dimanche 30 octobre 2011

Chanson douce 1


Une chanson douce
 ou un si beau père












Heffe Geay






















    Une chanson douce....


 1 Un homme venu d’ailleurs

    A l’origine, il y a un acte étrange: un acte violent, sexuel, de la part d’un homme envers sa fille... Un inceste ? Non. Un infanticide ? Cela s’en rapprocherait. Cela n’a pas de nom, car ce n’est pas censé exister. Un fille-icide plutôt. Un homme qui est son père et qui n’aurait jamais dû. Un homme qui avait dû subir lui - même  des violences de cette nature, on y reviendra. Un homme qui jamais ne parlait de lui, de son enfance, interdisant même que l’on y fît allusion comme s’il se fût agi d’une incongruité, d’un grave manquement au savoir - vivre... Un mystère. Un homme venu d’ailleurs. Dont elle ne sait presque rien... Son père, en somme, puisqu’il faut bien lui donner un nom.

   Ensuite, vient la souffrance: elle n’est pas aimée... En  même temps, la culpabilité. Elle ne mérite pas de vivre... Quelque chose en elle le lui susurre, sans qu’elle l’entende: elle ne peut répondre. C’est. Point. Et enfin, ce désir de conte de fée d’un Prince -ou d’une Princesse, elle n’est pas fixée- qui la tirera de là par son seul amour, son seul regard: « La Belle et la Bête ». La Bête, c’est elle, évidemment. Il faudrait dire le «Bel» et la Bête. Elle rase les murs ou au contraire parade pour le trouver, ce Beau: dans la foule indifférente, il doit être là à l’attendre... Mais où ? Tous les jours, elle se lève avec cette quête. Tous les soirs, elle se couche, tard, déçue: elle recommencera le lendemain: cela peut durer toute une vie.

    Ou bien on ne la voit pas, ou bien on la trouve trop voyante... Ou bien on la  méprise, ou bien on l’envie: parfois, c’est les deux. Elle ne sait jamais où il faut être, ce qu’il faut être. Elle en fait trop, ou pas assez. Trop ET pas assez à la fois, aussi: ce n’est jamais la juste mesure. Elle dérange, forcément...  On la  rejette, forcément: les gens refusent qui quémande. Avec celui-là, on n’en a pas fini, il ne se décrochera jamais, il va nous dévorer. Ils fuient. Forcément, ils ont peur: c’est d’eux - mêmes qu’ils ont peur, mais ils ne le savent pas. Il en va en amour, comme en affaires: il faut toujours faire semblant de ne pas avoir besoin de lui pour que l’adversaire ne profite pas de votre faiblesse.



      2 Le Prince et la souris

    Elle finit par trouver quelqu’un qui l’aime: elle l’aime, forcément, puisqu’elle n’est qu’attente, un puzzle incomplet à la recherche de son élément manquant... S’il ne l’est pas, elle s’arrangera: pour que cela s’emboîte, elle va se modifier. C’est facile. Et cela marche... Parfaitement. Et puis, au fil du temps... c’est de plus en plus difficile. Finalement, l’amour-même l’a renforcée, lui a donné le courage d’exister: et c’est cette existence qui va anéantir l’amour... Elle le rejette. Il ne l’aime pas assez ? Non. Il n’aime simplement pas ce qu’elle est, ou ce qu’il lui a permis de devenir: elle- même. Il aime une chimère qui lui ressemble extérieurement: un être malléable qui se modèle à son gré. Elle le fut, puis, ne le fut plus: non pas par révolte, elle en est incapable. Par obligation  soudaine: on le lui interdit. Pas lui, certes: elle lui convenait tout à fait. C’est sa famille, lorsqu’elle survint. Nous y reviendrons. Elle n’est donc plus, pour lui, ce rêve qu’il avait fait d’elle et auquel elle s’était adaptée. Elle l’avait joué un temps: parce qu’elle n’imaginait rien d’autre ; pour lui plaire, pour vivre et rompre la malédiction puisque, seul, il pouvait lui conférer cette vie confisquée... «Parce qu’elle l’aimait», dit-elle. C’est ce que l’on dit en général, pour simplifier. Jouait-elle ? Non, pas tout à fait: c’était elle, pour de bon. (Pour exister, elle a besoin de lui, mais lui, justement, ne peut supporter qu’elle existe: ils ne peuvent donc s’aimer que séparés). Elle le déçoit trop. Il le lui dit. Ils se déchirent. Elle part. Elle cherche à comprendre.

    Pourquoi ? Elle ne sait pas encore si sa situation est normale ou non. Peut-être que tous ont comme elle, subi... ? Non, ce n’est pas possible: les autres ont l’air normaux. Heureux. Peut-être jouent-ils ? Et peut-être ne sait-elle pas jouer ?  C’est la question. Elle cherche... Tout une vie à chercher... Et elle réécrit cette histoire. Son histoire. Celle de tous, peut-être.










      3 Initiation

    Cela a donc commencé ainsi: un geste fille icide. Trois fois rien. Juste des coups, violents, sur un corps d’adolescente brutalement dénudé. Coups de tout... Une scène de roman X. Dure, sans plus.

    — Il n’y a vraiment pas de quoi en faire un flan, tu délires... C’est bien de toi: te torturer avec une telle vétille...» lui dit durement sa voix intérieure. Sans doute. Mais enfin....
   — Tu es sûre que tu n’as pas rêvé, il semble si normal, si gentil, si comme il faut ? Un peu replié peut-être, mais ? » lui demande, cinq ans après, le Prince, alors qu’elle en parle pour la première fois. Sûre ? 
Elle ne sait pas ce qui s’est passé ni comment cela s’est passé. Cela n’a pas de nom, ou un nom inexact. Elle pense ne pas s’être esquivée assez vite, comme il lui en intimait l’ordre.
   — Vite vite dépêche-toi, dégage...  mais dégage, bon Dieu ! »
Elle n’a pas su se dépêcher suffisamment.
Peut-être l’a-t-elle fait exprès ? Etait-elle mauvaise ? A-t-elle voulu l’énerver ? Qui sait ? Agressive ? Sans doute... lui susurre son démon intime...
   — Au fond, tu l’as cherché. Ce n’est pas à Danièle que cela arriverait... Il n’y a qu’à toi que cela arrive...»
Bien sûr.
   — Tu n’avais pas à te mêler de ce qui ne te regardait pas, de leurs affaires à eux, de ses tromperies -continue sa voix intérieure- ça t’apprendra…»
«Ca» ne lui a pas appris: au contraire.

    Evidemment, des gaffes, elle n’en rate pas une... Sa mère disait que son père était un être extraordinaire, proprement inouï, une Merveille d’homme qu’elle seule avait su dénicher... Mais aussi, le soir, à la veillée, seule avec sa fille, elle lui confiait, accablée, ses tourments: évidemment, une Merveille, ça dévalorise... Une Merveille, c’est hautain, c’est silencieux, cela bafoue... cela rabroue...
Ils jouaient tous les jours «le Bel Indifférent». Mais elle reconnaissait aussi, humblement, il était si sublime: il fallait bien payer le prix... Elle était si malheureuse cependant qu’elle voulait souvent se suicider: vivre avec une Merveille, ça use. Car, de plus, il s’agissait d’une Merveille fragile qu’elle devait sans cesse soutenir. (D’un autre côté, elle ne l’avouait pas, mais ce n’était pas si mal car la Merveille était ferrée)... Mais enfin, elle n’en pouvait plus. Mourir lui semblait donc la solution la plus appropriée: il fallait que sa fille l’en empêche...
Celle-ci se mit alors à haïr cette Merveille absente, distante, qui, en la trompant, conduisait sa mère à la mort. Forcément. Mais sa mère, elle, ne la détestait pas du tout, sa volage Merveille: épanchée, ayant vidé tout son sac de haine sur le dos de sa fille, elle allait rejoindre le Surhomme au lit où il ronflait, (car la Merveille  ronflait comme un sonneur). Petit déjeuner réclame pour Ricoré... Tout baignait dans l’allégresse.

    Il faut comprendre la mère: elle était si triste de voir son Surhomme lui tenir haute la dragée... Pour résister, il fallait bien en parler à quelqu’un: et puis, c’est honteux, d’être bafouée. Ce sont des choses que l’on ne dit jamais à personne. Du coup, on ne voit personne: si les gens découvraient cela, quel déshonneur. La psychanalyse n’était pas encore inventée à Saint-Ambroix. On faisait avec ce que l’on avait: un témoin de tous les jours, concerné et bienveillant, une fille, ne piperait mot: c’était l’idéal. Et puis, c’était gratuit. Et puis, la mère l’aimait, et vice versa: alors, forcément, cela tombait bien....

    Le Surhomme se mit à haïr sa fille. Forcément: elle était si dure. Pour sa femme, il avait tout quitté: son travail, son pays, sa famille. Encore que le mystère planât là dessus, qu’elle essaiera d’élucider... Nous y reviendrons. (Il n’avait peut-être pas quitté grand chose, sauf en ce qui concerne le travail)... Mais il était, là, à Saint- Ambroix, la Pièce Rapportée de Paris: magnifique Pièce certes, un vrai Poisson de concours de pêche, mais enfin, rapportée... Malheureux ? Peut-être. Dédaigné ? Il le croyait: avec le travail, l’argent, la Merveille avait du mal. Donc il posait: il affectait de mépriser de peur que l’on ne le méprise. -Enfant, son père l’avait dit bâtard, on y reviendra.- En fait, personne ne le mésestimait, au contraire, mais, à force de pallier un mépris imaginaire par des poses de Bel Arrogant, les longues veillées avec maman aidant, sa fille, seulement elle, le rejeta à son tour. Il en fit donc son bouc- émissaire: les circonstances la lui avaient  offerte. Forcément. Elle y avait consenti. Forcément. Il allait se venger. On allait voir ce que l’on allait voir. On a vu: voir au début.

    Sa mère ne la défendit pas. Et personne d’autre qu’elle ne sut, ni ne voulut savoir. La fille avait mauvais caractère... Elle était malade peut-être... Des nerfs.  Sa mère l’accabla, elle:
    — Il est si merveilleux, si cultivé, si brillant, il a tant d’excuses, le pauvre, avec son enfance... Il est nerveux ? Soit, mais c’est parce que c’est un hypersensible, il faut se mettre à sa place, c’est si dur la vie... Et puis il est fragile du dos… Et tu es trop intransigeante... Il faut mûrir enfin: les parents ne sont pas parfaits, même nous: c’est lorsque l’on en prend conscience que l’on devient adulte... Il faut beaucoup de courage. On a tous connu cela. Allons ! C’est si difficile d’être parent... On ne sait jamais  comment faire...Tu verras plus tard...»
Elle pleurait de désespoir: sa fille la consolait. 

    Elle ne sut ensuite jamais, dans la vie, ce que signifiaient les discours, à moins de les analyser longuement, point par point: c’est ainsi qu’on la crut intelligente. Avec ceux de sa mère, elle avait eu des prolégomènes:
    — J’ai tant de chance de l’avoir: c’est quelqu’un d’absolument fiable, sérieux... Mais tout de même… (un salaud ? Cela, ce n’était pas dit en ces termes mais l’esprit y était.) Quel surhomme cependant, et puis il a des excuses, le pauvre, avec son enfance, il n’a pas eu de père... Ce qui me désole est que vous vous entendiez si mal: c’est pour cela que l’on se dispute, lui et moi. Mais si, il t’aime, voyons, ne sois pas sotte: c’est obligé, tu es sa fille... Il ne le montre jamais, d’accord... Mais il ne montre jamais ces choses-là, par pudeur. C’est un grand sensible, sous sa carapace... Tu dois reconnaître aussi que tu as un sale caractère: c’est normal qu’il t’en veuille, tu es trop entière, comment pourrait-il ne pas te détester avec les attitudes que tu as envers lui ? Tu vas finir par nous faire divorcer, ce serait terrible... Au fond, c’est toi qui sèmes la merde, non, je veux dire qui attises le feu ; sois plus tolérante, s’il te plaît. Pour moi…»
Tout cela certes n’était pas entièrement faux: mais le lien entre toutes ces propositions manquait pour les rendre intelligibles. La terre était carrée, puis ronde, puis ovale, puis à nouveau carrée: c’était fâcheux... Mais il fallait à chaque fois l’admettre. Pour avoir la paix. Pour être aimée. Un peu. Elle l’admit.




4 L’objet de désirs contraires

    Il semblait que la part obscure de la mère s’était décalquée sur la fille, disparaissant aussitôt de son support original à tel point que sa génératrice contemplait ensuite, stupéfaite et réprobatrice, son enfant, devenue inexplicablement un monstre effrayant... elle-même ! Qu’elle tentait alors d’amadouer afin d’en protéger sa fragile Merveille. Perverse ? Non: apprentie sorcière, simplement. Elle n’avait ni mesuré combien ses propos pouvaient générer de haine chez sa fidèle groupie, ni prévu le combat désespéré que celle-ci allait devoir engager pour elle... ni les violences qu’elle allait subir en représailles: une frêle adolescente  contre un Surhomme adoré, la partie n’était pas égale.

   Cela ressemblait à «Mission impossible »:
   — Voici l’objectif à atteindre et nos instructions. Cette cassette se détruira automatiquement en fin de lecture. Nous vous prévenons qu’en cas d’échec, nous nierons avoir eu connaissance de quoique ce soit.» 
Ici, il n’était nul besoin de technique sophistiquée, de destruction de cassette: sa mère faisait cela toute seule. Après avoir parlé, elle ne tenait plus compte de ce qu’elle avait dit. Le résultat la surprenait: elle en voulait à sa fille et consolait sa Merveille qui s’en plaignait. En fait, elle parlait, le soir, à son enfant, comme on se parle à soi-même: elle pensait tout haut. Elle n’escomptait pas de réaction concrète. Le suicide, toujours, était à la clef: l’adolescente compatissante et terrorisée intervenait. Mal. Trop. A contresens. Le malentendu vient de là. Peut-être était-ce un  jeu... que la fille prit au sérieux ? L’infatuation du Génie lui était insupportable. A la différence de sa mère, la Merveille ne daignait jamais lui parler. Une Merveille ne parle pas.

    La représentation théâtrale, parfois, était  comique. La mère affichait tous les jours, devant lui, l’incroyable heur qu’elle avait de l’avoir déniché: lui, modeste, n’approuvait que par un silence souriant de bon aloi. Il se laissait aimer, nonchalamment: c’était naturel, il était admirable. Ils jouaient tous les jours: «la Paysanne et le Prince» ou Cendrillon. Mais parfois, la Paysanne, poussée à bout et mal éduquée comme tous les Vilains, s’énervait: le Prince, bon Prince, ne disait rien, il ne disait jamais rien. Les gens le croyaient donc parfait: un homme idéal. Quelle chance avait-t-elle. Elle en convenait, souriante. Mais la fille le haïssait. Forcément. Personne ne la comprenait  puisqu’il était parfait. Enfin presque. Ses quelques incartades, sues de tous, étaient acceptées et tues: avec une femme si dure, le pauvre... La pièce publique était «le Saint et la Mégère», (certes, un chaud lapin de Saint, mais…) Il ne supporta plus sa fille. Forcément. Il fallait qu’elle parte. Il mit alors les cartes en mains à sa Paysanne: ou tu l’abandonnes, ou rien ne va plus entre nous. Cela ne se passa pas exactement ainsi: on est chez les bourgeois, ou du moins au milieu d’un hectare de terre, là où jamais une assistante sociale ne pointe son calepin de comptes-rendus. Ce fut plus simple:
    — Mais elle est très bien, Interne à l’Ecole Normale d’Aix: ne l’a-t-elle pas voulu ? Rien ne l’obligeait à passer le Concours, non ? D’accord, elle ne savait pas qu’on allait déménager... Mais c’est pour son bien. Son avenir est assuré maintenant. Elle est fonctionnaire. Et puis, elle rentrera aux Vacances Scolaires, enfin, si tout va bien... Trois ans, c’est vite passé. Quand elle aura le Bac, on sera à temps de voir... D’ici là, il faut s’installer, voir venir, est-ce que mon travail va marcher, on ne le sait pas, et il y a l’emprunt... On ne va pas vivre aux crochets de ta mère tout de même…

    Espérons, devait-il penser… en trois ans, les enfants, ça change... Quinze plus trois égale dix-huit: c’est un âge raisonnable pour quitter définitivement ses parents ; elle aura alors un poste dans les Bouches du Rhône...
    — Trois cents kilomètres, à peine six heures de train, ce n’est pas la mer à boire, allons, sois un peu raisonnable, Léona...
La mère résista, mollement: abandonner sa fille, tout de même. Mais «être raisonnable», évidemment... Et puis, leurs veillées tardives lui manqueraient. Elle l’aimait aussi. Mais elle céda immédiatement devant la mine accablée et agressive de la Merveille Epuisée. Car la Merveille se fatiguait vite: elle avait besoin d’un tuteur, d’une température et hygrométrie constante, c’était une plante de serre. («Forcément, avec son Enfance, le Pauvre, il n’a Pas eu de Père...» que nous allons dorénavant écrire plus simplement «EPPP»). Un froncement de ses beaux sourcils d’intellectuel soigné, EPPP, et tout fut dit:
    — Tu ne trouves pas que les choses sont suffisamment compliquées comme ça ? Enfin, trop c’est trop, n’en rajoute pas, Léona, s’il te plaît, ou bien, je te préviens: je n’y tiendrais pas: c’est assez difficile pour moi, ici, chez toi, avec un travail dont je ne sais pas si… Et l’argent que nous devons à ta mère et à Matthieu…
La Paysanne était en transe: elle allait le perdre, juste au moment où elle avait enfin réussi à le capturer: ils avaient failli se séparer quelques temps auparavant. Ils avaient déménagé, elle lui avait trouvé un travail dans sa région et s’était faite muter: elle le tenait enfin, bien à elle, dans sa maison familiale, au beau milieu d’un terrain bien clos.
    — Non, s’il te plaît, ne le prends pas ainsi: allez, va, on n’en parle plus, elle s’y fera, j’en suis sûre. Tu as raison... Seulement, elle me semble malheureuse comme les pierres et elle a dit...
Re froncement de sourcils, un peu plus appuyé, il se penche, se prend la tête entre les mains, des larmes perlent...
    — Oui, sans doute un peu de comédie, tu as raison, elle est si gâtée... Allez, laissons cela, ne t’en soucie plus, je m’en charge, mon coco, sèche ces larmes, tu veux un café au lait ?         
Il sécha.

    Elle tenta de se suicider. Décidément, pour nous embêter, elle n’en rate pas une: un jeu, une comédie de gosse gâté, un caprice...

     — Un appel au secours» rectifia le Psychiatre, réprobateur, car il en fallut bien un, pour le coup. Un médecin: s’il le dit, cela doit être. Forcément. Mais un Psychiatre...
    — Il ne manquait plus que ça.»
Quelqu’un allait mettre son nez dans des affaires strictement internes. Tout se gâtait. Mais l’Ecole Normale l’avait imposé: elle leur appartenait, en quelque sorte, depuis le Concours. Et quand l’Administration parle...



       5 Le Pied

     Il ne manquait plus que «ça» en effet, d’autant que le Psychiatre en question, un précurseur, ne se contenta pas de réparer l’adolescente au cours de quelques séances lénifiantes mais exigea de voir la famille. La famille ? Quel rapport ? Ils vinrent néanmoins: costume soigné, séance de coiffure la veille pour la Merveille, une coupe légère, presqu’un peu trop long, afin de ne pas avoir l’air de s’être endimanché, voiture astiquée, le Grand Jeu. Le scénario était: le couple parfait ou presque, heureux, intellectuel, attentionné, qui n’y comprend rien... la crise d’adolescence d’une enfant aux multiples revirements: gâtée, forcément. On est chez les bourgeois ou on fait semblant. Congratulations. Sourires. La mère jouait moins bien. Son angoisse fut perceptible. Et peut-être, sa culpabilité ? Elle est honnête, en principe. Elle avait été résistante, autrefois.
     — C’est une famille où tout le monde s’aime, je vois: c’est si réconfortant…» conclut  le Pied, (c’était son nom, il n’y pouvait rien), qui n’en croyait pas un mot, et eut le courage de le dire à la jeune fille, ses parents partis. La Merveille pleura au moment du: «où tout le monde s’aime»... La mère fut touchée aussi. En un sens, c’était vrai: il aimait sa femme: elle le faisait vivre. Elle aimait son mari: il la valorisait. Mais personne ne disait rien, jamais, de toutes ces trivialités. Elles n’existaient donc pas. La seule tache visible, évidemment, c’était leur fille... Emergeant  comme le haut d’un iceberg. Mais sa mère l’aimait aussi. Voilà. Tout était dans le «aussi». Elle avait donc voulu se suicider pour un «aussi».

­    — Il la trompe, je le sais, il sait que je le sais, et je sais qu’il sait que je le sais. Il a peur de moi, peur que je parle: j’aime ma mère. Elle, elle le déteste tout en l’admirant. Cocue ? Elle ne veut pas le savoir mais le laisse tout le temps entendre. Elle veut se suicider. Lui, il voudrait que je disparaisse... Et elle y consent,  évidemment... pour ne pas le perdre...»
Il ne fallut qu’une séance pour qu’elle comprenne. Elle avait sans doute déjà compris: mais ce qui était tout nouveau, c’est qu’un autre avait compris aussi, en même temps, et éprouvait pour elle de la compassion. Un regard suivait le sien, dans la direction du placard où pourrissait le squelette. Et lui aussi voyait sourdre la nauséabonde sanie. Elle n’avait donc pas rêvé. Elle guérit donc aussitôt. «Il ne lui manquait que ça», en effet, pour exister: un autre qui sache.

   Elle explosa de vie, d’une joie si longtemps contenue et si vivace que la mère, alertée, alla aussitôt voir le psy pour l’admonester quelque peu:
    — Ca va bien, à présent, Docteur, elle est suffisamment guérie comme ça, il faut arrêter le traitement car elle va finir par nous poser des problèmes…»
On arrêta. Ce fut sans doute une erreur, (voir la suite) mais enfin, c’était eux, plus exactement l’Ecole Normale, qui payaient. Rafistolée, elle pouvait remonter au Front. Voire: l’euphorie, l’état de grâce généré par sa brève thérapie lui fit surestimer sa force et la poussa à des engagements de plus en plus meurtriers... Elle revint à la maison, qui était celle de son enfance, celle de Mélanie, sa grand-mère: l’ Ecole Normale y avait consenti, et surtout, dans une famille «où tout le monde s’aime», il n’était pas concevable qu’une enfant fût abandonné à trois cents kilomètres des siens. Rusé, le psy. Mais voilà: une fille réparée, cela dérangeait l’harmonie. Le drame se nouait.

   La Merveille affecta de ne plus la voir, ce qui ne changeait rien. Elle avait été forcée: cela allait se payer. La faille se creusait: dessous, la lave contenue s’agglutinait, cherchant son issue.
Au dessus du volcan, on dansait encore: rien n’apparaissait, au contraire... L’euphorie, toujours... Le Pied était là, non pas physiquement, mais là tout de même. La Merveille n’aimait pas cela: si on y avait prêté attention, on aurait pu entendre au fond, sourdement, gronder le magma qui montait en pression. Mais on ne s’en souciait pas: tout allait parfaitement.
Les discussions reprirent avec la mère, le soir: rien n’était changé sauf le lieu. C’était si agréable, le train train quotidien, le rite immuable, le café au lait nocturne: la fille se sentait investie d’un rôle de mère, indispensable. Aimée. Pour cela ? Il faut bien être aimée pour quelque chose. L’important est d’être aimée, et d’aimer. Elle ne lui en voulait même pas, au contraire: s’il faut en vouloir à tout le monde, surtout lorsque l’on est heureux, on n’en finirait pas. Le Pied le lui avait suggéré. Il avait raison. Elle aimait que sa mère eût besoin d’elle. Sa mère aimait l’avoir sous la main. Tout était pour le mieux. Presque.

   Elle en voulait encore à son père, toujours identiquement absent même présent: son orgueil, sa faiblesse le conduisaient à ne rien justifier, rien exprimer. Il n’avait rien à dire. Tout était dit... C’était sa phrase favorite. Elle couvait donc son ressentiment comme un œuf monstrueux que l’on aime pourtant: il faut bien en vouloir à quelqu’un lorsque l’on a été abandonné, même si, comme le petit Poucet, on a retrouvé son chemin, tout seul, au fond du bois... Et puis, la mère reprenait, le soir, les mêmes discours: la Merveille... sa dureté... son arrogance.... mais c’était un Génie, elle avait de la chance... Malgré tout... EPPP... Une chanson si douce, si douce...  le soir, avant d’aller se coucher: la berceuse habituelle sans laquelle ni mère ni fille ne pouvaient dormir...

   Lui, il poursuivait ses batifolages. A présent, il gagnait même de l’argent, et cela, c’était nouveau: tout allait donc parfaitement. La fille était réparée, le père aussi. Elle le regardait  faire: juste un clin d’œil, mais enfin... Il savait qu’elle savait. Et il savait que quelqu’un d’autre savait, et cela aussi, c’était nouveau: elle avait parlé  à  Le Pied. Mais il n’avait nullement  modifié ses habitudes: le Génie ne peut jamais rien changer en lui-même. C’est un menhir. Avec un aplomb de poussah, il posait de temps en temps, comme avant, voire davantage, au père omniscient, sévère mais juste: il donnait parfois à sa fille de doctes leçons de rigueur morale bienséante. Par exemple il haïssait le mensonge et ne supportait sur ce point aucune dérogation à son impératif catégorique. Sans appel, mais sans insister non plus: juste une touche, scandée, sentencieuse, glacée, en passant, avant de partir, la porte déjà ouverte, comme s’il parlait à quelqu’un d’autre ou s’il faisait cours. Il avait trop à faire ailleurs et elle ne l’intéressait nullement. Mais il fallait bien, de temps en temps, montrer qu’il était là, la remettre en place: il était le père, la Merveille, que Diable. Autrefois, elle se justifiait: l’habitude fait nature. Dans une maison où tout le monde marche à cloche pied, on fait de même sans s’en rendre compte. Puis, lorsque l’on s’en aperçoit, on continue, pour ne pas blesser les autres, même ceux que l’on n’aime pas: par atavisme. Le pli est pris. Or, Le Pied aidant, elle s’était mise à marcher droit: ce fut bref, soudain, mais ferme. Elle s’étonna elle-même: c’était comme si une autre avait parlé à sa place. Elle avait  parfois cette impression, depuis Le Pied. En tête à tête, elle observa, sans hausser le ton:
      — Quand on a un trou à son pantalon, on ne monte pas au mât de cocagne...»

   Un silence stupéfait accueillit l’incroyable réplique: une répartie logique, évidente pourtant, qu’elle avait en tête depuis dix ans, tout au fond de son esprit, sans le savoir une seconde avant de l’avoir envoyée. C’était comme si elle avait déféqué sur la nappe blanche devant les invités au cours d’un beau repas: impensable. Le silence, encore. C’était pire que tout: le poussah ne se rétablissait décidément pas. Les lois de la pesanteur familiale, pour la première fois, étaient prises en défaut: elle était aussi étonnée que si elle avait soudain vu son briquet s’envoler en l’air. Il faut dire que jamais personne n’avait osé déséquilibrer la Merveille à ce point, quelle que soit son arrogance. Ni la Paysanne, bien sûr, ni même la fille, qui contenait ses propos, même agressifs, dans les strictes limites de l’omerta. Un regard de haine glacée... Un regard qu’elle n’oublia jamais. Tout était là, dans ce regard:
     — Salope» siffla-t-il entre ses dents, poings serrés. Elle aurait dû le sentir: quelque chose s’était brisé en lui. Il perdait les pédales: il devenait grossier, incroyablement vulgaire, lui qui s’offusquait d’un simple «merde» ou « je m’excuse ». Salope ? C’était inouï. Elle avait déféqué sur la nappe, certes: mais lui venait de péter dans la soupière. C’était tout nouveau. Elle en rit presque, malgré sa peur. Décidément, ça allait plutôt bien.

   Elle avait guéri en effet... Le Roi était nu, elle osait le faire remarquer, juste une seconde, mais enfin, cela suffisait: les autres pouvaient l’entendre: et jamais plus, ensuite, ils ne pourraient le croire vêtu. Ce regard... Trente ans après, il lui fait encore peur: sa voix se brise, monte d’un ton, devient suraiguë, bafouilleuse. Une voix de petite fille qui lui fait horreur. Elle doit se contrôler. Elle est  prof de   Philosophie, merde, à la fin...

   D’où le fille-icide. Clair comme de l’eau de roche, il signifiait:
      — Pars à jamais... ou je te tue.
Oublié aussitôt, ce fille-icide, il faut bien vivre. Et puis, personne n’avait vu, même pas sa mère, pourtant présente. Qui sait si elle n’avait pas rêvé ? Le cauchemar d’un soir d’hiver... Simplement, elle n’osait plus le regarder en face. Dans son regard, elle relisait la scène. Elle la lut toujours par la suite. Il en joua, pour l’effrayer. A moins qu’elle ne l’ait imaginé ? Mais elle n’en voulait pas à sa mère: la pauvre, elle avait fait ce qu’elle avait pu. Elle était malade, ou l’avait été. C’était vrai, du reste. La souffrance de la fille faisait pleurer la mère, et celle-ci la consolait alors de la peine qu’elle lui infligeait par sa douleur. Normal. Et elle ne précisait jamais le pourquoi de cette souffrance. Si bien que l’on finissait par l’oublier. Du coup, elle paraissait incompréhensible, disproportionnée: la fille était folle. Vu de l’extérieur... Et même de l’intérieur. Omerta. Toujours.

    Puis, il y eut les études: ils ne voulaient pas, au début. Farouchement. Et pourtant, ils auraient été débarrassés. L’Ecole Normale, toujours, l’attendait pour sa quatrième année de formation professionnelle. Toujours...
     — A quoi bon étudier ? Tu te prends pour qui ? Chez nous, ça ne se fait pas.» 
C’était faux: il avait étudié, lui, encore que l’on ne sache pas exactement quoi, mais sa femme l’admirait pour cela: il est si Intelligent, si Cultivé, ce qui du reste était vrai, du moins pour la culture... Quant à elle, fort douée en maths, elle s’était arrêtée après le bac. Elle dit qu’elle ne voulait pas dépendre de sa mère, celle-ci laisse entendre que c’est sa fille qui a manqué de courage. Les deux doivent être exacts: Mélanie gagnait fort bien sa vie, mais elle travaillait durement. Léona a peut-être voulu ménager sa mère. Mais elle avoue d’autres fois avoir eu envie de s’amuser, de voyager. En fait, elle devait avoir peur de quitter sa région, son milieu, les siens, sa mère surtout. Etudier l’aurait contrainte à l’exil. 
      — Et puis, pour une fille, des études, ça va la rendre malade, c’est trop dur...
      — C’est pour toi qu’on le dit... On en connaît, elles ont fait de la tuberculose après. Et puis, on n’a pas les moyens...



    Elle devint malade, pour de bon: une miraculeuse hépatite, qui fonda l’école Normale à la laisser définitivement partir. Une gamine qui se suicidait ou prenait une couleur citron dès qu’on la rappelait finissait par déranger. Son foie avait travaillé pour elle: un brave foie, un excellent foie, qui plus jamais, ensuite, ne l’ennuya. Prévoyante, elle s’était inscrite,  en cachette, en faculté. Ils cédèrent... Avec Le Pied, on ne sait jamais: «une famille où tout le monde s’aime», pensez... Elle sentait que là se trouvait le sauvetage: pour étudier, elle se serait prostituée.
Car il lui fallait comprendre: seule, elle ne s’en sentait pas les moyens.

    

       6 Guérie, mais pas trop


   Elle le fit presque, mais, peu douée pour la chose, ou plutôt pour le commerce qui nécessite un certain talent d’acteur, elle choisit de se faire délinquante. «Certes on ne se fait pas putain comme on se fait nonne», comme chante le poète... En un sens, elle effectua un choix d’homme. Astucieuse, elle ne se fit jamais prendre. Elle savait éviter les regards, sous-peser les ambiances et les gens, passer inaperçue, détecter l’ennemi. Elle avait de l’aplomb: lorsque l’on a plusieurs fois empêché de justesse sa mère de se suicider, un petit flic de magasin, qu’elle menait par jeu comme un matador lors d’une faena est de la roupie de sansonnet. C’était jouissif, outre le fait qu’elle pouvait manger à sa faim, et même donner ses surplus aux copains. Elle était donc appréciée. Ce fut une période bénie: c’était une véritable drogue, douce: méprisée, elle pouvait enfin se jouer de ceux qui l’avaient ravalée au rang de chose utile et jetable: ses parents. Plus personne ne la méprisait. Au contraire. Elle ne détestait donc plus personne: elle vivait enfin. Elle n’était pas si nulle: elle le prouvait.

   Les livres parachevèrent le sauvetage. Ils absorbent l’énergie, permettent de réfléchir à autre chose, de savoir que d’autres, peut-être, ont vécu des expériences identiques, et valorisent... On n’est plus seul, à jamais. Elle était auparavant méprisée à la mesure même de ses ambitions scolaires: en faculté, c’était enfin l’inverse. Autrefois, plus elle réussissait, plus la Merveille la détestait. Elle lui faisait concurrence. Même sa mère appréciait mal ses succès: ils faisaient de l’ombre au Génie. Elle était jalouse par procuration. Mais il eût déplu à cette enseignante d’avoir une fille en échec: il lui fallait donc faire un moyen terme pour ne pas déplaire. Troisième: c’était la place idéale et elle s’y tint... avec toutefois de légères erreurs de tir en Philosophie. Le dosage est délicat, dans cette matière. Bon, personne n’est parfait. D’un autre côté, la philo était tellement dévalorisée par sa mère par rapport aux maths que cela n’avait pas trop d’importance... Elle pardonnait.
        — C’est la matière des dingues, c’est normal que ça t’aille si bien...»
La lauréate riait de soulagement: ouf, cela avait passé. Cela avait même paru la satisfaire, qui sait ? On ne sait jamais, avec la Paysanne.

   La faculté fut une époque de jubilation à peu près constante. Elle eut même des copains: elle s’était faite jolie. Mais cela ne l’intéressait pas. C’était juste pour être acceptée. Pour leur faire plaisir. Elle fut -un peu- exploitée, sur ce plan, comme sur d’autres: il faut bien être aimée pour quelque chose. C’était le début de la pilule et il n’y avait pas encore le sida.

   Puis il y eut Nathan. Un petit Juif Libanais qui gardait la loge à la Cité. Impécunieux, crut-elle, un prolétaire. Cela la toucha: elle est snob, nous y reviendrons. Ce n’était pas le cas. Il eut le coup de foudre, comme dans les romans roses. C’était donc LUI, la Belle du conte. La Bête changea. Elle se fit, ô stupeur, femme au foyer, enfin presque. Elle l’aima puisqu’il l’aimait. Elle ressemblait, paraît-il, à Karimé, une de ses «bonnes» préférées: cela, c’était suspect, mais elle ne le savait pas... Fine mouche, il s’était bien gardé de se raconter. Elle le désirait aussi: voilà qui était tout nouveau. Lui se croyait impuissant, sa mère l’ayant autrefois  fortement mis en garde contre les femmes «qui n’en veulent qu’à ton nom ou à ton argent»: il avait ainsi développé à son insu une masse de puissants anticorps toujours renouvelés qui le bloquait devant les femmes. Elle ne le savait pas. Mais son radar avait crépité: elle sentait en lui un alter ego. Qu’à cela ne tienne: elle le guérit. Elle n’y eut aucune peine: en France, enfin débarrassé de sa tyranne, il était mûr. Il aurait aussi bien pu tomber amoureux de l’hôtesse de l’air ou du bagagiste de l’aéroport: mais il fallait le temps nécessaire à la fabrication des antigènes. Il l’aima un mois après son arrivée, cela devait être le délai normal. Elle ne pensa cependant plus jamais à son propre plaisir. Lui n’y pensa pas davantage: «cela» devait marcher pour elle puisque «cela» marchait pour lui. Forcément. C’était plus compliqué, mais il ne le savait pas, et elle n’osa pas le lui expliquer: il n’était pas un compliqué et elle était quasiment sa première femme. Alors, forcément... Mais elle était heureuse. Elle vivait par lui et pour lui. Les démons étaient enfuis, enfin, disparus à jamais. Ceux de Nathan aussi: il bandait normal.

   Elle passait des heures à l’attendre car il était souvent en retard: quelle importance, l’attente-même était agréable puisqu’elle savait qu’il allait venir... puisque, dès qu’il surgissait, souriant, une éternelle excuse aux lèvres, elle oubliait tout: le soleil se levait à nouveau. Elle devenait midinette amoureuse d’un Prince. Un vrai Prince, et cela, c’était plus fâcheux, mais elle ne le savait pas encore. Comme dans les Contes, il le lui avait caché. Il ne parlait jamais de sa famille: elle le croyait seul, réprouvé, cela la touchait. Il ne l’était pas.

   Ils eurent deux enfants. Leur bonheur était parfait, la seule fausse note étant qu’elle avait failli mourir à la naissance du premier, mais on n’y pensait plus: la petite fille était magnifique, et la maman se rétablit vite. Elle attendait toujours son Prince, de plus en plus cependant... Elle devenait pénible: une ménagère soucieuse, un peu aigrie peut-être... Dépression post partum, dit-on  parfois, pour simplifier... Elle ne lisait plus les journaux: elle n’avait plus le temps. L’ennui est qu’il les lisait, lui, et de plus en plus. Cela faisait un décalage. Mais baste, ce n’était pas grave. Il n’y a pas que la politique dans la vie...


   
    7 La souris, l’étoile et la Traviata


    Une petite Souris amoureuse d’une Etoile. C’était les rôles qu’ils s’étaient distribués  et ils s’y tenaient. D’autant qu’il l’aimait infiniment, sa petite Souris, et la valorisait, certes en tant que souris, mais enfin, une excellente, magnifique, sexy, enviable Souris... Qu’importe d’être une petite souris si l’on est enfin quelque chose pour quelqu’un... Tout aurait pu finir là, quarante, cinquante, soixante ans après, par la mort de l’un après l’autre, ou même ensemble: un Couple Parfait. Mais il y eut la guerre au Liban. Son malheur et sa délivrance à la fois.

   Et la Maman Juive arriva, avec ses tapis Persans et toute la Famille Juive affolée... Une Famille Juive traditionnelle, une Mère Juive veuve traditionnelle, un fils unique Juif, forcément, des soeurs et beaux-frères, Juifs également... riches Libanais ou faisant semblant de l’être encore... car eux aussi jouaient beaucoup, mais mal: ce n’étaient pas des professionnels et leur registre était plutôt vulgaire, dans le genre Harlequin. Les rôles qu’ils s’attribuaient avec ferveur était trop chargés et les  didascalies souvent à contre sens. Ils faisaient sans le vouloir dans le mode burlesque. Le nouveau scénario était la Traviata: «le-pauvre-Fils-de-Famille-trop-bon-séduit-par-une-Goy-sans-dot-ce-qui-allait-tuer-sa-chétive-Maman…» Elle s’y habitua. Elle s’adaptait, en principe, à tout, par amour: mais là... Le rôle était difficile: intéressant certes, mais hors de sa tessiture. Elle n’était pas Callas, après tout.

   Cela devait forcément mal finir. Cela se termina mal en effet. Déchiré, il joua parfois double-jeu. Le scénario parallèle était «Le Prince», mais de Machiavel. Celui-là, il le connaissait: sa mère le lui avait instillé avec son lait. Que pouvait-il faire d’autre ? Elle fut obligée de prendre de la distance, d’exister pour elle-même. Elle ne le savait plus: il pensait à sa place. Et, il faut le reconnaître, cela lui convenait: le rôle de Souris était reposant. Il lui fallut reprendre le collier. La machine était grippée. Elle s’était découverte Goy. Comme dans sa propre famille, en somme: elle avait l’habitude. Mais justement: elle croyait l’avoir définitivement perdue, cette funeste habitude. Et voilà que la malédiction revenait. Elle voulut se suicider, forcément. Elle songea ensuite, plus judicieusement, à tuer sa belle-mère: ce n’était pas très sérieux, juste une idée qui passait, de temps en temps, insistante  pourtant...

    Il fallut se remettre à vivre, à combattre. Seule. On lui avait pris son étoile. Le scénario avait été modifié sans son accord. Elle ne pouvait plus être la Souris: il n’y avait plus de repos pour la Guerrière. Elle l’aimait et le haïssait à la fois. Lui de même. Car sa maman Juive voulait mourir, elle aussi. Forcément. Lui, il ne savait pas, de ces deux femmes qui voulaient se tuer pour lui, laquelle choisir d’abattre. Il opta pour les deux. Il était perdu. Cela lui convenait, aussi, parfois: quand l’une l’épuisait, il se servait contre elle de l’autre, qui s’y offrait. Puis le tour changeait.

    Elle s’en ouvrit à sa fille, le soir, à la veillée: la petite écouta gravement, comme sa mère l’avait fait autrefois avec sa propre mère et comme du reste elle le faisait encore parfois. La petite jugea son père. Mais il n’était pas, lui, la Merveille distante et hautaine à la royale devise «Never complain, never explain». Le silence du Génie avait rendu les choses plus faciles pour sa fille: la haine est simple. Tandis que Nathan, du moins par comparaison, était presqu’un vrai père, normal, encore qu’elle ne sache pas très bien ce que cela représentait puisqu’elle n’en avait jamais directement vu. Pas plus qu’elle n’avait vu de diplodocus. Mais cela devait y ressembler. Et puis, les choses, là, se compliquaient: l’argent, c’était papa. Il fallait faire avec: non par calcul certes. Mais enfin, les voyages, les cadeaux font aussi partie de l’amour. Et lorsque l’on doit trimer pour survivre, au loin, il est difficile d’être une bonne mère, détendue, indulgente, présente. Elle en était là: les rôles étaient changés. La Souris était devenue prof de philo en banlieue chaude. Rude. Loin.




      8 Reproductions

    La petite, déchirée entre deux forces exactement équivalentes, et exactement aussi aimantes, devint anorexique. Mieux vaut ne pas avoir été aimée, au moins d’un côté: le choix est plus aisé. L’enfant, elle, ne savait qui choisir: elle rejetait donc ses deux parents à la fois. Abondance de biens ne nuit pas ? Si. L’adolescente  fut donc prise en charge... par la famille de sa mère, la sienne étant  toxique (!) Les grand-parents se montrèrent d’excellents «parents», aussi excellents qu’il avaient été détestables pour leur fille: juste retour des choses. Même la Merveille, devenue âgée, s’était humanisée: la petite ne savait rien de ses batifolages et ne s’en souciait pas. Il n’était pas son père, après tout. Sans doute le Génie ne haïssait-il pas les enfants en général, mais seulement les siens ?
Le garçon, plus jeune, plus équilibré, se contenta de faire l’école buissonnière, allègrement. Heu-reux.

    Cela se termina fort mal. Par «sale goy» et «sale Juif», lorsqu’elle comprit enfin qu’il n’y avait pas de différence entre les deux épithètes. Ils divorcèrent. Forcément. Personne ne la soutint vraiment: du temps où elle était Souris, elle s’était éloignée de tous. Son Etoile lui suffisait. Peut-être avait-elle honte d’être Souris ? Qui sait ? Elle n’aimait guère que les gens viennent mettre leur nez dans leurs affaires. Elle aussi.

    Elle se réfugia dans sa province: les Cévennes. Elle se reconstitua. Des amis, des gens venaient la voir. Amicaux, serviables, touchants, elle fondit de reconnaissance. Elle redevenait une souris, mais enfin, une grosse Souris, intelligente, brillante et solitaire: une souris par elle-même. Une Souris femme d’affaires. Et puis, un jour, un vieil homme qu’elle appréciait infiniment, un père de substitution, lui sauta dessus: gentiment. Il l’aimait, la désirait, la voulait, elle était extraordinaire, elle devait manquer d’hommes, mais il était là, lui, avec ses soixante-dix ans encore verts et sa moustache gaillarde, il voulait juste un petit moment agréable, c’est tout, car il était marié et aimant, sa femme était une excellente personne mais juste un instant, cela ne fait de mal à personne si personne ne le sait, et la vie est si brève... (!)

    Elle eut une crise d’angoisse, perdit le Nord.  «Cela» revenait: comme autrefois, en plus normal, plus aimable. Mais cela revenait. Elle prit sa voiture, hurla «non» dans le Désert des Protestants. Non ! Dieu ne répondit pas, certes, mais cela  l’avait tout de même soulagée. Peut-être était-ce la réponse de Dieu ?

   Un psy, à présent, et en urgence (en fait, il s’agit d’un brave généraliste de province ex picoleur qui fit parfaitement l’affaire, lui-même ayant dans son enfance subi… etc. Léa, bien que l’ignorant, ne l’avait pas choisi pour rien):
    — Mais c’est banal, voyons. Il y a des femmes qui aiment cela, qui en jouent même: ne vous torturez pas.»  
«Il y a des femmes qui aiment cela», et «ne vous torturez pas..»
Il avait le mot pour rire...
«Des» femmes: mais justement, elle en faisait  partie, des femmes, elle était une parmi des. Banale.
«Ne vous torturez pas»...
Elle se torturait donc. La différence d’âge, de culture (il était illettré) ? Vingt ans. Sans doute...
«Mais tu aurais dû y penser puiqu’il y a pensé, lui... Tu l’as cherché. Bien fait.»
Non, pour elle, ce n’était pas banal, et elle n’aimait pas «cela».

    Les souvenirs remontèrent. Ils n’étaient pas loin: juste enfouis, pas trop profond, malgré les apparences, comme un cadavre enterré depuis si longtemps que l’on croit réduit en poussière et qui resurgit, infect, au premier coup de pioche. Funeste miracle... Sa mère était morte: le barrage céda, l’eau explosa, roulant, grondant, affouillant tout sur son passage, une masse contenue depuis quarante ans, compacte, effrayante. Götterdamerung.

    La scène revint. Comme si c’était hier. Il fallait comprendre. Pour elle d’abord, et aussi... une intuition lui disait qu’elle ne devait pas avoir été seule dans ce cas. Ces choses-là, en général, viennent de loin et se transmettent.
          — Il a dû vivre quelque chose de ce type dans son enfance» affirma le psy.  

Une enquête s’imposait.









Lettre d’une prison intérieure

    Un personnage de roman, en effet, que ce Bel Indifférent... La famille Delage, également. Un roman qui tiendrait de Colette (Gigi), de Sagan et de Zola (Pot-Bouille ; La terre) sur une musique de Verdi (Tosca) et de Mozart. Il n’en parlait jamais. Les seules choses qu’elle sut, ce fut par ses tantes qu’elle les apprit, ou par sa mère, au cours d’une enquête minutieuse, faite de recoupements divers, et surtout de feintes multiples: il lui fallait faire semblant de savoir pour que les langues se délient. Dans le cas inverse, la plupart  se refermaient comme des huîtres. Si son père ne lui avait rien dit, il devait avoir d’excellentes raisons: il ne convenait pas d’éclairer quelqu’un qui avait été volontairement tenu dans l’ignorance. On le verra, une telle attitude, qui consiste à faire quitter l’arbre généalogique à un enfant, prendra de plus lourdes proportions encore avec certains cousins. Peut-être les raisons du Génie n’étaient-elles pas si noires ? Mais le résultat le fut. Sa fille, à un moment, refusa de porter son nom. Il ne comprenait pas... La Paysanne l’admonesta: tu lui fais de la peine. Voyons ! Alors, elle le modifia, légèrement.

   Dans cette famille, tout semblait se dérouler sous le signe de la Tragédie Classique, du double, voire triple jeu, du mystère et de l’esbroufe. C’était une famille d’intellectuels, d’artistes, de Comédiens, au sens figuré et réel du terme puisqu’une aïeule était une Diva célèbre, Tosca pour les intimes, et un autre, sculpteur... sans compter tout le menu fretin d’acteurs, peintres, musiciens surtout, et danseurs dont on parlait moins, forcément. Ils étaient six enfants, avec deux garçons aux deux extrémités et quatre filles au milieu, que la mère, Clara, dont la fille du Génie porte le nom et dont elle serait le portrait, avait dû élever quasiment seule.

    Le Mystère planait sur Clara. Elle était belle, très grande, et avait probablement eu des amants. Beaucoup ? Qui sait ? Elle s’était séparée de son mari avant même la naissance du dernier enfant. Un seul rapport, au cours d’une éphémère réconciliation: le Génie survint neuf mois après. Le «père» présumé était loin, veule personnage enlevé dit-on par une riche veuve dont il éleva les enfants, abandonnant les siens. Le petit dernier ne le vit qu’une fois, à Lyon où il était allé avec ses soeurs chez ses vieilles tantes Delage. Emu, Luc, leur père, pleura, il pleurait beaucoup, embrassa ses filles qu’il n’avait pas vues depuis trois ans et dont il ne se soucia plus jamais par la suite, mais refusa d’étreindre son «fils», déclarant qu’il n’était pas de lui. Un bâtard ? Si c’est le cas, c’est peut-être tant mieux, nous le verrons. Mais à quatre-vingt ans celui-ci pleure encore à l’évocation de ce souvenir. Il pleure beaucoup, comme son présumé père. Il fut donc le bâtard, du moins dans l’esprit de son père... Son père ? «Un Salaud Pur et Simple»... disait-il à sa femme. Peut-être. Il ne fallait jamais en parler. «Tout est dit.» TD, en somme.



    9 Les sigles et les syntagmes
               afin de simplifier

   «Un salaud Pur et simple (soit SPS)... Tout est dit. Ne m’en parlez jamais». On n’en parla jamais, en effet. Du coup, sa fille n’en sait rien. Par conséquent, on ne parla presque jamais des autres, pas même de Clara, ni finalement, de rien du tout. Sa fille ne les a presque pas connus, ne savait pratiquement rien d’eux avant son enquête: une famille compliquée, on y reviendra... Cela explique le EPPP de la Paysanne, qui visait à justifier son mari de tout ce qu’il pouvait faire (par exemple sadiser sa fille) ou ne pas savoir faire (par exemple gagner sa vie).

   Une explication s’impose:
Dans cette famille, comme peut-être dans toutes, les rôles étaient distribués une fois pour toutes, depuis toujours, souvent bien avant l’arrivée des héros dans la pièce de théâtre. Les gens ou les situations étaient désignés uniformément par quelques vocables révélateurs, qui transformaient les discours en véritables suites rigides de syntagmes figés et paradigmatiques, répétitifs, compris seulement des initiés... ce qui était le but, afin que le menu fretin n’aille pas s’en mêler. On bâtissait donc le roman familial pierre à pierre au fur et à mesure: lorsqu’un personnage, un enfant récalcitrant, par exemple, ne s’adaptait pas, on le forçait un peu. En général, cela fonctionnait.

   Ainsi, le petit-dernier, «Si Doué le Pauvre», était: «le malheureux qui avait épousé une femme indigne de lui, qui avait mauvais caractère, laquelle, en l’enlevant et l’amenant dans son Midi natal, l’avait empêché de réussir dans la vie comme il l’aurait dû, le pauvre»... tout ceci étant inclus dans le: «Si-Doué-le-Pauvre», (ou SDP) comme il sera parfois désigné à présent. Que ce pût être, à l’inverse, un échec professionnel et son attitude velléitaire constante qui l’aient conduit à se laisser kidnapper puis entretenir par sa femme ne venait évidemment à l’esprit de personne. «SDP» contracte cela en trois lettres: c’est économique pour le lecteur et pour l’imprimante. Les Tantes dirent de même de presque toutes les pièces rapportées de la famille: tous étaient prétendus indignes des Delage, ou acceptables à la rigueur lorsque l’on en avait besoin, les très riches par exemple ou ceux qui avaient quelque qualité sociale ou artistique évidente: mais en ce cas, celle qui avait déniché l’oiseau bariolé ne lui faisait jamais rencontrer sa famille, car c’est alors d’eux qu’elle avait honte. Et même au sein de celle-ci, il y avait des branches honteuses, la branche aînée notamment, que personne ne voyait jamais et d’autres, glorieuses, la branche de Floria par exemple, que personne en voyait jamais non plus. Du reste, personne ne voyait jamais personne. Une famille compliquée. On y reviendra.

   De même, la Paysanne, considérée par les Delage comme: mal éduquée, peu cultivée, indigne de SDP, et mégère, était désignée comme «une Institutrice du Midi typique, vraiment très Attachée à sa Campagne» que nous allons contracter en Ima... ou en plouc. Là, on ne gagne que deux lettres, mais c’est toujours cela pour la couche d’ozone.

   Et, hélas, la commisération d’Ima envers son volage époux (SDP) se traduisait toujours, immanquablement, par «avec son Enfance, le Pauvre...Il n’a Pas eu de Père» (soit EPPP), qui était censé excuser ensuite toutes ses attitudes dans l’existence... surtout envers sa fille: «Indifférence, Mépris, Sadisme» que nous désignerons comme IMS par commodité, (bien que jamais ceci ne fut mentionné dans l’histoire). Le EPPP expliquait également les difficultés de SDP à suivre une voie sans s’arrêter en cours de route, par exemple à gagner sa vie (GV). L’attaque du père de SDP, qui l’avait prétendu bâtard, «Un salaud Pur et simple» (SPS) jouait également très fort comme justification de celui-ci pour Ima. Et enfin, les réflexions d’Ima contre sa fille, à qui elle reprochait son agressivité envers SDP pourraient être résumées ainsi: «Tu as Mauvais Caractère, c’est Normal qu’il t’en Veuille, le Pauvre…» soit TMC... Tout est dit : TD.
La Fille du Génie, Léa, dans la suite de l’histoire, sera parfois plus simplement appelée FG.

   Autrement dit, SDP faisait subir IMS à FG, et avait des difficultés à GV, ce qu’Ima justifiait à cause de EPPP et de TMC, et surtout, de SPS, dont il ne fallait jamais parler, TD, sinon SDP pleurait. Il faut saisir tout cela dans les réflexions d’une famille pour comprendre... Compliqué ? Non: cela simplifie au contraire. Les Indiens ont très bien compris cela.





      
          10 Marc ou BB et ses enfants

    Dans l’ordre, il y avait: Marc, l’aîné, de vingt ans plus âgé que SDP, Marc que personne ne fréquentait, et dont on parlait peu car il était le seul à n’avoir pas réussi dans la vie, du moins à ce point. Ses enfants porteront à leur tour la tare. C’est le rameau Maquart, unique et inique, et, pour tout dire, prolétaire… Et de droite ! Il passait pour peu éminent, comme diraient Proust... et Floria, la première fille, la surdouée de la famille. Pour parler clair, on le disait, on, c’est à dire Luc, le père, suivi par l’ensemble unanime... aussi Bête que Beau. Nous l’appellerons donc BB. Fut-il humilié, enfant, de cette publique déficience, qu’elle soit réelle ou imaginaire ? BB ne le montre pas: mais il ne montre pas grand chose, comme SDP, auquel il ne ressemble pas physiquement. Mais psychiquement, on va le voir, en dépit de différences de surface, -celles que l’on voit le plus de prime abord- leurs similitudes sont étonnantes: et cependant, ayant vingt ans d’écart, ils se sont peu connus.

    C’est un grand type blond, aux cheveux bouclés, comme ceux de Luc, aux yeux bleus, un peu vides, comme ceux de Luc, très fier de sa prestance, semble-t-il, sur la photo qui orne son buffet: un Luc surdimensionné, en somme, qui vieillit mal. Il avait épousé la soubrette de la famille, Sophia, une très belle jeune fille brune, chaleureuse, diligente, gaie et totalement démunie, qu’il avait promptement engrossée dès qu’il le put décemment, (elle avait seize ans, lui vingt-deux, et c’est elle qui se fit admonester par Clara !), puis régulièrement, ensuite, tous les ans. Quatre fois en quatre ans: à vingt ans, Sophia, qui avait cependant conservé et conservera toujours son lumineux visage d’ange brun et son corps d’adolescente, était mère de quatre enfants. On la dit anorexique: délicatement tenu au bout de ses longs doigts fins, en effet, mordillé millimètres par millimètres, par petits coups de ses dents blanches et pointues, la bouche pincée, un chocolat de Noël lui fait tout un réveillon. Est-ce pour avoir l’air distingué ? Sophia redoute toujours d’être inélégante: cette peur même la rend parfois vulgaire. C’est la tache qu’elle porte de son passé ancillaire, jamais totalement effacée: ses belles-sœurs manifestent, quarante ans après vis à vis d’elle, l’imperceptible condescendance des filles de famille envers une servante-parente pauvre mais gentille. Elle n’a aucune instruction, et, naïve, laisse parfois en effet passer quelque sottise:
    — C’est Sophia», dit-on en souriant, un peu  pincé.

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