’amour que lui a voué Léona. Tous, et surtout toutes dans Saint-Ambroix, le savaient, en souriaient, se livraient  parfois à des comparaisons... Tous … sauf lui, qui promenait partout fièrement son innocente bouille d’intellectuel soigné sans savoir ce que signifiaient les regards, parfois ironiques, intrigués, jetés subrepticement sur lui.

    Peut-être redoutait-il qu’elle ne parle à sa mère et qu’elle ne les fasse se séparer, comme fit Anaïs pour Clara,  d’un époux qui, selon elle, ne la valait pas ? Cet époux «qui ne la valait pas», n’était-ce pas lui ? Il est vrai: Léa l’a pensé parfois, en grandissant. Elle l’avait enfin démasqué sur toute la ligne. Et elle savait ses infidélités: et il savait qu’elle savait. Et elle aimait et admirait sa mère même s’il lui est arrivé de la haïr. Pas son père: trop indifférent, distant, glacé, trop Lisette, en somme. Peut-être a-t-elle été parfois dure, méprisante, elle aussi, envers lui, mais pour des raisons opposées à celles d’Anaïs. Parce qu’elle ne supportait pas ses poses, le mépris que ce fils de bourgeois semblait parfois éprouver envers elle, envers tous, y compris -mais discrètement, par  dessous- envers sa mère. Elle ne supportait pas son double jeu. Au fond, Guiseppe, toutes proportions gardées, chez eux, c’était Ima, sa mère. Peut-être a-t-elle été, elle aussi, ironique et un peu cruelle ?

    Oui: il est si compassé, si poseur et si Tartuffe aussi que, parfois, Léa ne devait pas pouvoir retenir une réflexion, ô, juste une, mais enfin, elle est habile tireuse: bien visée, là où justement cela paralyse...  Elle peut être «Delage», elle aussi. Pour le bon motif ? Mais toutes les cruautés ne se donnent-elles pas pour légitimes ? Pauvre SDP. Il est vrai: il n’était -parfois- pas de taille.

    Alors ? Abus sexuel dans son enfance ? Léa ne le sait pas. Peut-être ? Peut-être pas. Ou alors, dans une colonie où, lors du départ du père, leur mère les avait envoyés certains week-ends, pour qu’ils s’aèrent ? SDP a dit une fois à Ima, devant sa fille, que c’était un très mauvais souvenir, que les mono et les responsables se comportaient envers les enfants démunis d’une manière détestable... sans précisions, évidemment. Mais peut-être faut-t-il pondérer: le dernier, le chou chou, l’ex-fils de bourgeois déchu a pu être blessé, en colo, d’être un parmi des enfants des rues, des durs.

    Il n’en reste pas moins qu’il lui /leur est sûrement arrivé quelque chose. Mais quoi ? Qui sait si Léa ne bâtit pas, par l’analyse philosophique, un simple roman ? Non, sans doute. On va le voir: il y a dans cette histoire des similitudes qui ne peuvent être le fait du hasard tant elles sont nombreuses et précises. Par récurrence, elle peut alors inférer le passé de certains, ou plutôt, elle remplit ainsi les blancs laissés par les souvenirs glanés de ça de là.


            36 Un thé Iranien,
       avec un soupçon de choléra 

   Il ne reste que Manon, à présent, et Jérôme, bien sûr. Sophia est partie avec Marc et leurs désormais quatre enfants. Pas trop loin, dans le même quartier, mais du côté moins chic: ils reviennent tout le temps.  Parfois, les enfants restent chez Clara, qu’ils appellent Maman-lo. Quatre en quatre ans: Sophia est définitivement attachée, Marc est tranquille. Quatre enfants qu’il élèvera... comme l’on a vu précédemment, en en abandonnant deux sur quatre. On fait ce que l’on peut. Il faut le comprendre. Léa observe ironiquement que Marc a son petit côté Rousseau.

Observons au passage que jamais les autres membres de la famille ne connurent cet abandon: la branche aînée, si liée à Clara cependant au début, s’était ensuite coupée de tous. Le tableau est classique: les parents abandonniques sont souvent isolés, soit qu’ils ne tiennent pas à ce que d’autres mettent le nez dans leurs affaires, soit qu’ils aient été rejetés, soit les deux. On verra exactement, à la génération suivante, Catherine, la fille de Marthe, chasser son fils après l’avoir totalement coupé de tous ; expulsé de l’arbre généalogique, mystifié -on lui laisse entendre que certains sont morts- il ne sait pas se repérer quant aux divers membres de la famille qu’il n’a jamais vue. On lui brouille intentionnellement les pistes: ce n’est que par le minitel qu’il a trouvé l’adresse de Jérôme qui par chance porte le nom de Delage.
Quant aux autres, ils  parlent, confusément, de moins en moins souvent au fil du temps, de la «fille de Marthe», la «nièce de Michèle», la «petite fille de Sophia» que personne ne voit jamais: elle est loin. Mais où, au fait ? A Cannes. Non, elle a déménagé. A Saint-Tropez, Sophia a reçu une carte l’an dernier. Mais non. Elle a quitté la côte lorsqu’elle s’est remariée. On ne sait plus... Au fait, n’avait-elle pas un garçon de son premier mariage si orageux ? Oui. Mais il est… ? Mais non, voyons: il a guéri, c’est son père qui le garde, aux USA. Souvenez-vous, il est américain par sa mère. Quel âge aurait-il... ? La distorsion de la représentation de quelqu’un que l’on n’a jamais vu  est classique: ils ont «fixé» un enfant dans leur souvenir «éternel» comme si en effet il était mort. Lorsque Léa le verra enfin, presque par hasard, -il habite tout à côté de Jérôme-, elle sera étonnée: c’est un homme, et même un homme «fait». Un homme qui fut un enfant abandonné. Dont elle n’avait jamais entendu parler. Le temps passe...

Ce n’est qu’après coup, lorsqu’ils furent adultes, mariés et tirés d’affaire, que Michèle et Antoine, tentèrent de renouer avec la famille, avec un succès mitigé: Jérôme, Floria, Manon... et même Tantie, toujours à la recherche de «sa voix» chez ses nièces (et Michèle est belle, et elle chante bien) votèrent «oui» sans panachage. Son mariage avec «Coco» toutefois lui valut un ballottage presque partout, sauf chez Ima ; mais Anaïs et Lisette, opposèrent un veto implicite absolument sans appel. Récemment encore, elles feignaient de ne plus se souvenir de «ces gens-là», comme elles les appelaient. Il fallut Ima pour les réunir, brièvement. Mais il n’y eut pas de suite. La branche Maquart n’était pas présentable pour ces Rougeonnes.

Michèle, d’abord discrètement, puis avec de plus en plus de virulence, parla enfin de son enfance: elle ne cessa plus. Avec la mode et les avantages des divers objets ménagers existant chez Darty ou pour Coco, des voitures selon les marques, ce fut l’essentiel de sa conversation. Elle s’était trop longtemps tue: le silence avait fait place à la logorrhée. Jérôme, Manon, Floria découvrirent alors, effarés, la malnutrition, l’exploitation, les coups, l’abandon. Léa écouta, stupéfaite: certains détails, certaines scènes, elle les avait vécues,  identiques. Peut-être davantage, Hercule... On le verra. Tout comme on découvrit chez Alain, à la génération d’après, la même enfance que celle de sa tante Michèle... Il avait vingt-cinq ans. Personne n’en avait rien su.

   Floria, depuis longtemps, vit heureuse avec Gilberte, à Lyon ; Lisette, ayant, par manque de santé, raté sa carrière de danseuse nue, a enfin trouvé sa vocation dans le Seizième: messe et bonnes oeuvres ;

   Anaïs est en Iran. Malheureuse, humiliée: mais elle ne le dit pas. Ses lettres, il y en a sans doute encore, sont légères, joyeuses. C’est l’époque du Shah, auquel ils sont liés: il y a des bals à la Cour, des sorties. On l’admire: cela, c’est vrai, sans doute. Sa rousseur, sa clarté de teint, sa vitalité sensuelle plaisent. Plus que jamais, elle se prend  pour Rita  Hayworth. Elle contera ensuite, longtemps après, à FG, qu’elle s’occupe aussi de charité: cela, c’est moins sûr, car ce n’est pas tout à fait dans le personnage, mais qui sait ? Hussein travaille: certes il gagne beaucoup moins qu’il n’avait imaginé, mais cela ne fait rien... Même si elle doit porter des bas de coton, ce n’est pas grave: elle est amoureuse, lui aussi. Le pays est magnifique. Le bleu d’Isphahan, si vous voyiez... Elle les invitera dès qu’elle sera remise de son second accouchement… Car décidément, la contraception n’est pas le fait des Delage, à cette génération du moins.

   Deux enfants en deux ans n’ont cependant pas abîmé son joli corps faussement fragile. Elle remet les mêmes robes juste après avoir accouché. Anaïs est un roc, elle le prouvera plus loin. Les photos la montrent, toujours belle, toujours délicieusement mince, entourée de ses deux bébés bruns et joufflus, dans un cadre féerique: on croirait que le bleu des coupoles étincelant a été placé là par un artiste habile pour faire ressortir sa flamboyante rousseur. Léa imagine Clara devant ses amies et clientes, fière et naïve:
    — C’est ma fille cadette, celle qui est en Iran, vous savez, et mes deux petits-fils. Ils sont magnifiques, n’est-ce pas ? »

   Images d’Epinal. Images fausses. Chansons douces. La comédie, comme toujours. Litanies. Berceuses. Pourquoi s’est-elle tue ? Trente ans ?

   L’envers du décor, le voilà: des années après, elle accuse, en toute simplicité, sa belle-famille d’avoir voulu la tuer. Elle est, pour ces fervents Ch’iite, une infidèle, une maudite, celle que l’on ne peut saluer qu’en se protégeant les mains d’une étoffe, celle à côté de laquelle l’on ne peut manger, que l’on sert à part, dans de la vaisselle spéciale: une Impure. Dans la vie familiale quotidienne, cela complique. La maison est vaste: ils ont, Hussein et elle, un «coin» à part. Luxueux, certes, mais en bout de patio. Voir à ce sujet «Jamais sans ma fille», que, bien avant le livre, Anaïs avait déjà exposé dans les grandes lignes, à FG et à tous, texte contestable à bien des égards, certes, mais qui, longtemps après, fera sentir à FG combien sa tante avait exactement relaté son histoire. Elle n’avait ni menti ni même exagéré. Anaïs était, tant d’années après, encore déchirée par sa séparation d’avec Hussein et le remariage immédiat de celui-ci. FG avait cru que la jalousie l’avait conduite à noircir le tableau. Après la guimauve, elle ne dédaignait pas la Tragédie lyrique. Ce n’est pas le cas.

    Un empoisonnement, dit Anaïs, en toute simplicité. Elle raconte...  L’Iran, le froid, oui, il y fait froid: on ne l’aurait pas cru, les maisons inconfortables, la promiscuité malgré la vastitude, les railleries, les moutons sacrifiés devant la porte, les épidémies dans les bas quartiers, les silences lorsqu’elle entre dans une pièce, les ricanements, la gêne de Hussein, leurs premières disputes, l’amour réconciliateur ensuite, car, à la différence des héros du livre, ils s’aiment, d’un amour désespéré et fou. Jamais Hussein ne se montrera violent ; Anaïs, par contre,  si: des assiettes précieuses volent contre les mosaïques de leur querencia  isolée. Des cris. Il s’épuise. Il consent: une dépression post partum, peut-être, qui sait ? Il pare les OVNIS, la calme: elle est si belle, même en colère. Et elle a quelques excuses, on va le voir. Il n’y a plus le tchador: le Shah l’a interdit. Et dans leur milieu, cela se passe autrement: en douceur, enfin,  presque. Ils appartiennent à la classe supérieure, celle qui regarde la plèbe comme s’il s’agissait de vers de terre... La plèbe... et les infidèles, du moins certains. Certes, il faut se garder de l’amalgame: Anaïs a des amis Iraniens qui l’apprécient. Mais elle est là aux prises avec des Ch’îîtes intégristes. Dans la fosse aux lions. Dans la famille de Hussein, il est le seul à avoir fait des études, le seul fils également: les filles ne comptent pas. Elles sont déjà promises: des études ne rajouteront rien à leur valeur. Il a donc, dans leur esprit, trahi les siens. Mais ils gardent tout leur optimisme: Allah est Grand. Ce n’est pas irrémédiable, après tout... Rien n’est irrémédiable... Sauf la mort. La mort ? La mort. Justement... On y est.
Hercule, c’est vrai que cette histoire va finir en polar...

    Anaïs reprend posément, de sa voix d’Orientale, toujours jeune, un peu aigrelette, charmante, presque précieuse, les gestes de la main ondulant,  typiques:
Elle gît, épuisée, dans une pièce obscure, sale, immonde. Seul Hussein vient la voir. Seul, il est autorisé à lui apporter à manger et à laver le lieu  et elle-même: forcément, elle est Impure. Aucune des servantes, pourtant  nombreuses, ne s’y risquerait: celle qui le ferait perdrait aussitôt le bénéfice du pèlerinage à la Mecque que les Maîtres, généreux, ont payé à toutes et à tous... pèlerinage qui leur garantit la voie royale du Paradis des Fidèles à condition d’adopter par la suite, pour toute leur vie, quelques principes d’hygiène relativement simples: à savoir, ne jamais toucher un infidèle... Faute de quoi, tout serait à recommencer. Or, les pauvres n’ont pas les moyens de retourner à nouveau dans les lieux Saints, il faut les comprendre. Ils fuient donc Anaïs. Comme le Choléra ? L’exemple est mal choisi. Pas comme le Choléra. Bien davantage, car le Choléra, après tout, fait mourir, mais pas damner. Du coup, des Maîtres si munificents sont adulés par leur personnel au même titre que des Dieux vivants. Quoiqu’ils demandent, fût-ce à mi-mot, ils seront obéis: le Paradis dont ils leur ont indirectement ouvert les portes mérite plus que de la reconnaissance. Pour eux, ils se feraient hacher. Ou ils tueraient... du moins un Infidèle, sinon, ils se retrouveraient à la case départ: damnation et retour à La Mecque pour le Pardon, plus une somme d’argent à offrir à la famille du mort pour réparer, qu’ils ne possèdent pas. Comme ils en reviennent, il n’y aurait vraiment rien de gagné. Tuer ? On y est. Tuer, en effet.

   Anaïs poursuit, la voix douce et énergique à la fois: on lui a fait ingérer dit-elle, sans doute plusieurs fois, des sanies de cholérique, mélangées à du thé: il y a toujours des cas à Téhéran, où l’hygiène, dans les bas quartiers, est inexistante. Un serviteur s’en serait chargé, le choléra lui faisant du reste moins peur qu’Anaïs. Elle a décliné, petit à petit ; puis, brutalement, après un breuvage suspect, là voilà allongée, à demi inconsciente, dans ses déjections. Crasseuse. En sueur. Il faut la laver, la changer comme une enfant... Elle a en partie perdu ses beaux cheveux roux qui tombent par plaques. Elle est grise. La vie d’une Infidèle, même dans l’Iran de l’époque, ne compte pas. On attend.

    La soigner, la nettoyer, Hussein s’en charge: il est médecin et c’est son mari. Du coup, impur, il le devient aussi, non pas parce qu’elle est malade... parce qu’elle est Infidèle. Il doit passer par une sorte de sas où on le nettoie: ablutions, changement de linge, prières, psalmodies, incantations, breuvages etc... pour être autorisé à pénétrer dans le reste de la maison commune où demeure la famille au sens large du terme: quarante personnes. Ce ne sont, du reste, que les règles de l’asepsie quotidiennes: qu’Anaïs soit à présent malade les a à peine accentuées. Cela complique toujours...

    Elle dort, à demi. Un sommeil léthargique lourd, pesant, effrayant. Elle respire  mal. Elle sent qu’elle est en train de mourir. Elle a accouché il n’y a que six mois. Dans son abrutissement fiévreux, elle cherche les bruits familiers de son bébé, qui pleure, croit-elle... Elle entend Régis tomber d’un balcon dans de l’eau: il n’y a jamais de garde-corps, en Iran. Elle a peur. Délire. Non, ce n’est pas cela. C’est un autre bruit. De l’eau ? Non. Des voix. Douces, indistinctes...

    Dans un demi coma, des voix, en effet, en Farsi, qu’elle comprend parfaitement, l’alertent soudain. C’est comme un cauchemar dit-elle, cinquante ans après. Son instinct lui dit de se réveiller, vite, de se lever et de partir. Elle ne le peut pas. Les voix chuchotent toujours, pas trop loin d’elle. On la croit inconsciente, ou alors c’est un calcul délibéré:
     — Ne t’en fais pas -disent-elles- nous t’avons trouvé une très belle jeune fille, de la famille Ghassoul. Elle n’a pas seize ans: tu seras plus heureux qu’avec elle... elle est douce et instruite, elle s’occupera des enfants... Allons, calme-toi... Cela te passera, le chagrin. Vous êtes si malheureux… Elle n’en a plus pour longtemps à présent, elle ne sentira rien...»

    Cela semble impensable, et pourtant, cela, Léa, à présent, le croit. Anaïs a-t-elle  rêvé ? Est-ce le délire ? En tout cas, le sursaut d’épouvante aurait été comme un coup de fouet et l’aurait  forcée à lutter. On ne le saura jamais. Que fit Hussein ? Hurla-t-il de rage? Anaïs entendit des cris, en effet. Elle n’est pas sûre: qui criait ? Qui pleurait ?... Epuisée, elle ne put résister davantage et se rendormit lourdement, croyant que c’était pour toujours, priant qu’elle ait la force de tenir, pour ses enfants, pour elle, pour cet élan de vie joyeux et puissant qu’elle portait toujours. Il semble, de toutes manières, que son mari n’ait guère eu voix au chapitre devant sa nombreuse famille liguée. Ce jeune médecin avait épuisé toute son énergie, sans doute au demeurant assez modeste, en imposant une épouse Catholique à sa famille Musulmane Chi’ite: éreinté, il ne pouvait sans doute ferrailler davantage. Il la laissa donc seule contre le clan entier. Elle faillit en mourir, en effet: que sa maladie ait été volontairement provoquée ou seulement induite par ce qu’elle subissait, qu’importe, c’est tout de même d’une tentative de meurtre qu’il s’agit ici, directe ou indirecte... par des gens prévoyants, qui, devant son corps, pas encore achevé, parlaient déjà de la suivante, plus convenable, qui allait laver de l’opprobre l’ensemble des croyants. «Elle ne sentira rien...  Avaient-ils -qui: «ils» ? Anaïs parle de sa belle-mère et de son beau-père- prévu quelque drogue pour en finir plus vite avec elle ? Hussein refusa: Anaïs vit toujours. C’est une jolie vieille dame de quatre-vingt-trois ans, élégante et parfumée... Toujours sexy et charmeuse.

   Mais, et c’est là le plus extraordinaire, elle ne dira rien, n’écrira pas, se taira. Pourquoi ? Avait-elle à ce point rompu avec Clara et les siens ? Ne voulait-elle pas l’inquiéter ? Il est poignant que cette jeune femme, perdue, si loin de chez elle, ait couru un tel danger, sans jamais s’être plainte auprès des siens, qui l’ignorèrent pendant des années. Et on la dit égoïste ! (ce qu’elle est aussi en effet ). Perverse ? Egalement.

   Rétablie, contre toute attente, -les Delage sont solides, et Hussein ne la quitta plus-, elle s’enfuira aussitôt. Inutile de s’acharner, de tenter de convaincre son mari qu’il est en train de gâcher leur vie. C’est fait, du reste: après ces voix entendues à son chevet, plus rien, jamais, ne sera comme avant. Hussein n’insistera pas davantage: à sa façon, il l’aime. C’est, sans figuration, sa vie, réellement, qu’elle risque: elle le sait à présent. Lui aussi. Mais jamais, il ne trahira les siens. Qui sait si, intentionnellement, ces voix, qui ne se souciaient pas d’elle, juste à côté, ne visaient pas, au cas où elle entendrait, à la faire définitivement fuir ? C’est gagné. Il lui faut faire vite. Elle partira en effet, avec Régis, de un an et demi, et le petit frère qui venait de naître, baptisé, par provocation ? Baptiste. Hussein la répudia, comme il était prévu, puisqu’il n’est pas d’autre forme de divorce en Iran: encore le Shah avait-il assoupli les règles Coraniques, ce qui, par un effet secondaire pervers, valut à la récalcitrante comme à tant d’autres de risquer d’être assassinée. Et, toujours comme  prévu, il épousa la jeune fille qui lui était destinée lorsque l’on se demandait, à son chevet, quand Anaïs allait enfin se décider à laisser la place. Ils formèrent un couple traditionnel, apparemment heureux. La jeune fille sut-elle ? Cela doit faire parti, dans cette famille, du non-dit, comme, chez les Delage, le Saphisme de l’aînée:

     — Hussein a eu une brève passade, autrefois, pour une Française qui lui a même donné les deux charmants enfants qui parfois viennent passer des vacances en Crimée: mais ils ont divorcé.»
Sans doute est-ce ainsi, par une simple phrase, banale, légère, que l’on clôture, en trente-et-un mots, cette histoire d’un passé ancien: une minime anecdote, sur laquelle il ne convient pas de s’attarder. Toutes les familles ont leurs petits secrets, après tout. Dix enfants vinrent égayer le nouveau foyer. Un par an, régulièrement. La jeune belle-mère de Régis, douce et maternelle, lorsqu’il sera en France, à l’abri, chez Floria et Gilberte, leur enverra souvent de touchants petits cadeaux: pulls tricotés à la main, poteries peintes par elle, tapis de prière aux bords brodés, bijoux de lapis lazullis pour les tantes... Les deux garçons seront parfois invités, à Téhéran, dans la nouvelle maisonnée de leur père, ou dans la villa de la famille, en Crimée, pour des vacances. Une vie simple et tranquille: paisible. Un meurtre inabouti, en amont, celui de leur mère: le savaient-ils ? Oui. A eux, Anaïs ne l’a pas laissé ignorer. Cela ne fait rien: c’est le passé, après tout. Les différences culturelles, parfois, c’est difficile... Ils virent assez souvent leur père. Leurs grand-parents Farsi, un peu moins. Un thé ? 

   Comment ont-ils vécu cela, ces deux cousins Delage ? Le mieux du monde: ils devinrent de jeunes hommes équilibrés, heureux, accueillants, à la fois Orientaux et Occidentaux. L’un d’entre eux est le portrait de SDP. Léa s’enchante de ce cousin Iranien qui, avec le visage et l’allure de son père et un léger accent farsi, l’embrasse chaleureusement, ainsi que tous ses invités, touche parfois du bras ses protagonistes lors de conversations animées et s’assoit en tailleur, en chaussettes, sur les tapis, son café à ses côtés. Quoique performants, ils ne furent ni snobs, ni compliqués: en apparence du moins. Léa les aime bien, surtout l’aîné. Floria et Gilberte, sans doute, ont, pour eux, été le contrepoids déterminant. Le contre poison. Etrange... Là où l’on  l’attendait, la malédiction est levée. Ils ont eu deux enfants chacun, une vie de couple harmonieuse: décidément, ils sont les seuls dans la norme, ces cousins demi Farsi.

   Redite, mais cela en vaut la peine: et de petits esprits se demandent si des lesbiennes peuvent adopter des enfants... 

   Mais suivons toujours notre piste, Hercule: pourquoi Anaïs ne retourna-t-elle pas en France ? Cela demeure un mystère. Il semble à Léa qu’à sa place, elle aurait pris le premier train, avec ses enfants, quelques affaires sauvées du désastre, peut-être, et aurait atterri à Dijon, pas trop loin de Clara. A la différence du mari de Betty Masmoudi, ni Hussein ni sa famille n’ont jamais empêché Anaïs de quitter l’Iran avec ses enfants. Au contraire. Ils n’avaient guère d’importance, ces deux petits demi français, ces demi Impurs. Très vite, dix autres suivirent: des vrais, des Musulmans grand teint. Ils n’en étaient donc pas à deux près, même s’il s’agissait de garçons, et de «nos futurs prix Nobel», comme dirait Floria. Ils ne le savaient certes pas encore... Mais cela n’aurait rien changé: ce sont des Purs, des incorruptibles.

  Pourquoi donc est-elle restée ? Floria laisse entendre qu’il y avait sans doute un autre homme, très vite, peut-être même dès ce moment-là: la mésentente avec Hussein couvait, sa famille attisant assidûment le feu. Léa a eu l’occasion de le voir: Anaïs, même à quatre-vingt ans, est toujours une séductrice hors pair. Sans doute. Cela serait la raison ? La famille de Hussein aurait-elle simplement voulu précipiter les choses ? Venger un mari trompé, ainsi que la Loi Islamique en fait obligation ? La lapidation avait théoriquement été interdite: mais le Shah fermait volontiers les yeux. Il avait d’autres chats à fouetter, comme dirait le Canard enchaîné. L’empoisonnement était moins salissant, plus convenable, plus occidental. Imparable.

  Peut-être était-il plus facile d’élever de jeunes enfants en Iran ? La vie y était moins compliquée ? Les occasions de travailler, plus nombreuses ? Le personnel, plus diligent ? Cela, certes, on l’a vu, et à quel point. Clara était loin: mais, après cette terrible aventure, à moins d’imaginer une agression, on y revient, Hercule, sexuelle dont Clara aurait été la complice, effectivement, Léa ne conçoit pas le silence d’  Anaïs. Bafouée, empoisonnée, elle part, certes, mais elle demeure dans le même pays, ne dit rien à sa propre famille, ne l’appelle pas à l’aide… Par  orgueil ? Elle avait tant vanté Hussein et les siens et rejeté, moqueuse, les objections de Clara et de Lise. Elle se sentait à présent confuse: elles avaient eu raison. Elle ne voulut pas l’avouer, pendant longtemps. Elle serra les dents, et fit front. Seule. Avec ses deux enfants en bas âge. Où aller ?

   Léa se sent étrangement émue, à en pleurer, devant cette somme de souffrances honteuses, tues, enfouies, qui cependant, en bout de course, l’ont sans doute atteinte. Au bout de l’écriture, c’est la compassion qu’elle rencontre pour sa famille Delage, une pitié qu’elle n’attendait pas. En pensant à Anaïs, en imaginant cette toute jeune femme, -elle avait à peine vingt ans- à laquelle on lui a tant dit qu’elle ressemblait, seule, avec ses deux enfants, dans un pays Musulman, fuyant la mort, la haine et le fanatisme, chercher un logis, un travail, et, peut-être, mais cela, c’était pour elle le plus facile, un homme... Et tenter de les élever seule. Puis, les laissant à Floria et à Gilberte afin sans doute de les mettre à l’abri... Sans les revoir, ou si peu... Un gâchis. Non: elle a vécu, simplement, une autre vie que celle d’une petite bourgeoise. 

    Anaïs ne s’attarde pas sur cette période qui ne fut sans doute ni glorieuse, ni dramatique, ni romanesque. Elle travailla un temps, dans un hôpital populaire, sur recommandation de Hussein, remplissant, sans la moindre qualification, quasiment le rôle de médecin. Elle ne fit sans doute pas pire que certains, au contraire: Marie-Line est surprise, des années après, par ses connaissances pratiques autodidactes, la pertinence de ses observations, de certains de ses avis ainsi que par sa patience, inattendue chez elle, envers les malades, notamment Lisette, qu’elle soigna quelque temps avant sa mort  -très peu de temps-.

   Anaïs la roublarde offre ici une jolie image, surprenante et sûrement  réelle: après un accouchement, en cas de fièvre puerpérale, si la famille ne pouvait payer les antibiotiques indispensables, les femmes mourraient inexorablement. Les conditions d’hygiène, la malnutrition rendaient les épidémies fréquentes. Les médecins bien souvent s’en souciaient peu: c’était un hôpital de pauvres. Anaïs avait trouvé une solution: elle prétendait s’inquiéter pour une riche -ou une moins misérable- accouchée dont la famille aussitôt achetait le produit et elle la piquait consciencieusement à l’eau distillée. La femme «guérissait», d’autant mieux qu’elle n’avait jamais été malade. Et elle se servait ensuite des doses soigneusement serrées pour une nécessiteuse réellement atteinte. Malgré son statut d’infidèle, elle avait parmi les patientes une cote de popularité égale à celle de mère Térésa: sans que rien ne soit jamais expliqué, on avait observé qu’avec elle, les patientes ne mourraient pas. Elle rit à l’évocation du culte dont elle était l’objet, des étranges cadeaux qu’elle recevait, légumes, paniers, bout d’étoffes tissées, qu’elle donnait à son tour. Elle eût pu être un médecin remarquable, diplômée ou non.

   Mais elle se remaria richement, avec un Américain, cette fois, et l’histoire tourna à nouveau... Voulut-elle se venger ? Une revanche ?  Alors ? Demi mondaine, elle aussi ? Midinette malchanceuse ? Sans doute, un peu l’une, un peu l’autre. Est-ce de ce moment que date la photo qui la montre, nue au bord d’une piscine ? Qui sait ? Peut-être. Elle avait des excuses, songe Léa.

   Snob, égoïste, parfois perverse, elle est aussi, dans le début de son existence, étonnamment sympathique, lorsque l’on imagine sa vie de jeune femme, se jouant des médecins de l’hôpital en posant des «diagnostics» imaginaires et sauvant ainsi comme par jeu, des femmes vouées à la mort. Si elle n’avait blessé Ima par son mépris, peut-être affecté, Léa l’aurait aimé, cette tante vamp, étrange, brillante, drôle, aventureuse, qui avait tant à lui dire. Un personnage intéressant, en effet. Mais dangereux, qui, cependant, a payé bien cher, autrefois, sa vigueur.

Mais on en était à Manon. On a dévié, Hercule.


        37 Manon, la petite      

   Elle est constamment désignée ainsi, en raison de sa taille, certes, mais aussi de son rang dans la fratrie: sur tous les plans. Cela n’est pas péjoratif, pas plus que le «p’tit Jérom’» de Sophia adressé au digne SDP de soixante ans, bien qu’elle s’en agaçât. Elle tient peu de place: en apparence seulement. Lorsqu’elle parle de son enfance, on pense immédiatement à Cendrillon, mais une Cendrillon qui aurait consenti à son rôle par amour pour sa mère, une Cendrillon appréciée qui, tout compte fait, sut se faire respecter. Sur elle, les avis divergent. Selon Anaïs, elle aurait refusé d’apprendre tout ce qu’une jeune fille de bonne famille se doit de savoir: études, même succinctes, musique, piano, danse. Un certain manque d’ardeur au travail intellectuel et physique ? De capacité ? Anaïs ne le dit pas: mais on devine. Du reste, juste renvoi d’ascenseur, c’est exactement ce que dit Manon de son aînée. Floria confirme plus ou moins, à sa manière, moqueuse, l’opinion d’Anaïs, à moins que ce ne soit la cadette qui se soit comme toujours alignée sur l’aînée:
    -- Je crois qu’à l’école, Manon  a même eu un premier Prix de tranquillité» dit-elle, avec cet étrange sourire dans le regard cerné, sourcils légèrement haussés, contredit par le mouvement sévère du reste du visage. Floria, à l’inverse de ce que font la plupart des gens, ne sourit jamais de la manière habituelle, par un mouvement convenu des lèvres seulement. Ses yeux seuls manifestent sa gaieté. Mais ils le font franchement. Elle a les zygomatiques  fatigués, dit Régis. Il faut seulement l’observer finement. FG, en vieillissant, se surprend parfois à avoir ce même sourire particulier, des yeux seuls.  

   Selon Manon, au contraire, on l’a sacrifiée à ses soeurs: elle y a consenti. Clara et Sophia ne pouvaient seules s’occuper des pensionnaires, des clients, surtout après la naissance de Marthe... A quatre-vingt ans, émouvante, elle montre à FG  ses carnets de notes d’enfant qu’elle a soigneusement conservés pour  preuve: ils sont excellents. Elle a eu un Prix de tranquillité en effet, mais aussi de toutes sortes de matières, et même de piano, ce que ne mentionne pas Floria. Une institutrice célibataire aurait même proposé à Clara de s’en charger pour la faire étudier, tant elle redoutait qu’un tel talent ne soit laissé à l’abandon. Elle l’aurait instruite, éduquée etc... Clara refusa: par peur de se séparer de sa dernière fille ? Par amour ? Par nécessité ? Manon le regrette encore. Sa vie eût été changée, dit-elle, bien qu’elle ne se plaigne pas de son existence, terne mais paisible, avec Eric et leurs enfants.

   Hyper active, ingénieuse, infatigable, tôt levée et tard couchée, elle n’arrêta jamais de servir les autres. Il y avait toujours autour d’elle quelqu’un à soigner, à prendre en charge, à dépanner: au début de sa carrière, les pensionnaires ; ensuite, très jeune, le mari et les enfants (trois) ; puis, vinrent  les beaux-parents, qui moururent presque centenaires ; et Clara enfin, lorsqu’elle fut vieille ; cela finit récemment avec Sophia, sa presque mère, qu’elle prit chez elle à la fin pour soulager Michèle épuisée qui ne pouvait voir mourir sa mère. Sa deuxième tranche de travaux, non moins prenante, s’ouvrit parallèlement à la fin de la dernière, la chevauchant donc pendant longtemps, avec la plupart de ses petits enfants (six), qu’elle éleva en partie... Puisqu’elle était à la maison, n’est-ce pas, si bien organisée, et que sa fille et ses belles-filles travaillaient, c’était le plus simple. On le lui demanda pour le premier et le second: pour les autres, cela allait de soi. Sans compter quelques tantes d’Eric plus ou moins grincheuses et impotentes, les chats et les chiens, voire quelques plantes vertes qu’elle arrosait pendant les vacances de tous: Manon s’en donnait à cœur joie. Elle trouvait encore le temps de coudre des robes à ses filles, belles-filles, petites filles et même voisines, ainsi que... les Aubes de Communion de tous. Cela avait été l’enjeu, dans leur quartier de Dijon, d’une bataille Clochemerlesque, qui avait failli faire perdre la foi à cette innocente et à quelques fidèles  (fidèles de Manon s’entend). Ses Aubes, d’un tissus particulier, étaient si parfaites que le Curé, ulcéré qu’elles fissent apparaître les autres, par comparaison, ternes et fagotées, les interdit purement et simplement: une Fatwa. Manon-Rushdie et ses fans se rebiffèrent aussitôt: cette douce petite femme de quarante kilos est pugnace. Etait-ce sa faute si les autres étaient laides ? Qu’on lui demande seulement... Un nouveau cantique, pour ses Fidèles:
— Que l’on demande seulement... et Manon vous exaucera...
Et elle les ferait gratuitement, les Aubes. A tous. Puisqu’elle était lancée.

   Le Curé eut des accents Luthériens, Calvinistes voire Babouvistes pour justifier sa Fatwa: péché d’orgueil, de Vanité, Communisme  (des Aubes), distribuées au hasard juste avant la cérémonie, tous Egaux dans le même Dénuement, l’Eglise du Christ, des Pauvres, on ne fait pas sa Communion pour se Pavaner etc... Il avait raison, du reste. FG, à qui l’histoire fut largement commentée afin de bien lui faire sentir toute l’inique petitesse dudit, ne voulant vendre son âme ni au Diable ni à Manon, fut contrainte d’en convenir délicatement, avec toutes les nuances requises.

    Manon dut s’incliner devant la force des ciboires, mais, rusée, elle fit photographier ses fidèles avec ses Aubes, à côté des autres, le lendemain de la Cérémonie, au cours d’une petite fête qu’elle donna mine de rien, chez elle, «pour les enfants». La photo en couleur trône toujours sur sa cheminée et dans bien des foyers du quartier: on ne peut ignorer qui est Manoniste et qui ne l’est pas. Cela ressemble vaguement à une publicité pour une marque de lessive (ou d’Aube): il y a ceux ont utilisé Ominus, éclatants, et les autres, de ça de là, absolument minables. Le Curé se vengea en refusant de marier religieusement sa fille. Et toc.

   Manon aimait le surmenage et appréciait que tout le monde eût besoin d’elle. Elle  ne pouvait vivre sans une Cour régulièrement approvisionnée de fidèles clients. Dans «sa» famille, étendue à un vaste entourage de voisins, amis, parents de parents, tous plus ou moins ses débiteurs reconnaissants, elle exultait, dirigeant d’une poigne ferme et constante une suite considérable. Des quatre soeurs de Jérôme, cette super femme au foyer fut paradoxalement la plus amicalement liée à Léona: leur excellence, reconnue de part et d’autre, l’une par l’autre, portant sur deux domaines diamétralement antagonistes, il n’y eut entre elles ni concurrence, ni jalousie. Léona était l’intellectuelle, la politique ; Manon, la Docteur Honoris Causa  ès Travaux Ménagers incontestée: elles s’entendaient à merveille. Un jour de visite, Ima lui proposa de laver la vaisselle. Manon refusa, mais, sans attendre sa permission, Ima était déjà devant le bac à plonge très sophistiqué de sa belle-sœur, plein d’objets étranges, rutilants, totalement inconnus de la Cévenole... Elle

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