mardi 1 novembre 2011

Les lettres à Lydie

Lettres à Lydie ou terre de silence

Hélène Larrivé

«Un jour, on nous félicitera gravement pour ce qui, à présent, va peut-être nous conduire à la mort. Des messieurs en cravate congratuleront d’autres messieurs en cravate pour nous... Les mêmes peut-être que ceux qui à présent nous tirent dans le dos... Gustau...»

« Le bonheur est abject en cette période, ma petite fleur, comme tu le dis, mais, mais… Je n’y puis rien, je suis heureux quand même... Gustau»

Lettre de Gustave à Lydie


En mémoire des victimes de la barbarie nazie.

Juillet 44, 27 résistants furent assassinés et jetés dans ce puits.
Passant, souviens-toi

C’est l’inscription de la stèle du Puits de Célas, près d’Alès, dans le Gard, où furent jetés en 44, entre Juin et Août, 29 et non 27 résistants. Il y a en effet vingt-huit noms sur la dalle: Roger Sirvens fut rajouté en dernier, et un autre encore tout récemment, Eugène Bertrand. Plus que tout, cela indique l’approximation de l’identification des victimes à une époque où des hommes et des femmes disparurent à jamais sans laisser même la trace de leurs corps.
Parmi ceux-ci, certains sont peu connus. Du Puits furent également exhumés deux maffieux qui y furent précipités par leurs anciens acolytes SS en même temps que Gustave Nouvel et Lucien Belnot, le 9 Juin au matin, lors du premier convoi. Lors de l’exhumation, on compta en fait trente corps. Parmi ceux-ci, deux partisanes Allemandes, Lisa et Hedwig. Trente corps… si toutefois on ne s’est pas trompé car une lugubre légende dit qu’autrefois, bien avant que les SS ne l’investissent, le Puits avait déjà servi de charnier et qu’il y en eut d’autres dont on ne retrouva rien. A la suite de la parution du livre, cette théorie sera corroborée par des témoins de cette période, nous le verrons dans cette édition.


Ils auraient pu être nos pères et en un sens, ils le furent…


Paul Bayle,
Lucien Belnot,
André Cabanel,
Pierre Castelarnau,
Aimé Crégut,
Etienne Gervais,
Gabriel Guiraud,
Lucien Jalabert,
Jean Jalatte,
Gilbert Suchs,
Henri Lanot,
Mandran,
Gustave Nouvel,
Lisa Ost,
Marcel Pantel,
Roger Pascal,
Sully Pasquier,
Robert Pillon,
Joseph Portal
Hedwig Ramel-
Robbin,
Barthélémy
Ramier
Marius Rascalon
Georges Sujol
Emile Valmalle
Hugues Zerbini
Louis Zilaï
Manuel Zurita
Roger Sirvens
Eugène Bertrand
(FTP de Bollène)



A celles et ceux qui tombèrent

Vous étiez vingt et huit, et tant d’autres inconnus,
En ce dernier été de bruit et de fureur,
Vingt et huit au fond de ce puits noir, rompus :
Eclatés et debout, sous les genêts en fleurs.

Vous auriez pu être nos pères et vous l’avez été :
De votre amour, en plein vol arrêté …
De la colombe abattue et de l’amant foudroyé
Vous êtes le symbole et la réalité.

Vingt et huit et tant d’autres
Qui auraient voulu vivre,
Aimer, lire et vieillir pas à pas,
Vingt et huit et tant d’autres
A qui il faut écrire et dire
Merci. Sans vous je ne serais pas.

… Parmi vous deux maffieux gestapistes
Qui eux aussi s’écrasèrent en lambeaux
Et à vous se mêlèrent ; communistes
Et barbeaux, et tant d’autres, enlacés,
Humiliation suprême, peaux à peaux…

Au fond du gouffre noir de la mine abattue,
Quand reverrez-vous le soleil sur la plaine?
Les oliviers de la combe et la vie qui s’est tue
Au fond de ce puits noir, en cette aurore blême
D’un été crépuscule qui jamais ne finit
Ce puits, cette tombe où nous sommes aussi…

Et tant d’autres : toutes ces femmes d’ailleurs,
Dont il ne reste rien dans la ville aux corbeaux*,
Où en silence leur âme et parfois quelques fleurs
Sur le lac épandues, flottent, au fil de l’eau…

Mais pour celles qui vivent, pour l’aurore qui luit
Celles qui portent les mots, les enfants et la vie
Qui ont sauvé l’honneur et avec lui, l’avenir
Et qui résistent encore, à l'absence et au souvenir
Pour Josette et Lisette, pour Suzette et Lydie…
Et Lisa et Hedwig, allemandes - et juive, aussi-,
Mortes pour la France… ?
Non, pour la liberté, ces quelques mots, insignifiance
Nécessaire : vous êtes nos mères et vous devons la vie…

*Ravensbrück.
Hélène Brahic-Larrivé
(in Lettres à Lydie)

Poème mis en musique par Jean-François Hervieu,
voir Galerie Archétype, Anduze, site http://larrive.blogspot.com
Tél 06 87 55 42 13 ou 04 66 60 55 73
Adresse e mail : helene.larrive@gmail.com
Et les blogs ! http://tablesdesmatieres.blogspot.com




Cela pourrait être un film
et sera traité comme tel…


Synopsis

Les Cévennes, 1999. Lydie, une jeune femme de quatre-vingt-deux ans, tombe dans sa propriété, un accident. Elle en mourra trois jours après, parfaitement lucide, la fin banale des vieux cévenols. Tous les matins, avec son petit harmonica, elle faisait son tour. Terre de silence, de solitude et d’amour.
Juste avant de mourir, elle a parlé à sa fille : sur ses indications, Irène trouve, dans une cache, un petit livre sur la résistance qui relate cette période et surtout évoque brièvement les martyrs de la région. L’un d’entre eux est Gustave Nouvel.
C’est pour Irène le début d’une nouvelle vie. Une renaissance.

Scénario

Un coucher de soleil. Le Puits de Célas, à Servas, à quelques kilomètres d’Alès, au bout d’une petite route de terre battue, étroite. Un lieu calme, majestueux, dans la montagne Cévenole plate à cet endroit-là. C’est une vaste plaine, cossue et fertile, -la terre est moins pauvre ici qu’ailleurs-, bordée au loin à perte de vue, par une chaîne de montagnes bleues aux arrêtes douces qui se confondent à l’horizon avec le ciel. Le dégradé des couleurs, au dessus du rouge du petit bois qui semble irradier, au fond, est magnifique. C’est l’hiver, mais il ne fait pas très froid. Il est cinq heures. Le soleil flamboie sur les arbres au loin. De côté, le ciel, tourmenté, lumineux, est, à un endroit, presque inquiétant de beauté. On le dirait phosphorescent. Le puits de mine désaffecté, démoli puis reconstitué, formant un haut monument gris au sommet de l’impressionnante volée de marches d’un large escalier, domine l’ensemble. Inquiétant et serein à la fois. Pas de bruit. Deux oliviers, à droite et à gauche des marches, argentés, bien taillés. Le terrain est bien entretenu. Il y a même un terre-plein dégagé, à droite, pour laisser stationner des voitures ou pour faire demi-tour.
En face, au loin, une ferme traditionnelle. Son allée d’accès est bordée d’arbres dénudés, des peupliers. On devine la cour, les volailles, un paon blanc criard et un peu ridicule juché sur le toit du poulailler, des écuries soignées. Dans un vaste pré plat, vert clair, juste en face du Puits, clos par un cordon électrique à dire vrai assez sommaire -on sent que les animaux, ici, ne veulent pas s’enfuir- plusieurs chevaux de trait alezan, puissants, doux, à l’allure superbe, broutent calmement. Des préaux en bois qui abritent les bêtes lorsqu’il pleut ou lorsqu’il fait trop chaud, au loin, au bout du champ, ainsi que des abreuvoirs en pierre recueillant l’eau. Tout respire la sérénité, la beauté, et presque, l’opulence. Du côté de la ferme, un chien de berger poilu et bien gras aboie sans conviction vers le Puits. Il se dirige sans hâte vers le monument et surtout vers une intruse, l’observe de loin, et finalement s’assied à mi-distance de l’allée qui mène à son logis. Perplexe, dirait-on. Il attend. Il la connaît bien, à force : il y a peut-être, il y a sûrement, comme hier, quelque chose dans la voiture à grignoter, pour lui. Elle a du bon. Elle ne fait guère de bruit, un peu tout de même lorsqu’elle parle dans sa caméra, et elle lui offre toujours quelque friandise en partant lorsqu’il s’approche. Elle est bizarre... Elle chuchote dans sa boîte noire…parfois, elle escalade la grille pour mieux lire les noms inscrits, des noms qu’elle a l’air de connaître par cœur, et s’assoit enfin sans mot dire. Puis, elle repart comme si elle venait d’un rendez-vous. Le nez en l’air, il hume son odeur, à dire vrai assez désagréable car elle fume, et surtout celle du biscuit, délicieuse fragrance que le vent lui apporte. Il agite faiblement la queue.

En bas, l’intruse dont la voiture grise est immatriculée 75, après s’être garée de côté, son auto presque cachée par les arbres, sort enfin. Manteau simple, long. Cinquante ans environ ou un peu moins. Elle regarde longuement le Puits. Elle a les cheveux blancs, mi-longs, est vêtue en noir. Ses bottes sont crottées. Pas d’ostentation, pas d’efforts vestimentaires ni de coquetterie. Nette, sans plus, et encore ne faut-il pas trop regarder ses pieds. Sa voiture est neuve, mais bosselée sur un côté et éclaboussée de boue. Elle marche sur le gravier, en bas du Puits, tourne lentement tout autour, le regarde sous tous ses angles, levant les yeux. Elle semble chercher quelque chose. Quoi ? Qui ? Bruit de ses pas, lents, tristes, sur le gravier. Elle paraît hypnotisée par la magie du lieu, dans un état particulier. Elle monte les escaliers. Le chien s’est tu. Il attend, de loin, le traditionnel bout de croissant, sans impatience. Il n’est nullement affamé.

Elle sort sa caméra et maladroitement, filme. Elle regarde, vérifie les boutons de l’engin. Doit-elle augmenter la luminosité ? Le dernier film était raté, tout bleu parce qu’elle avait poussé le bouton lumière. Cette fois, tant pis si le soleil est plus vif, elle n’y touchera pas sauf lorsqu’il fera tout à fait nuit. Le chien aboie à l’instant même où elle sort le caméscope : il n’aime pas cet objet noir qui ronronne doucement, qu’elle tient à bout de bras, avec sa lunette inquiétante qui, la nuit, clignote, parfois braquée vers lui. Un homme l’appelle, faiblement. Lui aussi semble habitué à la visiteuse et on peut penser que, respectant son recueillement, il siffle discrètement son chien pour que celui-ci n’aille pas la déranger tout de suite. Quand elle retournera à sa voiture, longtemps après, il le laissera enfin filer vers elle. Une sucrerie, et l’animal, satisfait, s’en retournera en remuant la queue. Elle a un bref sourire reconnaissant pour la délicatesse du maître. Puis, elle s’approche du Puits, monte les marches, sa caméra fixée sur le monument. Elle trébuche un peu, à un moment, sur une irrégularité de la plateforme qu’elle n’avait pas prévue. Elle s’arrête devant la grille fermée. Elle vise la plaque : «Aux patriotes victimes de la barbarie nazie jetés dans ce puits. Juillet 44». Longuement, elle filme, puis, s’avançant, elle fait passer sa caméra à travers les grilles et dirige l’objectif, fixe, sur la grande fresque verticale du fond représentant la bouche du Puits et des corps noirs dedans qui tombent en tournoyant. Elle zoome sur le tableau. On a l’impression d’une chute au fond, vertigineuse, comme si on était soi-même aspiré. Puis elle zoome dans l’autre sens : on croirait que les personnages remontent, que l’histoire se déroule à reculons, que le temps, suspendu, s’enroule. Si cela se pouvait... Une larme glisse sur sa joue : c’était hier. C’est ainsi que s’acheva la vie de ces amis, et surtout celle de sa mère. La sienne également, quoiqu’elle commençât aussi là. Si Gustave… S’il avait vécu, elle n’existerait pas.

Dans sa tête, ce n’est pourtant pas cette image poétique, belle, mais édulcorée, même si elle se veut réaliste, qu’elle voit, mais l’image réelle. Une traction (?) noire, sinistre, feux éclairés, aux flancs jaunes, les voitures typiques de la milice ou des waffen SS, un camion vert-de-gris bâché, des ombres, en cette aube de Juin quarante-quatre, des cris... Des hommes défigurés par neuf jours de torture que l’on fait sortir à coup de crosses, de pied... Du sang ... et là ... ? Qui sait ? Encore des tortures ? La menace du Puits de cent trente mètres de profondeur, noir, lugubre, aux parois sales, béantes, incrustées de crochets, de câbles, de poutres d’acier, dont la grille, sinistre, avait été arrachée la veille et pendait à côté, rouillée, devant les prisonniers qui vont mourir?
— Parle ou on te jette au fond… Parle ou
on jette ton copain au fond (?) …

Des insultes ? Des gémissements de douleur ? Elle « revoit » la scène, avec précision, telle qu’elle a eu lieu : comment, avant même d’avoir fait sa recherche, a-t-elle deviné certains détails qu’elle ne pouvait connaître ? Son esprit est, depuis la mort de Lydie, entièrement absorbé par cette histoire : il lui arrive de se réveiller la nuit en ayant « compris ». Un bref éclair soudain. Elle note, de peur d’oublier. Et ce qu’elle a intuitioné ou « déduit » de manière aléatoire s’avère parfois, souvent. Comment ? Sa mère lui a-t-elle raconté autrefois ? C’est évident, des confidences litaniques comparables à celle que l’on peut faire à des animaux dont on sait qu’ils ne nous trahiront pas. L’enfant a dû enregistrer, plus ou moins : et, quarante-huit ans après, sans qu’elle-même ne le sache, elle a parfois des intuitions stupéfiantes, douloureuses. Elle « sait » par exemple, où se trouvait le petit café où de trop libres propos auraient fait dénoncer Gustave, elle « sait » aussi comment était la pièce où a eu lieu de dernier repas qu’a offert Valentine... Lorsqu’elle l’a enfin vue réellement, cette grande cuisine voûtée d’un Mas Cévenol cossu mais austère, avec sa pierre à évier dans l’angle, elle avait l’impression de la connaître depuis toujours. Illusion rétrospective ? Peut-être. Peut-être pas. Et surtout, il y a ce tableau représentant des corps enlacés et mutilés qu’elle a « reproduit » sans en connaître l’original. C’est un vieux partisan qui en le voyant observera qu’il ressemble à celui qui était sur le Puits en 49. Or elle est née en 48.

C’est cette image-là qu’elle voit et non le beau monument élégant, trop élégant peut-être, marbré, aux lettres illisibles dorées à l’or fin. Difficile d’accès, aussi : il ne comporte pas de rampe et on craint à chaque fois que les gens âgés qui s’y hissent tout de même, péniblement, lors des cérémonies, ne dégringolent.
Un autre fait est inexplicable : elle a peint un autre tableau, d’une aube matinale, celle de l’arrestation de Gustave avec une voiture menaçante, à droite, feux éclairés, stationnée. Une voiture terrifiante, comme un monstre venu de l’enfer. C’était une Traction, les traditionnelles voitures de la Milice, de la Gestapo, des SS… Ou des birhakeins (des maquisards qui les leur volaient, un jeu en quelque sorte !). Or, par une étonnante maladresse, ce n’est pas une Traction qu’elle peignit, mais une auto trapue, laide, toute différente. Elle tenta de la corriger, plusieurs fois. En vain, la Traction, décidément, ne venait pas. Le résultat fut un hybride sans élégance, carré et massif qui évoquait un petit corbillard. Or, elle le sut après, c’étaient des Peugeot 202 qu’utilisaient les SS lors d’actions où ils ne voulaient pas se faire repérer. C’est dans l’une d’elles que Gustave a été amené : là aussi, le vieux partisan la félicita d’avoir «justement» rendu la scène, qu’elle ignorait : ils font tous des tractions, mais ce n’étaient pas des tractions ce jour-là…


Réminiscences

Flash-back. Elle revoit la scène de la cassette vidéo de Laurent Pichon, ainsi que celle qu’elle filma au même endroit ....
On est sur la terrasse ensoleillée de la ferme des Monnier, en face du Puits. C’est le printemps, en 98. Glycine et Géranium fleurissent partout, sur les marches de l’escalier extérieur... Le dallage est net, entretenu, sans herbes dans les lacunes des pierres. Une table de jardin, vaste, en bois ajouré, des chaises en rotin, anciennes, brillantes. Quelques engins agricoles rouges sont soigneusement rangés derrière, dans une grange dont le vaste portail entre ouvert laisse aussi voir des ballots de foin empilés en tas régulier.
Monsieur Monnier est debout ; il semble figé, au garde à vous, impressionné par la caméra de Laurent Pichon, professeur d’histoire au Lycée d’Alès. Interrogé maintes et maintes fois par la suite, le paysan, petit, râblé, aux cheveux blancs et à l’accent du midi prononcé répond aux questions, cachant son émotion. Deux femmes écossent des pois sans s’arrêter, qu’elles jettent dans deux grandes bassines qui se remplissent petit à petit : concentrées, semble-t-il, sur cette seule tâche et ne levant que très brièvement les yeux. En fait, l’une d’elles ne perd rien de ce qui se dit, et, à plusieurs reprises, l’autre doit ramasser ses pois pour les remettre dans l’autre bassine : elle se trompe de récipient. Par moment, Monsieur Monnier semble un peu agacé : on lui a si souvent demandé de raconter la même histoire... Cet homme simple ne pose pas. Il se borne à relater sobrement, succinctement, les faits. On sent qu’il a hâte que ce soit fini.
« Il était cinq heures du matin environ, ce 9 Juin 44... Trois jours avant, on avait vu une gosse voiture noire s’arrêter devant chez nous ; deux types étaient venus nous demander à qui appartenait le Puits, s’il était désaffecté, à combien de profondeur il descendait... C’étaient des Waffen SS allemands, ou la Gestapo. L’un d’eux, immense, un gros roux, rouge de peau, avec une cicatrice, parlait mal le français, et l’autre, il le parlait pas du tout. On leur a dit que le Puits servait plus depuis longtemps, mais que la concession courait toujours. — Il avait été verrouillé par une grille, sous le chevalement, mais pas comblé. Il faisait cent trente mètres de fond mais devait être en partie inondé.— Ils sont partis en discutant entre eux en allemand. Le lendemain, on les a vus avec des soldats, de bon matin, arracher la grille qui fermait la bouche. Ils l’ont laissée de côté, par terre. Puis, plus rien. Mais le neuf à cinq heures du matin, on a entendu du bruit. On s’est levés et on a vu une voiture noire et un camion dans le chemin. Puis, un convoi à pied est passé devant la ferme, sans bruit, se dirigeant vers le Puits. Ils étaient nombreux... On « a » alors monté regarder par le fenestrou d’en haut, cachés. Ca a duré une demi-heure. Il y a eu le bruit des voitures, puis plus rien.
— Un silence effrayant, anormal» coupe la femme, levant les yeux. L’homme acquiesce gravement et reprend :
— Ensuite, il y a eu d’abord un très fort bruit sourd, comme une explosion, qui semblait venir du fond de la terre, puis, trois rafales, suivies de trois autres bruits comme le premier, des « explosions », à intervalles réguliers. Puis ils sont repartis vers Alès. On a attendu longtemps, puis, au bout d’un long moment, je suis allé voir avec mon fils.»
Silence. Il continue :
— Il y avait, à droite du Puits, trois flaques de sang frais. On s’est penchés, avec la lampe de mineur. C’était noir, mais on a vu une veste accrochée, pendante, déchirée, vers le quatrième mètre, face Nord.»
La femme lève les yeux de ses pois et confirme :
— Cette veste plus que tout disait ce qu’ils avaient fait ce matin-là... Qu’est-ce que j’ai pu la voir, ensuite : elle y est restée si longtemps. Je la revois encore, toujours...» L’homme poursuit :
—En dessous, c’était tout noir : impossible de voir quoi que ce soit. Mais que pouvait-il rester des types, après une chute pareille ? Cette veste, elle y est restée tout le temps..»
La femme hoche la tête.
— La veste est restée jusqu’en Septembre quand ils ont sorti les corps... »
— J’y étais, bien sûr » ajoute Monsieur Monnier. A la question muette de Laurent Pichon, la femme répond :
— Non, je suis partie, je ne voulais pas voir : c’était affreux, la chute, avec les poutres, les crochets et les poulies de la caisse, partout… Les corps accrochés, désarticulés..»
(Fin du flash-back.)

Des héros et des autres

Retour devant le Puits. Elle est toujours là. Extérieur, tombée de la nuit. Tout flamboie. La femme en noir réfléchit, se répète mentalement les paroles de Monsieur Monnier qui sonnent dans sa tête depuis ces quelques mois : elle les remet bout à bout, en les comparant à ce qu’en dit Vielzeuf, l’historien de la résistance. Elle tente de revoir la scène, de se mettre dans l’ambiance, à cette époque, totalement concentrée ...

La scène, dans son esprit, est floue mais se précise:
Une demie heure ?...C’est long pour tuer quatre hommes et les précipiter dans le puits se dit-elle : un lancinant leitmotiv qui la hante depuis. Les ont-ils encore torturés ? Peut-être, puisqu’ils n’avaient pas parlé... Et même dans ce cas. Mais sûrement pas tous. Certains les intéressaient, et d’autres, pas du tout, ou beaucoup moins. Ou différemment. En effet, dans ce premier convoi, parmi ceux qui furent jetés dans le Puits, il y avait bien deux partisans, Gustave Nouvel et Lucien Belnot, mais aussi .... deux collaborateurs, dont l’un avait été carrément... le chef de la Gestapo, un souteneur âpre au gain surnommé Bretelle. A cette époque où tout était en train de basculer très vite, les collabos bien avisés fuyaient au galop vers des cieux plus cléments... ou, parfois, mais le jeu était risqué, viraient de bord, offrant ostensiblement quelques gages aux partisans afin que cela leur soit compté ensuite. Ils leur donnaient par exemple, un rival dont ils convoitaient quelque butin pour se l’approprier ensuite : une pierre, deux coups. Ce fut le jeu de Bretelle et de son acolyte Spada, qui eut cependant pour résultat de les faire considérer comme des traîtres des deux côtés*. Un étrange convoi, le premier, car il y en eut sept autres, passa donc ce jour-là, où se trouvaient Gustave, Lucien, et les deux maffieux. De fait, si torture il y a eu devant le Puits ce matin-là, elle ne pouvait donc concerner que Gustave ou Lucien ... Bretelle et Spada, condamnés par simples représailles, n’ayant rien à révéler à leurs anciens complices ; à moins que, trop âpres à la curée, ils ne leur aient caché quelque butin : elle voit mal toutefois les deux truands résister aux tortures qu’ils connaissaient bien pour les avoir assidûment pratiquées eux-mêmes afin de préserver un quelconque trésor. La vie vaut mieux que l’argent: s’ils avaient quelque rapine cachée, ce qui est probable, ils l’avaient sans doute déjà révélé. Donc la torture, devant le Puits, ce matin-là, ne pouvait en principe concerner que Gustave ou Lucien. Mais pourquoi ce silence alors ? Un homme torturé crie. Etaient-ils déjà à demi-morts ? Non puisqu’ils sont passés à pied devant la ferme. Il y a environ vingt mètres (?) pour atteindre le Puits. Cependant, le rapport dit qu’on leur avait brisé les membres, pour ce qui est de ceux du groupe Zerbini du moins. Et les autres ? Pouvaient-ils marcher ? Comment, dans le troisième convoi, Aimé Crégut, le grand et costaud partisan au visage d’enfant étonné, un cheminot, eut-il le courage de blesser un des SS et de tenter de s’enfuir ? S’enfuir où ? Dans le champ ? La ferme ?

Elle revoit et ré entend brièvement Josette, lors de l’interview -voir plus loin- qu’elle lui a accordée. C’est une résistante communiste, une des premières arrêtée et torturée, qui fut déportée à Ravensbrück et survécut. Il lui reste des séquelles de la torture : elle ne peut plier les jambes, s’accroupir, et sa démarche est un peu raide. Elle souligne que, devant la mort, l’organisme a parfois des ressources insoupçonnées, inouïes :
— Lorsqu’on veut vivre, vous savez, à vingt-cinq ans, oui, on peut faire n’importe quoi, même courir avec les membres brisés, même assommer un gardien SS qui ne se méfie pas... »
Crégut était, avec Lanot et Zilaï, un de ceux qui, malgré leur jeune âge, étaient mariés et pères de jeunes enfants -une fille pour Crégut, un fils pour Zilaï, et plusieurs enfants pour Lanot le policier.- Est-ce ce qui lui a donné le courage, la présence d’esprit, malgré les tortures, la détention, l’affaiblissement et la faim, de sauter sur le SS qui l’escortait, le jeter à terre où il se fracassa sur une pierre, et de bondir… ? Dans les broussailles jusqu'au pré de luzerne où il fut abattu ? A quelques mètres près, dans les buissons touffus, il pouvait s’échapper. Les SS n’avaient pas de chien. Ou… ?

*Un vieux partisan interviewé ensuite s’étrangle encore comiquement de fureur, cinquante-cinq ans après, de n’avoir jamais réussi à l’«avoir».
— Dire que ce sont les schleus qui l’ont finalement eu ! » répète-t-il, navré, tant d’années après, de l’avoir « raté ».
Fin du flash-back.

Bir Hakeim

Extérieur coucher du soleil, toujours. Elle réfléchit, rassemble les bribes de ce qu’elle a pu glaner. Les Monnier en auraient-ils plus vu qu’ils ne disent ? Cacheraient-ils une partie de la vérité ? Un bruit de corps jeté, disent-ils, et trois rafales de tir après, suivies de trois autres chutes. Or les prisonniers étaient quatre ce jour-là. Mettons deux si on ne compte ni Bretelle ni Spada les collabos. Ont-il jeté le premier vivant, devant les autres, pour les terroriser et les faire parler ? QUI ETAIT le premier ? Le plus important, sans doute, c’est à dire celui auquel ils en voulaient le plus. Probablement Gustave, l’instituteur, le plus âgé, qui émettait avec Jean le Serbe, renseignait et ravitaillait le maquis le plus actif, (Bir Hakeim), constitué de quasi kamikazes. Est-ce une légende ? Ces aristocrates des maquis demandaient, dit-on, d’emblée aux candidats désireux de les rejoindre s’ils étaient prêts à mourir, ce qui, affirmaient-ils, était à peu près certain ? Seuls étaient retenus ceux qui n’avaient pas été découragés par ces vigoureux prolégomènes, s’ils étaient dans une forme physique parfaite. Provocateurs, le colt toujours à la ceinture, ils passaient dans les villages réquisitionner tabac et ravitaillement ou même bavarder, leur stem parfois négligemment oubliée sur le siège avant de leurs tractions noires, volées -le plus souvent à la Milice !- dont ils omettaient même d’ôter les flancs jaunes caractéristiques sur les roues. Cette funeste désinvolture, peut-être intentionnelle et ordonnée du reste, généra des malentendus dramatiques, l’arrestation de Gustave entre autres : voitures identiques, personnages extérieurement assez proches, on ne savait plus à qui on avait vraiment à faire. Personne ne se risquait à émettre de critiques : les birhakeins suscitaient admiration et inquiétude à la fois. Un intrépide patriarche paysan toutefois, maire d’un petit village lozérien, ancien combattant de quatorze, agacé par une telle légèreté, osa pénétrer dans le café où deux d’entre eux sirotaient quelque boisson… et les tancer proprement comme des gamins.

L’histoire fut rapportée comme un plaisant sacrilège : Irène l’imagine et sourit :
— Credes que c’ès prudent de laisser votre bécane bien en vue dans votre voiture, en pleine milieu que ça juste devant la mairie ? Vous voulez nous faire tous massacrer ou quoi ? Pouvez pas vous ranger dans la ruelle d’à côté qu’on voit rien ? Ou, au moins, la cacher, votre machine à découdre ? Et tous ces gamins excités comme des boisseaux de nieires -de puces- qui se bousculent devant pour la bader (contempler) credes pas qu’oun maïsse, (parle) espère ? »
Ils en rirent de bon cœur : il était drôle, ce papet ! Quel trouillard : quoi de plus naturel que de se garer devant le bistrot où, entre deux coups de feu, on se détend un peu, en laissant la «stem» encore fumante se reposer, elle aussi, confortablement calée sur les coussins avant de la voiture ? Et si les gosses la regardent, ma foi, ça leur fait de l’enseignement mieux qu’à l’école, ils en auront peut-être besoin plus tard pour la relève… etc (et autres propos virils et bien sentis)…
— Bon, grand-père, vous en faites pas, on lève le camp, on a encore du boulot...»
Les birhakeins n’avaient donc pas que des amis, même parmi les résistants : si ces têtes brûlées prenaient des risques démesurés, ils les faisaient aussi courir à tous. Les FTP étaient plus économes de leurs vies et de celles des autres : peut-être -mais est-ce un cliché?- moins efficaces. Un hameau entier*, haut perché, femmes et enfants compris, avait été massacré : au lieu de regagner leurs pénates, après un engagement, ils s’y étaient repliés. Puis, ils s’étaient retirés dans leurs montagnes, laissant bien des morts ennemis, mais aussi le village sans défenseurs : la fin justifie les moyens. Ils terrorisaient donc en bloc occupants nazis, leurs acolytes miliciens, mais aussi villageois et résistants eux-mêmes ; la division Brandebourg, la sinistre formation SS hétéroclite avait été spécialement envoyée dans les Cévennes pour les réduire et se venger.
Mais parmi les soldats de l’armée allemande, il y avait aussi des engagés «volontaires» appartenant à différents pays annexés, arméniens, serbes, azéris… qui accomplissaient leur tâche avec plus ou moins de conviction. Cela peut expliquer certains miracles : il arriva que des co-nationaux de pays occupés se trouvassent face à face, des deux côtés de la barrière, dans les prisons de la Gestapo... et que des «gardiens» le soir aillent discrètement fumer une cigarette dehors… en oubliant de fermer les portes. Il est possible que l’histoire de Jean le Serbe, détenu au Fort Vauban en même temps que Gustave, qui se termina bien, s’explique par la complicité d’un «pays» engagé de force dans l’armée allemande. Ou… ?
C’est avec des gens de cette trempe que travaillait Gustave et il était plus âgé que Belnot. C’est donc lui qu’ils devaient, dans ce premier convoi, abhorrer le plus : tous ces sabotages récents, ces attaques surprises des troupes, c’était eux, sur les renseignements de légaux qui, le jour, à l’usine, à l’école, travaillaient tout à fait normalement. Ce doit être lui qui fut jeté le premier. Vivant ? Elle a fait des recherches, a vu ses anciens compagnons survivants, des parents, a consulté les archives, lu les rapports, mais pas tous, elle en découvrira encore bien après, du reste contradictoires. Gustave fit partie du premier convoi. Il a été arrêté le 1er Juin 44, un Jeudi, amené au Fort Vauban, et torturé neuf (?) jours. Il n’a pas parlé. Enfin, de cela aussi, elle n’est pas tout à fait sûre. Il faut se rendre sur les lieux.
* Les Grottes : 10 morts

Le fort

Flash-back : le Fort Vauban. C’est la forteresse splendide et sinistre à la fois qui ferme Alès, malencontreusement occultée par de vilaines bâtisses juste devant. Les salles de torture sont au premier étage. Peut-être. Où ? C’est l’été, un été du Midi, torride, lumineux, aveuglant. Mais tout est sombre dans le Fort qui demeure, malgré la canicule, singulièrement frais.

Elle marche dans l’enfilade du couloir où s’ouvrent les cellules : immense, sombre. Une émotion, une tristesse palpable sourdent des murs. Le bruit de ses pas sur les dalles est lent, sinistre. Que s’est-il passé ici autrefois ? Rien n’a été touché depuis. La forteresse, de ce côté-là, est même interdite, en principe, à toute visite. Tout est à l’abandon, une lueur glauque sourd à peine des hautes croisées grillées. A l’aide d’une lampe électrique, elle cherche des inscriptions. Sur le mur de sa cellule, Gustave, lui a-t-on dit, avec son sang, écrivit quelque chose. Mais sur ce quelque chose, les avis divergent et même s’opposent. D’autres aussi inscrivirent quelques messages poignants juste avant de mourir. Toto Sirvens, entre autre. Mais, des cellules, il y en a plus de soixante. Et on y voit mal. Les portes ferrées, impressionnantes, qu’elle ouvre et referme ensuite, font un bruit de gonds, métallique, puis, de serrures. A l’intérieur, il y a des traces d’humidité, de curieuses taches régulières. Des marques de colle dirait-on. Des signes ? Des dessins ? Un miroir ? Les énormes portes de chêne sont littéralement rongées, vers l’huis, comme si des êtres désespérés avaient essayé en vain d’agrandir le trou du vasistas ouvrant par l’extérieur. Tout est délabré, mais apparemment nullement dangereux. Des pigeons, de ça de là, ont élu domicile dans les couloirs, dans les cellules : certains, n’ayant pas trouvé la sortie, en sont morts. De petits cadavres jonchent le sol partout. Elle réussit à en attraper un, vivant encore, effrayé, dans une cellule, perché sur le rebord de la fenêtre grillée. Enlevant prestement son chemisier, elle y enfouit l’animal et monte à l’étage le libérer, sur le toit. L’oiseau, ébloui et émerveillé par le soleil, hésite, trottine sur les tuiles ocres, la regarde, comme indécis. Puis il prend son envol dans le chaud soleil d’été, piaillant de bonheur. La visiteuse qui pendant tout ce temps est dévêtue, redoute que quelqu’un ne l’aperçoive. Il n’y a personne, mais, magie du lieu, elle se sent observée partout par des yeux invisibles. Elle remet prestement sa chemise souillée, observant qu’elle doit fortement empester le guano. Elle sourit : elle a un important rendez-vous avec un décideur de la mairie au sujet de sa recherche, tout à l’heure. Tant pis.

Elle redescend. Dans le couloir des cellules, des traces, sur un mur, l’attirent. Elle les photographie plusieurs fois, sous tous leurs angles. C’est rouge foncé, presque noir : une tache, à hauteur d’une tête d’homme, auréolée d’une sorte de gribouillis confus, puis, en dessous, en continu, des éclaboussures jusqu’en bas, en lignes régulières… comme si quelqu’un avait été frappé, cogné contre le mur où ses cheveux auraient dessiné des lignes embrouillées et était tombé lentement jusqu’au sol en s’appuyant à la paroi. Elle refait le geste, pose sa tête à côté, sur le mur, figure un violent coup, et tombe volontairement sur les genoux, à terre, observant sa ligne de chute, et surtout la trace que laissent ses cheveux. C’est à peu près ce que dessine la tâche. Il est plausible que, à cet endroit, quelqu’un, un peu plus grand qu’elle, ait été frappé à la tête, se soit effondré et ait glissé jusqu’au sol. Le flash de l’appareil photo brûlera la tache principale, ne laissant visibles que les coulures. Elle imagine la scène. On est en 44. Les SS auraient sorti un prisonnier de la salle de torture — ou amené à la salle de torture ?— ils l’auraient cogné dans le couloir — il n’allait pas assez vite? — l’homme aurait frappé le mur avec sa tête, puis il serait retombé doucement. La cellule d’en face comprend aussi des traces, mais, entre l’humidité et la crasse, on ne peut rien lire. Le couloir, par contre, a visiblement été nettoyé autrefois. Quand ? En vain, en tout cas. Flash-back, auditif seulement : c’est Luc, son oncle, un ancien résistant qui parle fort et clair, de la voix de tribun populaire qu’il garda jusqu’à sa mort:
— Le sang, une fois incrusté dans le plâtre humide, ça fait fresque, ça part jamais si on l’enlève pas tout de suite, et encore. On a beau frotter, ça ne fait rien. Il faut le gratter profond et ensuite replâtrer et encore parfois ça laisse des traces.»
Elle est seule et frissonne : serait-il possible, cinquante-quatre ans après, que ce sang soit celui de Gustave ou de l’un de ses camarades ? Le rapport d’un des gardiens de la prison, qu’elle découvrira plus tard dit que Gustave a été achevé par les SS d’un coup sur la tête, juste avant d’être amené au Puits, le 9 Juin au petit matin, d’un coup assené dans le couloir où il s’est effondré. Comme il ne pouvait plus marcher ni parler, ses tortionnaires lui ont brisé le crâne avec un tuyau en fonte. Il mourut à cet instant précis, à cet endroit précis. Son corps fut alors traîné le long des couloirs, dans l’escalier, où sa tête heurtant, dit-on, chaque marche, faisait un bruit discontinu atroce. C’est donc plausible : la tache, sur le mur, dans le couloir, en effet… Les trois rafales entendues par les Monnier et les quatre «explosions» souterraines… Elle songe, prise dans une sorte de transe, aux photos, où il est à coté de Lydie : il semble juste un peu plus grand qu’elle. Lydie était de la taille de sa fille.
Fin du flash-back.


Le silence

Retour au Puits. Elle réfléchit, parle devant sa caméra. Le 9 Juin, un jeudi, Gustave a été amené avec trois autres prisonniers au Puits, et jeté dedans. Mort ? Vivant ? A ce moment là, cela l’obsède. Mort ? Mais alors, il n’est pas passé à pied avec les autres : on a dû le porter en civière. Le chemin n’allait pas tout à fait jusqu’au Puits, il était encombré de pièces de fer, de poutrelles, de câbles, de broussailles, et les Waffen SS durent s’arrêter à vingt mètres environ : ils sont donc forcement passés à pied devant les fenêtres de la ferme. Les Monnier, tôt levés, les ont donc vus de près, avant même de monter au grenier observer par la petite fenêtre. Mais ils disent avoir vu les partisans et leurs bourreaux à pied ; à moins que, étant donné l’heure matinale, ils ne soient descendus qu’après ce premier passage, et qu’ils n’aient pas pu voir la civière qui contenait forcément le corps de Gustave. On distinguait peut-être mal : une troupe compacte de soldats, de SS, de miliciens, des partisans à bout de forces, défigurés, encadrés, quelques chefs nazis, sans doute de côté, car ils ne se mélangeaient pas au menu fretin des gardiens, et un interprète probablement, pour recueillir les derniers aveux…Mais, pas de bruit, disent les Monnier. «Un silence anormal.» Etrange.
— On aurait dit qu’ils étaient d’accord ensemble observera un autre témoin. Personne ne se révoltait. Ils marchaient de concert, tous, on ne pouvait les distinguer les uns des autres, c’était bizarre.»

Il faut faire vite. Un témoignage de dernière heure livrera à Irène un scoop inattendu : le puits aurait été utilisé bien avant le 9 Juin 44. Alors ? Qu’en est-il réellement ? Un autre, obtenu par hasard, mentionnera une jeune fille de la famille qui bascula devant l’horreur dont ils furent témoins et dont personne ne parle jamais. Elle venait de mourir à ce moment là. Oui : il faut faire vite.

Devant le Puits, elle abaisse la caméra sur la plaque et lit lentement les noms inscrits sur la stèle. Elle les connaît par cœur. Elle s’arrête. Se concentre. Regarde le paysage, le filme tout en parlant. Le soleil flamboie, se couche lentement. Tout s’arrête lentement. .........................
Paix ...

Elle s’assoit sur la plus haute marche, jambes repliées sur elles mêmes, contemple le paysage, les chevaux, le chien qui attend toujours à mi chemin dans l’allée de sa ferme. Réfléchit. Triste ? Oui, mais aussi, curieusement, apaisée. Est-ce que j’ai raison de faire tout ceci ? C’est la question. Oui. «Le bourreau tue deux fois, la première, physiquement, et c’est sa faute… mais la seconde, par l’oubli et, c’est la nôtre. » (Elie Wiesel). Puis, elle se lève et filme à nouveau, en équilibre sur la grille. Bras tendus, elle zoome sur la plaque, au sol : celle-ci est à peine relevée et les noms, dorés sur fond gris, sont illisibles. C’est étrange : sa caméra, tout à l’heure, a tremblé, nettement, se dirigeant d’un coup vers le haut, telle un baguette de sourcier. Un mouvement involontaire dû à sa position acrobatique ? Sans doute. Mais l’appareil lui a semblé être animé d’une force propre. C’était comme si quelqu’un lui avait dit «ne filme pas» ou «ce n’est pas vrai». C’était au moment où elle parlait de la torture et où elle disait que Gustave n’avait pas parlé. Il est vrai : après avoir vu Madame Dugas, elle n’en est pas certaine, malgré ce qu’assure Vielzeuf, Vielzeuf qui, dit-on, est parfois trop bienveillant vis-à-vis de ses camarades disparus dont il porte sans faiblir la mémoire depuis si longtemps.

Les lettres à Lydie

Quelques jours auparavant... Intérieur jour, lumière faible. Un grenier, haut et encombré.
La même femme, toujours en noir, monte vivement dans le grenier d’une demeure cévenole : la sienne, ou plutôt celle de sa famille. C’est une ancienne coconnière, inconfortable et vaste. L’escalier qui dessert le grenier est étroit, en bois. Elle cherche, dans un mur, une cache utilisée autrefois par les Protestants pour celer Bibles et méreaux, ces pièces de monnaie en terre cuite qui permettaient, lors des assemblées du Désert, pendant la guerre des Camisards, de se reconnaître. Elle semble écrasée. Elle sonde, gratte de ses ongles le mur épais, à plusieurs endroits précis. Visiblement, elle sait, non pas ce qu’elle cherche, mais, à peu près (?) où il faut chercher. Elle est fébrile. Elle enlève des planches.
— Une ancienne bibliothèque ? Où ? »
Elle marmonne mentalement, s’adressant à sa mère, morte depuis un mois...
— S’il te plaît, guide-moi…» Le mur est en pierres apparentes, trente mètres sur quatre environ. Triste, désespérée, elle poursuit mentalement :
— Jamais tu ne disais rien de toi, même à la fin : un puzzle, un jeu de piste, voilà ce que tu étais. C’est déjà bien que tu m’aies à peu près indiqué dans quel mur devait se trouver ce qui devait m’intéresser. De l’argent ? Non : tu n’aurais pas formulé la phrase ainsi. Ca doit être autre chose. Quoi?» Son esprit tourne à toute allure. Elle pressent, vaguement...
— La Résistance, peut-être… Des armes ? Des listes de noms ? Des traîtres ? Non, elle l’aurait, depuis longtemps données à d’autres. La dernière livraison du maquis ? Des stems ? Elle brûle, mais ce n’est pas cela... Lydie l’aurait signalé plutôt à d’autres... Quoique, si elle a tant attendu, des autres, il n’y en a plus guère... Malgré sa désinvolture, n’éprouvait-elle pas pour sa fille une sorte d’estime particulière ? Si elle possédait un tel trésor de guerre, ne serait-ce pas à elle qu’elle l’aurait légué ? Peut-être.

Elle découvre soudain une fausse fenêtre, masquée par une sommaire bibliothèque, exactement comme Lydie le lui avait indiqué. Le grenier est devenu champ de bataille. Elle écoute, en bas : pas de bruit. Elle semble avoir peur qu’on la surprenne : son père est dans la salle, en dessous, au premier. Elle ne sait pourquoi, mais elle sent qu’il ne doit pas voir ce qu’elle cherche. Il est trop effondré, du reste, pour réagir. Figé, il reste sur son fauteuil, visage fermé, ou bien il pleure silencieusement. Cependant, cette femme contradictoire, impérieuse et naïve à la fois, il l’a certes aimée, mais il la supportait de plus en plus mal. Il ne peut vivre sans elle cependant.
Enfin, c’est là. La fenêtre cède. Elle introduit la main, un peu inquiète... Des souris ? Des scorpions ?

Flash-back auditif : c’est son père, âgé, qui parle à Lydie, autrefois. Si conciliant d’habitude, pour une fois, il proteste :
— Tu n’as pas de logique. Je ne peux pas me baisser, tu le sais bien, Lydie : pourquoi tout ce bazar ? Enfin, fais ce que tu veux, tu es chez toi, mais tu te débrouilleras toi-même pour ranger : pour une fois, ne compte pas sur moi… Mon dos… à mon âge..»
Une voix jeune, un peu rauque, cassée mais malicieuse, celle de la morte, répond en riant :
— Mais oui, ne t’en fais pas, mon coco, je ne suis pas encore impotente…»
Et elle ajoute, toujours riant :
— Dis donc, j’ai bien fait de prendre un mari plus jeune, sinon, je ne sais pas ce que je ferais à présent... Perclus comme tu es, et ça va sûrement empirer... J’aurais dû en choisir un encore plus jeunot si je voulais qu’il me fasse de l’usage... Dire que c’est moi à présent qui me coltine les rondins... Ces élégants, ces sportifs, ça en jette, ça a l’air costaud mais c’est fragile comme du verre mal soufflé...»
Plaisanteries habituelles : il n’a qu’un an de moins qu’elle mais l’arthrose l’a diminué et il ne s’offusque pas. Elle, jusqu'à la fin, demeurera jeune, souple et vive. Ils rient.
Fin du flash-back auditif.

Irène, soudain, rit aussi, silencieusement : son père ne pouvait accéder à la fenêtre. Ce doit être la seule cachotterie que Lydie lui ait jamais faite. Entière, d’habitude, elle se montre là étonnamment malicieuse. Irène n’en est pas mécontente. Sa mère pour laquelle elle a toujours éprouvé une admiration passionnée, ne fut pas une mère tendre : si elle savait sans faiblir affronter les situations les plus difficiles, elle ne se laissait jamais aller, même vis à vis de sa fille, à des effusions. Des mamours, disait-elle, méprisante. Pudeur ? Indifférence ? Irène ne sait pas : lorsqu’un sentiment est inavoué, caché, comment le deviner ? Par les gestes. Celui-ci en est un. Posthume.
Elle avait souvent des crises de désespoir, et parfois même de violence extrêmes, contre elle-même le plus souvent. Elle fit plusieurs tentatives de suicides. Une de ses obsessions : la défenestration, la chute. Tout ceci parsème le passé sombre et ensoleillé à la fois d’Irène, dans cette vaste demeure isolée, dont elle se ressouvient avec tristesse : une enfance sans téléphone ni moyen de transport, au milieu d’une terre, belle mais hiératique et solitaire, à flanc de montagne. Pas davantage de télé, mais des livres, à profusion. Elle aimait désespérément sa mère, qui, elle, ne pensait qu’à son mari. (Et sans doute à Gustau.) Or, pour une fois, Lydie manifeste envers elle une préférence nette et exclusive. Se pourrait-il qu’elle l’ait aimée à sa manière, totale, parfois brutale? Elle l’estimait certes : mais chez Lydie, l’estime n’allait pas toujours avec l’amour. Sauf peut-être pour Gustave. Il fallait que l’on plie : et sa fille unique, elle, ne le voulait ou plutôt ne le pouvait pas. Elle la rejeta donc sans même s’en apercevoir, allant jusqu'à vendre une terre qu’elle aimait, toute proche. Irène s’exila à Paris où elle se maria. Depuis vingt-huit ans, elle y vit.

Tosca

Flash-back. Trente-quatre ans auparavant...
Intérieur jour, le printemps, dans la demeure familiale, toujours, celle où la narratrice cherche à présent la cachette. Elle a seize ans. On est en 64. La maison est plus pimpante que dans la scène précédente : elle vient d’être restaurée par Lydie, qui, bien que sa mère soit toujours vivante, en a hérité récemment. La jeune fille mesure un mètre soixante-trois, elle est plutôt mince, possède un visage un peu classique, sans particularité, régulier. Il rappellerait vaguement celui de sa mère jeune si elle n’avait les yeux cernés qui lui donnent un air slave, un nez moins droit et la peau trop pâle tirant sur le rose. Pour l’heure, elle se coiffe, se maquille dans une grande salle de bain ensoleillée par une baie vitrée grande ouverte. Elle s’est éclairci les cheveux : sans que ce soit prévu, cela a accentué leurs reflets roux. Magie de la teinture : elle est rousse, finalement, comme son père. Elle chante -Tosca- devant le miroir, joyeuse, à tue-tête. Sa voix évoque celle de sa tante paternelle ainsi nommée dans la famille. Elle l’ignore ou n’y pense pas. Soudain, Lydie entre en trombe, ouvrant brutalement la porte et, s’arrêtant net, l’observe silencieusement, fixement. Le regard que la jeune fille aperçoit dans le miroir, la pétrifie : un regard froid, impénétrable. Le chant « ô dolce baci languide carezze... » s’est arrêté dans sa gorge. Elle se retourne alors lentement vers sa mère. Elle sent sa rage, son désarroi. Pourquoi ? Elle ne se le demande même pas : l’habitude… C’est Lydie : imprévisible, éclatante, drôle, mais, par crises, violente, suicidaire, et juste après, à nouveau généreuse et pleine d’allant… Lydie qui tente quelques rares fois, sans pourtant jamais mesurer ce qu’elle a fait, maladroitement, de le «réparer»…
— Tu es bien une Demaret -siffle-t-elle ce jour-là, des éclairs dans les yeux- il n’y a pas de doute ! Avec tes cheveux roux, on dirait même Tatiana...» Soupir excédé, tragique, un hochement de tête désabusé et elle ressort, triste et furieuse en même temps. La porte de sa chambre claque. La jeune fille est soulagée : cela ne s’est pas si mal passé. Quoique… Derrière la porte, qui sait ce qui se passe ? Elle va y aller, doucement, le coeur battant :
— Ca va, laisse-moi tranquille... Fiche-moi la paix.»

Elle n’a jamais eu l’idée de lui demander pourquoi une telle ressemblance était si funeste. Lydie pourtant semble aimer son père et même apprécier en lui tout ce qui justement évoque son origine. Elle est fière de son mari : lui a le droit d’être ainsi, mais pas sa fille. Cette injustice, la jeune fille y est tellement accoutumée qu’elle ne la relève même plus : Lydie l’atténue parfois par des propos à la fois lucides et pathétiques :
— Je te reproche des choses pour lesquelles tu n’es pour rien. Excuse-moi.» C’était sec, un simple constat, mais tout de même honnêtement énoncé. Cela la soulageait : «elle n’y était pour rien. »

Mais que représentait ce «y»? Sa famille paternelle ou certains d’entre eux auxquels elle ressemblait ? Ces citadins amènes, artistes, futiles et brillants à la fois s’étaient-ils montrés arrogants envers la petite institutrice cévenole qui avait épousé, enlevé serait plus juste, leur seul fils? Lydie leur avait-elle semblé peu présentable ? Reste que le petit frère avec la belle-soeur, profit et pertes, fut presque oublié. Peu vinrent les voir dans ce midi reculé qui n’était même pas le midi chic de la côte. Puis Irène grandit et… C’était curieux : la jeune fille, quasiment la seule Demaret de cette génération-là qui existât, ô facéties de la génétique, était, selon celles qui s’étaient risquées à Camont sur la pointe de leurs escarpins vernis, tout le portrait de «maman» -ou de Tatiana, la plus ressemblante à sa mère des cinq filles.- Ils l’aimèrent donc : une «Manon», tel était le nom qu’ils donnaient à leur mère… mais une Manon avec l’accent du midi. Cela les amusait, les touchait. Sans jamais l’avoir connue, elle en avait parait-il les expressions et les attitudes. Soit. Peut-être était-ce flatteur en effet. Mais par loyauté vis à vis de sa mère, Irène se mit à distance, légèrement, sans rancœur véritable. Elle trouva plaisant que la seule descendante de cette famille qui fût extérieurement conforme à leur paradigme fût précisément la fille de celle qu’ils avaient blackboulée pour défaut de style : justice immanente. Sa mère ne lui dit jamais : mais il est des émotions qui s’aperçoivent sans les mots.

Du reste, à ses moments de malice ironique, Lydie faisait observer à son mari, sans agressivité ouverte, que sa fille était la seule qui présentât, comme elle l’exprimait plaisamment, « tous les signes extérieurs de Demaret.» Elle en riait. A ces moments, elle semblait fière d’elle pour les raisons mêmes qui la plupart du temps, la lui faisaient haïr...
Elle détaillait alors tous les autres descendants pour conclure invariablement par sa prémisse première : sa fille était la seule qui correspondît aux critères académiques requis par cette famille d’élégants. Son mari, patient, envoyait les répliques exigées, toujours identiques, approuvait lorsqu’il fallait approuver, questionnait lorsqu’il fallait questionner...

Lydie semble donc parfois fière d’elle. Est-ce bien ou mal, finalement, d’être elle- même ? La jeune fille s’y perd. Cela dépend des humeurs de Lydie. Souvent, c’est une tare impardonnable dont elle n’est même pas consciente. Au hasard d’une réflexion, d’un geste, elle se voit cingler avec rage : elle porte en elle le détonateur d’une bombe à retardement qui risque d’exploser au moindre mouvement. A ces moments, son père, non seulement ne la défend pas, mais il fait chorus, voire même il la met à l’écart le premier : il redoute les crises de sa femme, et, inquiet, tente par avance de réduire la jeune fille qui craint-il, peut déclencher son courroux. Que cette colère provienne d’une ressemblance malvenue avec sa propre mère ou sa famille ne le dérange aucunement. Ce n’est pas son histoire : c’est celle de sa fille. Malheur à celle par qui le scandale arrive. Il veut avant tout la paix... pour pouvoir jouir de tout ce, ou surtout celles que la vie lui offre généreusement car il a du charme : mais ce mari volage n’en aime pas moins sa femme qui, naïve, ignore tout. Lydie tient parfois à sa fille des propos stupéfiants :
— Ton père est absolument, fiable, c’est une de ses qualités. C’est rare, un couple comme le nôtre où l’on ne se cache rien... Cela, dans ma vie, c’est une chose de totalement réussie… Et c’est bien la seule...»
Lors de ces extraordinaires panégyriques, Irène, suffoquée, se retient de rire. Un mouvement irrépressible, parfois, fait trembler sa paupière :
— Qu’est-ce que tu as ? Tu te mets à avoir des tics, maintenant? » s’exclame sa mère, réprobatrice.

Pour son infidèle époux, il ne faut pas que Lydie soit malheureuse : il est bon, cela le culpabiliserait et sans doute serait-il alors obligé de mettre un frein à ses traditionnelles marches pour se maintenir en forme lors de belles après-midi ensoleillées, et même lorsqu’il pleut : le médecin l’a ordonné. Irène, par sa seule présence, parfois, agace, exaspère, en un mot, tourmente sa femme... parce qu’elle est une Demaret : haro donc sur celle-ci, haro sur les Demaret, haro sur tout ce qu’elle voudra pourvu qu’il puisse aller en Paix.
Ite absolvo… Enfance...
Son père n’est pas un héros.
Fin du flash-back.


Orpheline

Retour au grenier, trente-quatre ans après : elle sort fébrilement un petit livre jauni, tout abîmé, plat ; une ancienne édition du Parti Communiste, intitulée : « Nous accusons. Le calvaire des martyrs de la Résistance.» Il est marqué, à une page, d’une croix.

« Pour un orphelin,
Ils l’ont fusillé de douze balles
Dors mon petit, dors,
Pour qu’il n’ait pas de fleurs
A d’autres ils ont mêlé son corps
Et pas de pierre à son nom :
Dors mon amour, dors
Peut-être, en dormant,
Un ange te montrera
La tombe où il repose… »

Paul Vaille

Douleur infinie. Elle a compris : Gustave et Lucien…Gustave et Lucien, en effet, furent jetés dans le Puits en compagnie de deux maffieux, une technique classique des nazis pour humilier les partisans. Le nec plus ultra de la perversion. Josette Roucaute lors de son interview souligne également que ce qui lui fut le plus pénible en prison fut la promiscuité avec des droit-communs, notamment avec certaines prostituées violentes et ordurières. Pour ce qui est de Gustave et de Lucien, ce fut réussi : parmi les quatre corps de la couche la plus profonde, il y avait donc deux collabos et deux résistants. Comment les distinguer, les reconnaître ? On dit qu’on le put : n’est-ce pas une légende pour apaiser les parents, les amis, les compagnes ou compagnons ? Comme l’exprime posément Madame Dugas, qui pourtant ne fait pas dans l’humour noir : « peut-être que tous les morceaux n’étaient pas les bons, allez savoir…»

Un souvenir lui revient, profondément enfoui, de son enfance : sa mère lui avait dit un jour qu’il y avait eu des charniers où avaient été trouvés pêle-mêle des résistants et des traîtres, des héros et des salauds. Elle avait même parlé d’un proxénète. Oui, les noms de Spada et de Bretelle ont été prononcés... La mémoire lui revient lentement. C’était donc cela qui la troublait infiniment : elle ne savait pas avec certitude si les restes inhumés dans le tombeau de Gustave étaient bien les siens.
—Vanitas vanitatum et omnia... » ajoutait-elle tristement.
—Si bien que Bretelle le maquereau gestapiste et Spada le maffieux collabo reposent sans doute parmi les résistants retrouvés au fond du Puits, au carré militaire d’Alès, sous la stèle : «Aux martyrs du Puits de Célas, morts pour la France»… ! Et ils ont leurs fleurs, leurs cérémonies. Comme les autres, en somme... » avait conclu Lydie avec un petit rire sans joie. «Morts pour la France! Bretelle, Spada !»

Sa tombe ? Où est-elle ? Elle l’a cherché, en vain: elle s’était trompée de cimetière. L’ancien est sur le côté de la route. Or cet endroit, depuis toujours, lui était apparu magique, particulier, sans même qu’elle ne sache que se trouvaient là, au fond du pré, à l’époque derrière un petit mur masqué par des broussailles de crataegus, les tombes les plus anciennes. Elle avait même imaginé que quelqu’un l’attendrait un jour, assis sur la borne, quelqu’un qui compterait pour elle. Même adulte, mariée et mère, elle ne pouvait s’empêcher d’y jeter un coup d’oeil chaque fois qu’elle revenait d’Alès. Personne, jamais. Or, la tombe de Gustave qu’elle avait cherché en vain, à Alès, puis dans l’autre cimetière… se trouvait en réalité… à quelques mètres à peine de cette borne, derrière le petit mur.

Comment expliquer ce sentiment de paix et de tristesse qui l’étreignait chaque fois qu’elle passait là ? L’explication lui vint dans la nuit du lendemain. Non, il ne s’agissait pas de surnaturel, c’était sans doute beaucoup plus simple : sa mère autrefois avait coutume d’aller s’y recueillir et l’emmenait avec elle. La laissait-elle attendre dans le pré et allait-elle seule au cimetière ? Sans doute. Elle devait vouloir se retrouver seule… avec Gustau. Elle n’était pas une mère inquiète ; à l’époque la route passait plus loin et en 49, il n’y avait presque pas de voitures. Soudain, un autre souvenir lui revient : elle l’y a amenée... Oui, c’est cela, c’est même précis, soudain. C’est la raison pour laquelle ce lieu lui paraissait étrange, magique, extraordinaire. Sans doute sa mère, à ces moments, lui parlait-elle ? Toute cette tristesse qui l’étouffait, lui en fit-elle part, la lui expliqua-t-elle ? Oui. Mais ensuite, lorsque l’enfant eut l’âge de parler, de comprendre, et peut-être, de répéter, c’en fut fait de cette belle osmose... Irène se souvient, un peu plus tard, car ce souvenir-là, elle l’a toujours eu, bien avant de commencer sa recherche : elle le raccroche soudain à l’histoire. Elle avait protesté un jour, parce qu’elles allaient toujours au même endroit, le jeudi. Elle aurait préféré le Colombier, où se trouvait un petit manège. Sa mère pédalait dans la côte des Mages. Elle se retourna brusquement et, avec une infinie tristesse dans la voix, s’exclama : «Tu viens de dire quelque chose de très méchant ». D’où venaient-elles ? Du cimetière ? Du Puits ? Elle ne le voit pas. Mais c’est à partir de ce moment-là que le souvenir de ces étranges balades se perd : il n’y en eut sans doute plus jamais. Elle devait avoir environ trois ans. Avec la raison de l’enfant qui commençait à poindre, l’intimité entre la mère et la fille disparut définitivement ; Irène, protestant parce qu’elles allaient toujours au même endroit, révéla ce jour-là à Lydie sa faculté de compréhension et surtout sa spécificité individuelle qui l’éloignèrent d’elle à jamais. C’était fini. «Quelque chose de très méchant?» En effet : elle venait de signifier à sa mère qu’elle existait elle aussi et que la vie devait continuer. Qu’il fallait tourner la page, oublier. Précisément ce que Lydie refusait de toutes ses fibres, Lydie que seule cette innocente double vie consolait : son mari d’un côté, et de l’autre, ses discrets pèlerinages à deux. Sans doute est-ce à ce moment là qu’elle y renonça. Elle se sentit seule : cette petite fille avec laquelle elle avait noué une relation fusionnelle devenait une personne, une menace ou peut-être une ennemie involontaire. Ce fut la fin de leurs relations. Irène avait environ trois ans.

«En mémoire de Gustave Nouvel» est-il inscrit sur la tombe… Curieuse épitaphe, puisqu’en dessous, il y a «ici reposent». On croirait que la formule est intentionnellement ambiguë. «En mémoire de» : comme si l’on n’était pas très sûr que les restes dans le cercueil de Gustave fussent bien les siens... Ou serait-ce un cénotaphe ?

Les filles du meunier

Flash-on : on est dans le jardin du Moulin de Clé. Elle est venue interviewer la fille du meunier, devenue elle-même meunière, qui, à l’époque des faits, avait quinze ans. Elle en a soixante-seize à présent. C’est une jolie vieille dame cossue, petite, mince, bien mise, stricte et parfaitement maintenue tant physiquement que mentalement. Une certaine élégance sobre de protestante, sans enjolivures. Elle est directe et concise. L’intérêt qu’elle présente n’est pas mince : c’est un personnage à part. Positive, nullement fascinée par le romantisme de l’histoire et n’ayant pas la langue dans sa poche, elle ne se gêne pas pour dire ce qu’elle croit, ce qu’elle sait, même si cela va à l’encontre de la légende partout rapportée. Contrairement à beaucoup, qui, en toute gentillesse et bonne foi, embellissent sans doute un peu, elle expose plus volontiers les chiffres que les émotions. Madame Dugas est ainsi : pète-sec et divertissante à sa manière, elle relate, sans fioritures ni enjolivement, sa propre histoire, qui se confond par moments avec celle de Gustave. Car son père, mort récemment, fut un résistant émérite, toujours prêt à ouvrir sa bourse, à prêter ses camions, et à fournir du ravitaillement aux maquis. Sa mère elle aussi accomplit un acte de bravoure inouï, dont elle va ensuite parler. Leur participation s’arrêtait là : mais elle était déterminante. La fille, cinquante-cinq ans après, tient encore une comique comptabilité de ce qu’ils ont offert : ils n’ont pas été remboursés à la mesure de ce qu’ils avaient dépensé pour les maquis, tant s’en faut... Mais, généreuse, elle ajoute aussitôt que cela en valait la peine si on voulait chasser les nazis et qu’elle ne regrette rien… Elle énumère pourtant… Et conclut en hochant la tête :
— A la Libération, il ne nous restait plus rien de notre fortune. Mais alors, rien de rien... Sauf la vie, ce qui est énorme car on a bien failli tous y passer. Mon mari et moi, on a tout repris à zéro. Bah, on ne s’en est pas trop mal sortis tout de même...» ajoute-t-elle, satisfaite, observant son jardin : devant sa maison, s’étend un vaste pré bordé d’une allée gravillonnée blanche qui étincelle au soleil, plantée de rosiers tout le long, toujours en fleurs précise-t-elle, un gazon lisse comme un tapis, arrosé en permanence par une poire amenant l’eau de la rivière, et une terrasse ombragée, voûtée, en pierres de taille blanches où il fait bon se reposer au frais les soirs d’été en écoutant chanter la fontaine... Tout respire le travail et une discrète opulence de bon goût.
C’est là qu’elle reçut Irène, en compagnie d’une amie qui inlassablement, à toute allure, faufilait des rideaux. C’était la fin de l’été.

— Bien sûr que je l’ai connu, Gustave. Un bien chic type, généreux, humaniste, cultivé. Mais voilà : trop confiant. Comme beaucoup d’intellectuels, il ne pouvait pas croire que tout le monde ne pensait pas comme lui, que le monde pouvait être si méchant... » Elle regarde Irène, les narines un peu pincées : visiblement, cette critique la concerne aussi.
— Si bien qu’il parlait parfois un peu trop, ou du moins à des gens dont il aurait dû se méfier. Il a été vendu, du reste, c’est sûr...»
— Sait-on par qui ? »
— On a incriminé -elle cite un nom-. C’est probable, mais comme on n’a jamais pu être sûr, évidemment, on n’a rien fait... Dommage, peut-être... Parce qu’il a aussi sûrement vendu mon père et on a bien failli y rester nous aussi... Dire qu’ensuite, on le croisait dans la rue, chez le boulanger, partout... Parce qu’il est revenu, le coco, après avoir disparu un certain temps, le temps que l’histoire soit oubliée, comme si elle pouvait l’être…»
A la question muette d’Irène, elle répond :
— Il est mort depuis… Il n’y a pas très longtemps. Vous ne le verrez pas. Dommage, non ? »
Elle rit pour la première fois et reprend :
— Les Nouvel étaient des gens très bien, très serviables. Ils étaient aisés, aussi : une grande propriété le long de l’Auzonnet, fertile, c’est la plaine, il y a l’eau et ça donne bien. Ils faisaient des légumes, des récoltes et des récoltes... Ils en donnaient à tous les voisins, à leurs locataires aussi. Ils avaient également un Mas, au Cambon où ils avaient quelques ruches. Qu’est ce qu’il l’aimait, Gustave, ce Mas. Combien a-t-il été déçu que ses parents l’aient vendu lorsqu’il est revenu, évadé, d’Allemagne. Enfin, il y retournait, mais c’était surtout parce que les ruches lui servaient de boîte à lettres*. Il était instituteur, mais il n’avait pas fait l’Ecole Normale, ça ne lui disait pas. Ou même mieux, je crois qu’il avait démissionné après avoir été reçu. (Irène retiens son souffle : elle aussi.) Il avait étudié à Montpellier, je crois : une tête. Son frère était à la fois plus sérieux et moins brillant. Il avait fait l’Ecole Normale, et lui aussi était instituteur. Il avait demandé l’Algérie ; c’était là qu’il était lorsque la guerre a commencé. Il s’est engagé dans les FFL immédiatement. Il était déjà aviateur avant la guerre, et même gradé. Un as, paraît-il… Moi, je veux bien, mais il s’est tout de même écrasé au cours d’une manoeuvre en 44.
— Pas en combat aérien ?
— Mais non. Il a peut-être combattu avant, avec les vieux coucous d’alors, on le dit, mais là, il s’agissait d’un essai, tout simplement. Un accident si vous voulez. Les FFL étaient économes de leur matériel. Lorsqu’ils acquirent ces nouveaux appareils, de vrais bijoux, ultra performants mais difficiles à manier, ils firent subir à leurs pilotes, avant de les lâcher sur l’ennemi, des tests assez rudes. C’est au cours d’un essai que Louis s’abattit. Il croyait avoir appris à maîtriser son engin, c’était la fin du stage… et il jouait avec un autre à se chasser : ils se sont heurtés en plein vol.
Il était plus beau que Gustave. Toutes les filles lui tournaient autour, avant : pensez, avec son beau costume d’aviateur ! Gustave était plus joyeux, plus original, moins sérieux, plus fin peut-être aussi, très sensible. Mais enfin, moins beau, plus petit, plus frêle. Non, il n’était pas très séduisant avec sa barbe en collier. Enfin, à mon avis. Vous trouvez ? Ma foi, les goûts et les couleurs… Un bon vivant pourtant, tandis que Louis était austère. Pour Valentine, ses fils évidemment… Que voulez-vous ! Ils étaient tout : ils avaient bien réussi, du moins selon elle, et elle les adorait même si parfois, avec Gustave, il y avait un peu d’eau dans le gaz, notamment à cause du Mas vendu... Mais il ne rechignait pas, malgré son travail intellectuel, à se coltiner cageots, légumes et même le fumier, ça, il faut le reconnaître. C’était un costaud, un gars d’ici, simple, toujours blagueur.
Il a été arrêté par ruse : des miliciens sont arrivés chez ses parents, aux Barrières, un jeudi, et ils se sont faits passer pour des maquisards. C’était plausible, du reste. Ils avaient l’accent du midi et les costumes des chantiers de jeunesse. Ils l’ont cuisiné. C’était une tactique nouvelle à l’époque, plus rapide et plus efficace que la torture. Ils ont prétendu qu’ils étaient une équipe de contrôle du maquis et l’ont accusé d’avoir détourné l’argent d’une livraison de tabac : ils exigeaient des explications. Ils venaient soi-disant de part du commandant Barrot, vous savez, le play-boy du maquis, qui le sommait de venir rendre des comptes.
— Barrot qui était en fait mort à la Parade… avec tous les autres, quelques jours auparavant !
— Bien sûr, mais personne ne le savait. Hélas, ça a marché : Gustave s’est indigné. Il s’est bel et bien justifié en leur indiquant des camarades qui pourraient confirmer l’état de la livraison. Il les a même conduits à Saint-Ambroix chez Suzette Huc. Que s’est-il passé? On ne sait pas. Elle n’a pas été arrêtée en tout cas. Puis, à Alès, chez Bréchet, qui tenait une boutique de porcelaine. Qui s’en est sorti également. A quel moment Gustave a-t-il découvert la machination ? A-t-il pu leur faire un signe ? Il était trop tard, pour lui du moins. »

Comment rattraper ? Il a réussi, peut-être songe Irène. Arrivés à Alès pour voir Bréchet, qu’il avait aussi invoqué comme caution, il a tenté de l’avertir. Bréchet a compris : il a alors joué le seul jeu possible, comme Suzette sans doute, si toutefois ils l’ont bien trouvée en ce premier Juin. Dans le magasin, se trouvaient deux autres chefs du maquis, dont Cassagne, qui ont joué les clients. Ils sont partis sans être inquiétés. Faisant semblant de marcher dans leur jeu, Bréchet leur a servi alors la scène de l’indignation vertueuse.
— Oui, assura-t-il, il avait bien été avec eux, il y avait lurette, mais à présent, avec ces nouveaux, ces fous qui faisaient courir des risques de représailles à des civils pour rien, il n’avait plus rien à faire depuis longtemps... une bande d’excités ! »
Mélangeant le vrai et le faux, se servant du massacre des Grottes qui avait indigné la population tant contre les nazis que contre les maquisards, il a copieusement insulté les Birhakeins qu’ils étaient censés être. Il avait cinquante ans, un prestige de vieux tribun roublard, les miliciens, à peine dix-neuf, et au fond ils n’étaient sûrs de rien. Ils l’ont pris en effet pour un sous-ordre retiré depuis longtemps du maquis dont il était en fait l’un des chefs.

A moins que… Irène interroge :
— L’argent ?
— On l’a dit en effet : mais je ne le crois pas. Car vous savez, Valentine a essayé aussi et ça n’a pas marché. Il faut se mettre à la place des miliciens, ils n’avaient pas beaucoup de renseignements, et souvent contradictoires. En général, ils n’étaient pas de la région même. Ils essayaient donc, souvent au hasard. Parfois par simple jalousie, les gens dénonçaient un voisin, un rival, n’importe qui. Des informations, ils en avaient, c’est sûr. Mais il fallait faire le tri, ils n’avaient pas le temps de massacrer tout le monde. Pour Gustave, évidemment, c’était fini. Vous avez vu le rapport sur les tortures ? C’est tout. Le visage éclaté avec un gourdin, les os brisés avec une masse... Enfin tout ...
— On dit qu’il a écrit quelque chose sur les murs de sa cellule avec son sang. Savez-vous quoi ?
— Oui, bien sûr : pardon d’avoir parlé, c’est de ma faute…
…………………………

Irène est stupéfaite : cela va à l’encontre de toutes les informations qu’elle possède.
— Mais il n’a pas parlé : il n’y eut aucune arrestation en liaison à la sienne…
— Peut-être voulait-il parler de la supercherie à laquelle il s’était laissé prendre ? Il a bien parlé en effet, lorsqu’il a cru avoir affaire à des maquisards. Cité Suzette et Bréchet. Quant à après...
— Sans doute que non puisque, en effet, il ne s’est rien passé de plus...
— Je ne sais pas, mais de toutes manières, comment critiquer quelqu’un qui parle sous la torture ? Qu’aurions-nous fait ?
— Vielzeuf dit qu’il s’est tu. Il tient son information de Jean le Serbe, qui a été arrêté avec lui et qui, lui, s’en est tiré... »

Mais comment l’a-t-il su ? Qui était ce mystérieux Jean Todorov qui fut arrêté en même temps que Gustave, mais pas avec lui, et fut détenu dans une cellule voisine, ce Jean le Serbe, ingénieur spécialiste des transmissions que cite Aimé Vielzeuf sans apparemment mesurer les incohérences -ou les lacunes volontaires- de son récit ? Il a entendu les cris, les tortures, probablement vu ou deviné sa mort. Mais est-il fiable ? Comment s’en est-il tiré sans même avoir été réellement torturé? Etait-il un membre de la MOI ? Cela en effet, on ne le saura jamais. Ce personnage renferme une énigme. Jean Castan, dont nous reparlerons, suppose qu’un serbe recruté de force par l’armée allemande lui aurait ouvert la porte… Ou ? Lorsqu’il affirme : je leur ai montré ce que qu’était un serbe et ils m’ont relâché, que veut-il dire ?

Irène argumente pied à pied, bien que le fait qu’il ait parlé, si c’était le cas, lui fasse plutôt apparaître Gustau comme plus réel que l’abstrait héros de légende qu’il est devenu. Une image. Madame Dugas élude :
— Peut-être. Vielzeuf est en général bien informé. Pas toujours cependant. C’était une période effroyable, vous ne pouvez pas vous rendre compte...
— A-t-il été reconnu dans le charnier, à votre avis ?
— Vous savez, dans l’état qu’ils étaient, la reconstitution n’est peut-être pas parfaite. Sa mère avait réussi, en septembre, à aller au Puits, lors de la remontée des corps. C’était une horreur, évidemment, étant donné leur état de décomposition, mais... C’est elle et son mari qui l’ont identifié à sa denture et à des chaussures, ou du moins identifié une partie de son corps. Quant au reste… Une veste, aussi... Elle n’était pas sur lui, du moins pas entièrement : elle était restée en partie accrochée à la paroi, mais il y avait encore des lambeaux sur un cadavre, en bas, du même tissu… Mais vous savez... pour ce qui en restait… Valentine en est morte.» Silence. Elle poursuit :
— Il y a des gens qui ne se sont jamais remis de ce qu’ils ont vécu. Ma sœur, par exemple, à la suite d’une histoire qui, moi, ne m’a pas autant marquée, un peu tout de même, a changé irrémédiablement. Les Waffen SS sont venus chez nous, on avait été donnés, je vous l’ai dit, et ils nous ont rassemblées, ma sœur, ma mère et moi, sur le balcon de la maison, de très bon matin. On était en Mai, j’étais en chemise, elle aussi. Ils nous ont mises en joue toutes les deux, j’avais quinze ans, ma sœur quatorze : ils ont demandé à maman où se trouvait mon père, qui était justement en train d’effectuer une livraison pour le maquis... Ils étaient assez bien informés, vous voyez. Si elle ne répondait pas, lui dirent-ils, ils nous abattraient l’une après l’autre. Ils commenceraient par moi.

Il y avait du monde en bas de notre balcon, on se serait cru sur la scène d’un théâtre... Pas un bruit. C’était horrible de voir les canons des armes braqués sur nous tout ce temps, et maman qui refusait de répondre. Ca a duré une heure, peut-être plus, je ne sais pas. Ils nous visaient toujours, revolver armé. Ma mère n’a pas cédé, persistant à affirmer qu’elle ne savait rien. C’était le seul coup possible à jouer, du reste. Si elle avait commencé à parler, ils nous auraient sans doute torturées à mort. Ils ne pouvaient s’imaginer qu’elle aurait assez d’héroïsme pour laisser massacrer ses filles devant elle sans rien dire si elle avait su quelque chose. Ma soeur ne s’en est jamais remise. Elle ne s’est pas mariée et a toujours vécu une vie diminuée, avec des crises de paranoïa… »

Irène sourit. Cela, elle connaît. Sa tante, qui avait malgré elle assisté dans la maison familiale durant tout ce temps à des événements secrets dangereux, ne guérit jamais, elle non plus, de ses angoisses passées. Par période, elle se croyait encore en guerre. Un jour de canicule où Irène, qui avait juste dix-huit ans l’amenait se promener en voiture, elles furent arrêtées dans une grande ligne droite par des CRS à moto qui surgirent brusquement des deux côtés sans qu’elles ne les aient aperçus, et lui ordonnèrent de se garer. Brutalement renvoyée au passé, la vieille dame, qui avait à l’époque soixante-treize ans, s’était mise à hurler, une sortie à jamais mémorable :
— C’est la Milice, la Gestapo, les SS, fonce, Lydie ils vont te fusiller. Démarre, vite..»
Sous leur casque, le visage des deux jeunes CRS fut indescriptible, leur embarras, inénarrable : les ordres ne disant rien sur la conduite à tenir lorsqu’une vieille dame apparemment en règle les prend réellement pour des SS, médusés, ils laissèrent filer la voiture après avoir à peine jeté un coup d’œil au permis de la conductrice. Ce banal contrôle de papiers, ils l’eurent sans doute longtemps en mémoire. Son délire dura toute la journée. A ces moments elle confondait Irène et Lydie : rien ne pouvait la convaincre que la guerre était finie. Puis, cela passait… En apparence. Car pour elle, cela finit-il jamais ? Qui sait si elle ne vécut pas toute sa vie comme si le temps s’était arrêté en 40, sans jamais l’avouer, sauf durant ses accès ? Ainsi, la sœur de madame Dugas…
La meunière poursuit :
— Elle a dérivé de manière dramatique. Or, avant cette histoire, elle était normale et même plutôt brillante. Moi, j’y pense encore bien sûr, surtout lorsque j’en vois certains, ici, et que je me dis qu’ils nous ont bien contemplées ce matin-là… on voyait nos jambes, pensez, depuis en bas, et même sûrement au dessus. On était en chemise, ils nous avaient tirées du lit... Oui, il y en a qui les ont vues et qui vivent encore... (!) Mais enfin, je n’en fais pas une maladie, moi» conclut comiquement l’intrépide vieille dame, plus choquée que certains aient pu voir ses jambes, et même un peu au dessus, il y a cinquante-cinq ans, que par les revolvers pointés sur elle durant une heure pleine...

Son père était tellement obsédé par l’histoire de Gustave, du Puits qu’il voulut que la cérémonie de son enterrement ait lieu devant la plaque qui porte son nom, sur la place.
— Dommage que vous ne l’ayiez pas rencontré : il faisait comme vous, en somme, toujours à la recherche d’informations là-dessus. C’était pour lui une véritable et terrible obsession... »
Il faut faire vite en effet.

* Là aussi, beaucoup savaient et se taisaient. Marie-Thérèse, la compagne Espagnole de Wilfried Nouvel, un cousin de Gustave qui fut, ainsi que Lisette dont nous reparlerons, un brave du maquis de Bayeux, interviewée, relatera, encore amusée tant d’années après, une anecdote significative : ses parents louaient le mas du Cambon, isolé et pratique. Gardant ses chèvres dans la montagne, elle le voyait monter régulièrement en vélo inspecter ses «ruches» : les abeilles étaient soi-disant malades. Jamais, même à ses parents, elle n’en parla : d’instinct, la petite espagnole de la retirada avait compris, sans consignes ni explications, qu’il convenait de se taire. Elle le connaissait bien : il venait la faire travailler spécialement le soir après ses classes pour le certificat d’études. Et elle n’ignorait pas ce qui se trouvait dans les «ruches» qu’elle avait explorées.

Suzette

Pendant que Madame Dugas parle de l’arrestation de Gustave, de Suzette Huc, Irène ressent à nouveau une impression étrange, une intuition assez floue qui se précise peu à peu. Suzette a bien été arrêtée malgré tout, peu de temps après : par la faute de Gustave ? En partie, peut-être. Comme lui, elle n’a pas plongé assez vite dans la clandestinité. L’époque était particulière, tout s’accélérait : en un jour, une heure, une minute, la donne changeait radicalement. La machine s’emballait. Les partisans, surtout les légaux* qui parfois n’étaient pas au fait de ces bouleversements, payèrent le prix fort. La fausse sécurité qui semblait la leur, la routine angoissante à laquelle ils avaient fini par s’habituer, le travail et les tracas de la vie quotidienne leur dissimulèrent souvent l’épée suspendue au dessus de leur tête, de plus en plus menaçante cependant. Certains ne réagirent pas immédiatement ou bien ils se sacrifièrent consciemment. Ils remirent leur départ : plus tard, dans quelques jours... Trop tard : tout s’est parfois joué en une minute, en quelques secondes. La chance, aussi : ainsi Wilfried qui sut convaincre — sans difficulté, car c’était un sympathisant— un gendarme qui l’avait arrêté de le laisser fuir. Lorsque l’on interviewe les survivants, on s’aperçoit que certains sont passés miraculeusement entre les mailles d’un filet serré: à un jour près, une heure, à une seconde même, ils eussent pu eux aussi être dans le Puits. Suzette est morte quelques années après, tuberculeuse. Or, Lydie a été malade elle aussi, à la même époque. Mais elle, a guéri rapidement. Un hasard ? Sûrement... Reste cependant que c’est la même maladie... Et si sa mère avait été contaminée par Suzette? Se sentait-elle coupable de l’erreur de Gustave ? L’aurait-elle vue ensuite ? Accompagnée dans la mort ? Elle ne le saura jamais. Ce n’est pas impossible... Un souvenir, plus précis cette fois. C’est Lydie qui parle de sa maladie : «J’ai été contaminée par un élève sans doute, ou alors par une amie que je voyais beaucoup à l’époque et qui en est morte, elle… Revenus des camps, si tu les avais vus, certains : des squelettes, des morts-vivants…» Lydie, si loquace cependant lorsqu’elle évoque ses BK, n’a jamais donné de précisions sur cette amie ni manifesté aucune rancoeur contre celle-ci. Irène ne parvient pas à se souvenir. Mais d’amies, sa mère, très peu liante mais fidèle, n’en avait que trois : Blanche, Annie et Fernande. Alors ? Qui était cette mystérieuse quatrième, tuberculeuse à la même époque… et qui en mourut ?

En fait, le rapport qu’elle lira ensuite -voir en annexe- sur l’arrestation de Gustave en donne une version un peu différente, plus complète : elle parviendra peut-être à la reconstituer le plus précisément possible grâce au récit écrit par Argenson -un ami de Gustave qui relate son arrestation dans quelques pages très claires, écrites juste après, citées in extenso à la fin de ce texte- en refaisant le trajet et en passant par les mêmes endroits : une reconstitution policière.

Avant de passer par Saint-Ambroix, les faux maquisards sont allés à Larnac pour une expédition punitive au cours de laquelle ils ont abattus deux jeunes. Les frères Esteban ? Pougeols et Dominié ? Mais alors comment Gustave, qui avait forcément été témoin de l’exécution n’a-t-il pas deviné à qui il avait affaire ? Les connaissait-il ? Quand a-t-il compris ? Une thèse veut qu’on l’ait drogué. Lors de son arrestation, il aurait bu du vin avec ses soi-disant camarades qui en auraient profité pour verser quelque chose dans son verre. Cela ne s’emboîte pas : on ne trinque pas avec ceux qui vous incriminent. A moins que ceux-ci n’aient obligé Gustave à cette parodie ? Ou que la tournée ne précédât les accusations ? Ou encore que, désinvolte, il ait affecté de ne pas se soucier de propos de sous-ordres excités ? C’est bien dans sa manière songe Irène, qui a l’impression tenace de bien le connaître. Sont-ce eux qui l’y ont conduit ? Il fallait d’abord le mettre en confiance. Ensuite, le désarçonner. Peut-être. Mais l’explication est sans doute ailleurs : arrivés dans Saint-Ambroix, les «maquisards» ont, paraît-il, crié à plusieurs reprises : «on a abattu deux boches». Gustave, coincé dans une voiture à la lunette arrière minuscule, une 202 en effet et non une traction -drogué ?- a pu croire que c’était deux allemands qu’ils venaient de tuer : cela aussi était bien dans la manière des birhakeins. Mais l’ont-ils fait sous ses yeux ? Non. Une intuition, longtemps après, éclairera Irène. Il ne l’a sans doute pas vu. Peut-être même, pas entendu. Cette réflexion assez étrange, et répétée hystériquement «on a abattu deux boches» lui était sans doute destinée, à LUI et non à des habitants indifférents. Comment n’a-t-il pas vu ce qui s’était passé à Larnac ? Le village, cela n’apparaît pas lorsqu’on le voit de la route, est situé sur une pente, en hauteur : le dédale de ruelles étroites et enlacées est tel qu’il est tout à fait possible de tirer, en bas, sans que quelqu’un, garé devant la maison Niels où ils étaient restés stationnés, ne puisse entendre, surtout dans une voiture. Cela permet de comprendre qu’il n’ait apparemment saisi à qui il avait affaire qu’après. Mais quand ? Les faux maquisards ne s’étaient-ils pas donnés pour une unité de contrôle, ces groupes musclés chargés de faire régner le respect des ordres donnés au cours d’expéditions punitives souvent extrêmes ? Même des coups de feu n’avaient pas suffi à l’éclairer sur la qualité de ses «compagnons» : les maquisards n’étaient pas des tendres, et les traîtres, impitoyablement abattus. -Le mot «boche», pris au sens large, désignait aussi bien des miliciens, des traîtres que des allemands-. Une autre intuition : le matin de ce premier Juin, les mêmes faux maquisards étaient venus au village «recruter», ou plus exactement débusquer des partisans vocatifs. Ils furent nombreux. Ils avaient promis des armes. Le rendez-vous avait été pris pour l’après-midi. Ils en avaient beaucoup, avaient-ils assuré. Une aubaine inespérée ou un piège ? Les jeunes se consultèrent, tout de même méfiants. L’un d’eux devait se rendre à Saint-Ambroix vers midi pour une livraison tout à fait réelle. Prévint-il les camarades de Saint-Ambroix qu’il se tramait quelque chose à Larnac ? Pourquoi pas Gustave ? Mais savaient-ils son implication ? Tout s’est peut-être joué de manière fortuite, banale, absurde : il ne s’agissait pas de militants chevronnés, leur naïveté l’atteste, mais de simples sympathisants désireux de se battre enfin. Ils n’ont sans doute pas mesuré le danger : tout simplement, les Mages n’étaient pas sur la route et le cheval prêté devait être ménagé. Et puis rien n’était sûr. Et Suzette ? Fut-elle avertie ? Savaient-ils son engagement? En principe, non : seuls ses deux contacts directs devait être au courant, mais les maquis commençaient à s’étendre comme une traînée de poudre et la règle de cloisonnement n’était plus respectée. En fait, elle n’a jamais pu l’être véritablement dans des villages où tout se sait plus ou moins. En somme, la pagaille régnait un peu partout. Au moment même où la victoire était proche et où il eût fallu se garder davantage, la pression diminuait. Une dangereuse illusion de toute puissance conduisait les partisans ou ceux qui voulaient s’engager in extremis à baisser la garde. Les frères Esteban -ou Pougeols et Dominié- se rendirent en toute connaissance de cause au rendez-vous, prêts à se sacrifier s’il s’agissait d’un piège. C’en était un : ils furent abattus. Qui était alors le partisan de la MOI, un Juif Hongrois, qui fit semblant de tailler sa haie près du lieu de contact, puis se cacha et forcément vit ou devina le drame ? Balicky ? Jean Todorov? Celui-ci n’était-il pas déjà arrêté ? L’un ou l’autre eut-il le temps de filer à Saint-Ambroix donner l’alerte ? Mais comment ? Un vélo ne peut gagner sur une voiture. Ce n’est pas possible. Un plan avait-il été prévu au cas où ? Toutes questions sans réelles réponses : des probabilités seulement.

*Je ne souscris pas sur ce point à l’opinion parfois répandue chez quelques militaires maquisards, par exemple Jean Castan -voir plus avant- au sujet des légaux : «Tout le monde s’est prétendu légal à la Libération…» entend-on souvent avec une ironie un peu condescendante. Que certains aient parfois enjolivé de minimes actions, soit. Que d’autres les aient plus ou moins inventées, c’est probable. Ou qu’ils se soient attribués des hauts-faits de camarades ou de parents, morts ou vivants, c’est attesté, inutile d’y revenir. Mais l’inverse est beaucoup plus fréquent : la plupart au contraire minimisent ou se taisent. Par discrétion ou par gêne devant ceux qui justement ont tendance à un peu se vanter ? Les deux sans doute. Cela revient souvent «on n’a pas fait ça pour s’en vanter, laissez cela… Et d’ailleurs j’ai fait si peu …»

Mais de toutes manières, il semble plus difficile de demeurer chez soi, exposé, à nu, avec, constante, la peur des traîtres, de la milice et des tortures que de se cacher dans la montagne et de combattre à visage découvert : être chasseur est plus exaltant qu’être chassé. C’est aussi plus facile. L’action militaire, si dure soit-elle, est le fait du traqueur ; l’action légale, du traqué. Luc, qui connut les deux, avoua des années après s’être -presque- amusé dans le maquis, du moins au début : enfin de l’action ! Sportif, chasseur émérite, bon tireur, attaché à ses montagnes qu’il connaissait parfaitement, il donna là pleinement sa mesure, inversant les rôles qui lui avaient, comme à tous, été impartis : la proie devint prédateur, dans toute la joie et l’excitation de sa jeunesse frustrée. Il éprouva alors les mêmes plaisirs qu’à la chasse, avec en plus le sentiment exaltant de sa dignité retrouvée et d’un devoir sacré enfin accompli -il monta rapidement en grade- tandis que l’angoisse quotidienne et le sentiment
-fallacieux- de ne rien faire de sérieux et de ne pas être reconnu, le double jeu etc… lui faisaient honte. Lydie, elle, ne parle que de faux-papiers, de nuits passées à s’user les yeux accroupie dans la cache, de combines astucieuses pour faire effectuer les tirages, de la peur des dénonciateurs, de la méfiance vis-à-vis de tous, y compris de proches, et de l’angoisse surtout lorsque quelque visiteur ouvrait le portail en bas qui grinçait : que venait-il faire ? Et si… ? Parfois, il s’est trouvé que des parents fussent chacun engagés sans jamais se l’être dit. Gustave, qui la connaissait bien, fit quelques allusions devant Lisette, seuls à seuls, sur son engagement : la jeune fille, aussi impliquée que lui, ce dont il devait se douter, ne les releva pas. Un signe de la difficulté du crypto-engagement fut que beaucoup d’entre eux, ensuite isolés, furent parfois traumatisés jusqu’au déséquilibre mental, ce qui ne fut en principe pas le cas des résistants militaires. Non : quelle que soit l’admiration que l’on ne peut qu’éprouver pour des hommes de la trempe de Castan, chef du maquis d’Aires des côtes, de Clément, qui perdit un bras dans un engagement, et de tous ceux qui se sont battus et qui souvent ont perdu la vie, je maintiens tout de même que l’engagement militaire, si dangereux soit-il, était préférable au risque de mort sous la torture : mourir les armes à la main est souvent plus rapide, plus glorieux même croit-on à tort. Je revois encore les yeux brillants de Luc les rares fois où il parlait avec excitation des maquis et de certaines actions. Les yeux de Lydie ou d’Yvette, eux, ne brillaient pas de la même manière. Au fond d’eux, encore tapie, se trouvait, se trouve toujours, la peur.
[A ce sujet, il est stupéfiant de voir dans certains cas — rares cependant— des témoins, 60 ans après, hésiter encore à parler, à se nommer, à donner leur numéro de téléphone, même lorsqu’il s’agit de proches de martyrs. « On a peur : ceux qui l’ont donné vivent encore et nous voient tous les jours…» Pour eux non plus, la guerre n’est pas finie. ]


Le Puits

Flash-back : Septembre 44. Le Puits, tel qu’il était à l’époque, noir, sinistre, encombré de poutrelles, de lampes, de rails de chemin de fer, de wagonnets renversés, cachés dans les broussailles. Une foule est massée, silencieuse, recueillie. Un périmètre de sécurité est formé, gardé par des maquisards en «tenue», l’arme au poing. Quelques chefs, de ça de là, semblent donner des ordres tout en mettant la main à la pâte. Des ouvriers ont dégagé les abords, transportant tout un lourd chargement derrière le chevalement, soigneusement entassé, prêt à être embarqué dans de vieux camions qui attendent. Pour l’heure, il y a plus urgent. Monsieur Monnier, jeune, est là, avec son fils. Il donne des indications, montre une pierre d’abreuvoir, à droite de la bouche du Puits, tachée de noir : du sang, des cheveux collés, dirait-on, et des lambeaux de vêtements. Un homme ganté comme un pompier, de rouge, assez petit, droit, jeune, bouleversé mais sérieux, professionnel, ramasse ces déchets à la pince et les serre avec respect dans des sacs. C’est un gradé, malgré sa jeunesse : le commandant Aubert. Une jeune femme, à ses côtés, en blouse blanche, elle aussi gantée de rouge, les étiquette, et les serre dans un grand carton, posé au bout d’une table anatomique de fortune, sommairement dressée sur deux tréteaux, recouverte d’une simple toile cirée : « Face Nord, à trois mètres du pilier central... » C’est Mademoiselle Collet, l’infirmière du maquis, la compagne, dit-on, de Bata. Elles sont inséparables : Bata n’aime pas la laisser seule. C’est une jolie fille brune de vingt-cinq ans à peine, fine, aux cheveux ramenés derrière en un petit chignon strict, que son impérieuse et trop passionnée amie a conduite à participer à cette reconnaissance. Elle la quittera d’ailleurs peu après, pour un homme. Pour l’heure, la jeune fille résiste à sa tâche mais son visage est décomposé, ses yeux cernés. La doctoresse, par contre, détachée, presque souriante -elle en a vu d’autres ou elle hâble un peu- juchée sur le garde roue d’une traction, l’observe amoureusement et boit sans hâte un café fumant, grignotant même quelques biscuits en devisant à voix basse avec son confrère moustachu, le vieux Champetier, déjà en blouse. Lui, semble bouleversé. Ils ont le temps. Un photographe prend des clichés avec un appareil sur trépied. Un bruit de soufflerie intermittent : la ventilation semble fonctionner, quoique de manière chaotique. Des ouvriers garnissent le treuil, ajustant les câbles qu’ils ont inscrits dans la gorge dégagée de l’énorme poulie, -la roue- qui va, en se déroulant lentement, laisser glisser sur ses rails, suspendue dans le vide, la cage -un plateau de fer entouré d’une grille, amovible d’un côté-. Cette cage, soutenue sur le haut, risque de forcer: le Puits n’ayant pas servi depuis longtemps, sa gueule est sans doute réduite voire obstruée et les glissières inutilisables. Quatre hommes y tiennent à peine. Le gouffre béant sous eux fait caisse de résonance et leur voix, déformées par l’écho, retentissent profondément comme si elles provenaient des entrailles de la terre et de ceux qui y sont engloutis. Il fait un temps d’automne magnifique : presque d’été, mais un été plus doux, moins violent qu’en Juillet. La lumière est rosée. Il est huit heures du matin. Des mécaniciens juchés sur la roue dans des positions acrobatiques, graissent et assujettissent le moyeu grippé. Les deux ouvriers n’en ont cure, habitués au vide au dessus duquel ils travaillent bien souvent. Ils transpirent, s’essuient le front. Un jeune casqué de blanc va des uns aux autres, examine, questionne, grimpe lui-même sur la roue, vérifie : les câblages tiendront, la cage aussi. Si du moins il n’y a pas d’imprévus en bas. Et il y en aura, c’est sûr.
— On peut faire l’essai à vide.»
Un geste, le moteur se met en marche. Tous retiennent leur souffle, les yeux en l’air. Les câbles se déroulent, la vieille roue, immobile depuis tant d’années, semble hésiter, vibre puis se met lentement en mouvement, comme si elle prenait son essor. La cage descend. Deux, trois, dix mètres... Elle accroche en plusieurs endroits, dans un fracas de pierres qui se détachent et explosent tout au fond… et finit par s’immobiliser à moins quinze mètres. Le silence est total. Les regards vont de la roue à la cage. Même Bata, rabrouée par le vieux Champetier, s’est tue et a posé son café. Aubert se tourne alors vers l’ingénieur. Une question muette.
— Faut y aller dégager à la main, impossible sinon... C’est peut-être rien, un câble, un débris. On a l’habitude…»
Mais Aubert regarde le spéléologue :
— On y va ? »
Geste d’approbation de celui-ci, qui ajuste un casque à lampe, son baudrier, et enfile un blouson, col relevé. La cage remonte dans un grincement de fin du monde. L’ingénieur la vérifie à nouveau. Malgré les chocs, elle est intacte :
— Prenez plutôt un homme, ou moi, si vous voulez : on a l’habitude…»
Un homme, dans son langage, c’est un mineur. Les autres… Aubert refuse d’un geste :
— Moins on est mieux c’est… On ne sait pas ce qu’il y a là-dessous.»
Un mineur vérifie le matériel qu’ils emportent, baudrier, cordages, crochets, scies, barres à mines, masses, piolets et crampons, tout un arsenal : la torche braquée vers le fond éclaire un entrelacs inidentifiable... Et que dire d’en bas, où l’on ne voit rien ?
— Andiamo » répond le jeune homme, bouclant une gabardine, presqu’enjoué, s’efforçant au naturel... Le vrombissement saccadé de la ventilation repart. Monsieur Monnier, comme s’il ne pouvait y tenir, s’exclame soudain, trop fort, la voix aiguë :
— Il doit bien y en avoir trente au fond, et depuis trois mois... Avec l’été, la chute...
— Ca va -coupe Aubert, exaspéré- on a compris.»
Il noue une écharpe, boucle son casque, qu’un vieux mineur espagnol à qui on n’a rien demandé vérifie... et récuse, ainsi que l’écharpe, qu’il juge dangereuse :
— Y té va pas. Prend çui-là. Et gaffé la mentonès. Serré. Ca peut s’accrocher. -Geste d’être étranglé.- Non, clique par côté, au dernier cran. Et oubliez pas les bougies, surtout. Porca diou : on doit pas pouvoir respirer, là-dessous... Avec les copains qui espèrent là depuis deux mois, en plous. Comprès ? La corde ? Oun coup sec, et on vous remonte fissa. Pas de blagues, sert à rien : les collègues du fond, ils sont plous pressés... plous à deux jours près, sûre...
— Ca va, j’ai l’habitude moi aussi, camarade» rétorque le spéléologue, agacé, lorsque le vieux lui fait subir la même inspection.
— Las mino, es pas comé l’Aven d’Orgnac, mon copain !» lui renvoie le mineur doctement, sans se démonter. « C’est grisou et compagnie, là dessous, collègue... Et le grisou -geste de la main- ça pète, même que ça pète sec, si tu vois ça, geste, Boum ! Allez, camarades, Salut et Fraternité... et bien le Bonjour à la Sainte Vierge» conclut-il soudain, sans ambages. Aubert ne peut s’empêcher de sourire. Bata éclate d’un rire nerveux, sous le regard scandalisé de Champetier qui, dur d’oreille, n’a rien entendu. Le grisou, la terreur des mineurs…Il hausse les épaules :
— Rien risque, c’est sablé d’asphalte en bas. Depuis 1850 quand même…»
Il se trompe.
— Prenez garde aux bougies quand même…» crie l’ingénieur.
Ils montent sur le plateau. Un signe, la cage descend, lentement. Juste un instant après, une secousse, elle s’arrête. La veste, celle qui est restée accrochée à quatre mètres, face Nord, depuis tout ce temps, la veste de Gustau sans doute, est décrochée :
— Ils l’amènent » annonce le vieux mineur qui, comme d’autres, garde les yeux rivés sur le fond, sa torche en avant, penché au mépris de toute sécurité. Un autre signe, la cage redescend. Cette fois, il n’y a pas d’arrêt.
— Ca va en bas ? » crie le vieux .
Des voix extraordinairement distinctes, profondes, comme s’ils parlaient avec un micro, répondent :
— Oui… Moins quinze. »
La cage s’arrête. Un long moment.
— Rien ? »
Le jeune homme, allongé au bout de la cage, encordé à un crochet, à demi projeté dans le vide, scie posément une poutrelle qui bloque le passage, demandant au fur et à mesure les outils nécessaires à Aubert. Le bruit résonne jusqu’en haut.
— Ca va ? C’était quoi ? »
— Des débris, des planches... Y a aussi un câble. C’est rien. On l’enlève... »
Puis, un cri :
— Merde…»
Et un choc sourd, effroyable, comme une explosion qui ébranle le sol jusqu’à des kilomètres dans la plaine. En haut, c’est la panique.
— Qu’est-ce qui est tombé ? Qui ? » Silence.
— Ca va ? »
— Merde » crie la voix du fond, soudain étranglée.
— Oui, ça va» crie Aubert.
— Mais le bruit ? Es de qué ? »
— Merde !!
—Insistez pas, collègue, laissez faire » bougonne Champetier, prenant doucement le vieux par l’épaule pour l’entraîner plus loin… « Vous devez bien vous douter de ce qui retenait le câble, non ? »
Le temps coule doucement. L’angoisse est intense. Même Bata, visage fermé, tendue, se tait. Elle a enfilé ses gants, vérifie la table de dissection d’un coup d’œil, sourit tout de même à Collet qui ne s’en aperçoit même pas.
Vingt mètres... Trente... Quarante... Soixante... égrène un mineur, devant le treuil, contrôlant la corde qui se déroule. Contrairement à ce qui était prévu, les bouchons ont l’air de se faire plus rares. Des galeries à moitié obstruées s’ouvrent partout, des ruisseaux s’épandent. C’est une ville enfouie, sombre, sinistre, inviolée depuis des lustres qui s’ouvre en dessous.
— Ca va ? »
Les voix sont plus sourdes, mais encore très distinctes :
—Moyen. »
C’est la voix d’Aubert, impressionné.
— Les bougies ? »
— C’est bon.»
L’odeur, au début douceâtre, est à présent, malgré les courants d’air soufflant d’on ne sait où, suffocante. Y a-t-il d’autres sorties ? Sûrement, très loin, parfois à des kilomètres dans la plaine. Les masques imprégnés de désinfectant ne suffisent pas. Le froid, intense, les saisit, l’eau ruisselle, leur tombe en gouttes glacées sur le casque, le cou, le corps. Par moments la lumière de leur lampe frontale vacille. Il sourd comme une pluie des parois hérissées de pointes, de briques aiguës. Il faut aller doucement : le plateau, qui butte et oscille pourrait s’écraser. La fosse encombrée, n’est pas tout à fait égale et parfois semble se resserrer, obliquer ; la torche découvre des couloirs encore étayés mais dont certaines poutres rongées tombées en ruine gisent de guingois. La gueule craque, comme si la mine protestait de cette effraction, un bruit sourd qui effraie les deux hommes. On a autrefois envoyé du sable par le fond pour stabiliser le terrain et empêcher les dégagements de gaz, mais cela ne suffit pas à éviter de temps en temps des explosions souterraines, même sous l’eau, des glissements de terrain et surtout des combustions de la montagne, parfois durant des années, que l’on ne peut jamais éteindre, comme si la terre se vengeait d’avoir été martyrisée, ouverte, fouillée. Le vieux mineur a raison : la mine, ce n’est pas l’Aven d’Orgnac songe le spéléologue, malgré lui troublé. On ne voit plus rien directement : en haut le soleil n’est qu’une lueur claire et indistincte qui n’éclaire plus. L’odeur se fait différente, cette fois : plus âpre, un mélange de terre mouillée, de moisi et de cadavre. La cage descend toujours... Les torches révèlent par moments, sur les flancs de la fosse, des lambeaux de vêtements, des débris humains. Une chaussure pend, arrachée, à un piquet. Ils la saisissent avec la gaffe et la relèvent avec précaution. C’est une sandale en cuir, miraculeusement préservée. A présent, tout change : plus ils descendent, plus il y a d’obstacles. Malgré ou à cause de la ventilation et des masques, ils ont du mal à respirer. Ils doivent ralentir, et se dégager, péniblement et dangereusement, à l’aide d’une masse, de barres à mine et d’une scie. Ils sondent, stabilisent au fur et à mesure les pièces de ferraille qui encombrent la gueule, mais la trouée au dessus de leur tête s’obscurcit à présent d’ombres menaçantes. Ils n’ont pu l’éviter, certains petits blocs ont dû être détachés : le bruit de choc, au fond, qui a résonné en écho, les a fait frissonner. A chaque fois, des cris retentissent en haut et ils hurlent la même réponse :
— Ca va.»
Ils répriment une nausée : les débris qu’ils enlèvent sont gluants, visqueux. Ils les serrent parfois dans une panière en osier, à côté de la veste et de la chaussure, dans du papier journal. La cage se remplit petit à petit. Les derniers mètres sont encore plus éprouvants : l’odeur est devenue insoutenable. Le spéléologue braque sans cesse sa lampe vers le fond. On devine à présent des formes blanchâtres.
— On y est presque» annonce-t-il à Aubert, comme pour le rassurer. Il ajoute, professionnel:
— Les bougies tiennent, la ventilation marche. Pas de danger. »
— Ca va ? »
La voix est à peine audible à présent, comme venue d’ailleurs...
— Oui.»
Ils donnent le signal. La cage repart. Cette fois, la torche éclaire complètement le fond.
…………………………………
…………………………………
…………………………………

Un signal de la corde.
— Stop. On y est ! »
La cage s’immobilise, suspendue... En haut, c’est l’inquiétude. Les voix, lointaines, comme venues d’un autre monde, un monde où les gens vivent, où le soleil brille, où la nature embaume, sont à peine audibles.... Des coups sont frappés sur la roche, en haut, au marteau. La houille transmet. Ils répondent. Trois coups : bon. On y est. Tout va bien.
— Ca va ? »
La même rengaine, toujours...
—Les abrutis » gronde finalement Aubert, exaspéré. « Comme si ça pouvait aller.. » Il cogne rageusement avec le marteau sur la paroi :
— Quart de poil, les gars - hurle-t-il - ça peut pas aller mieux...»
En haut, certains sont étonnés, ils n’ont entendu que les coups, «ça va», violents, et un vague cri :
— Dé qué dis ? »
— Je ne sais pas. Que c’est pas la peine de leur demander si ça va » coupe l’un d’eux.

Ils sont là. Ils les attendent.
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Ils sont là. Lisa, si frêle, peut-être, Zerbini aux yeux bleus que reluquaient toutes les filles, Pantel le cheminot qui avec Péchin, sabota la locomotive à Saint Julien, Zilaï le petit cordonnier amoureux, Hedwig aux blonds cheveux bouclés -et à l’accent épouvantable-, Lanot, toujours élégant, avec dans sa pochette les cartes d’identité vierges à fournir d’urgence, sûrement, Lanot dont la sœur parvint à prévenir Jeanne juste à temps, Zurita, le guérillero espagnol qui avait juré de mourir debout, Gustau qui écrivait à Lydie même lorsqu’ils venaient de se voir, comme s’il pressentait que ce serait la seule trace de son amour à l’avenir… Ils sont là. Dans cet amas blanc enlacé et mouvant. Des cheveux clairs ondulant dans l’eau comme des algues. Un corps immense, au dessus, des cheveux crépus : qui est-ce ?*
Silence.
— Il y a au moins six couches - conclut le spéléologue, qui, avec sa gaffe, a sondé, déplaçant les corps au crochet malgré le geste scandalisé d’Aubert qui sur le coup voulut l’en empêcher.
— Ne vous inquiétez pas, je vais tout doux.»
Il semble à présent désireux de remonter au plus vite :
— Donc, à raison de cinq par couches, enfin à peu près, cela fait environ…»
— C’est pas environ et à peu près qu’il
faut savoir, c’est exactement... Environ, ça fait toi en plus… »
La voix d’Aubert a viré à l’aigu. L’autre regrette, cette lugubre comptabilité n’était pas prévue :
— Que voulez-vous que nous fassions de plus ? On redescendra après si vous voulez... On n’a qu’un quart d’heure, vous le savez…»
— Sonde plus profond... Encore... » ordonne froidement Aubert. Il finira par renoncer : l’autre a raison, il faudra d’abord dégager pour y voir plus clair. A présent, il claque des dents, frissonne. A la question muette de son compagnon, il hoche la tête:
— D’accord.»
Un signe de la corde, et la cage remonte immédiatement comme s’il leur tardait, en haut, de les revoir enfin. Au dessus d’eux, le ciel fait comme une trouée bleue, chaude, vive qui s’agrandit de plus en plus. Ils ont complètement oublié de vérifier les lampes : mais il n’y a pas de gaz. C’est la vie vers laquelle ils remontent, la chaleur, la nature, les vivants.

Le soleil les éblouit. Ils clignent les yeux. Des mains empressées se tendent vers eux, les hissent. Ankylosés, gelés, ils enjambent péniblement la grille. Beaucoup se ruent vers eux mais la plupart demeurent à mi-distance, maintenus par des jeunes en uniforme avec brassard et fusil. Silence. Puis… Des cris, des sanglots, des noms hurlés interrogativement. Des membres des comités les entourent. Un partisan s’enquiert, discrètement, à mi-voix, tourné vers Aubert :
— Alors ? »
En réponse, un signe de tête affirmatif, navré.
— Combien ? »
— Trente en effet, environ. Plus peut-être.
— Dans quel état ? »
Geste.
— Terrible ? »
Geste.
— Bon. Allez vous laver... Avant, tenez..» Il leur tend un verre déjà préparé, et se sert aussi. Ils boivent d’un trait, désireux de sentir enfin dans leurs veines la bienfaisante euphorie de l’alcool qui atténue tout. Un silence.
— Lisa l’allemande aussi ? »
Geste vague. Un femme, sûr, mais…Il boit à nouveau. L’autre se crispe.

Soudain, il pivote brusquement, se tournant vers une petite troupe hâve, défaite, massée et compacte qui attend, de côté, gardée par des partisans immobiles arme au poing :
— Eh bien, Messieurs, au travail ! » reprend-il d’une voix vibrante, un peu trop forte.
— Finissez votre boulot ! » ajoute-t-il fermement. « Et pas de blagues, hein ? Correctement, les zigues. On vérifiera. A vous de remonter intacts ceux que vous avez faits descendre, bandes d’ordures, avant le peloton...»

Humour noir : il fut ordonné aux miliciens et aux prisonniers allemands -parfois très jeunes- réquisitionnés pour cette lugubre tâche de remonter les corps intacts. Pour leur donner du cœur à l’ouvrage, on les assura qu’il leur serait enlevé ce qui manquerait aux corps des martyrs. Lorsqu’ils furent contraints d’exhiber leur épouvantable butin, au cours d’une crise de panique, l’un d’eux voulut se jeter de lui-même dans le puits.
Fin du flash-back.


Une chanson venue des enfers

Retour au grenier, intérieur jour. 1999. Elle est à présent accroupie dans la poussière : elle ne sent ni le froid, ni le mistral qui s’est levé et s’engouffre par le vasistas. Des lettres tombent du livre, de la page marquée de la croix, usées à force d’avoir été lues. L’une d’elles est à moitié brûlée. Il y en a dix.

Elle lit. Sa vie est en train de changer. Sa mère est là, devant elle, comme elle était autrefois, comme elle ne l’a jamais connue pourtant. Sa mère d’«avant». C’est une des plus fortes émotions de sa vie. Ce sont les lettres de Gustave à sa mère qu’elle a enfin trouvées. « Cela t’intéressera». En effet. Un cadeau de sa mère, un cadeau étrange, posthume. Bouleversée, à un moment, dans un état second, elle sourit à travers ses larmes : comme hallucinée. Elle le «voit» presque : elle sait, elle devine ce qu’il va dire… Ils s’animent tous deux comme un film que l’on a déjà vu et qu’on se repasse.
Cette façon d’écrire, elle la connaît bien : c’est la sienne.
Cette écriture, elle lui est familière : c’est la sienne.
Cette manière de s’adresser à Lydie, c’est aussi la sienne.

Gustave parle à sa mère comme elle le fit ensuite. Il a les mêmes propos, les mêmes réponses, la même gentillesse ironique un peu paternelle. Sa mère, candide et autoritaire à la fois, pour Irène, a été son enfant : c’est Gustave qui lui a, semble-t-il, légué post-mortem cette manière d’être avec elle. Gustave ou simplement l’amour qu’elle lui vouait : en fait, Irène s’aperçoit qu’elle voit revivre devant elle dans ses lettres la seule personne qui ait vraiment aimé et compris sa mère autant qu’elle-même. D’une autre manière...
Gustave, qui se moque des goûts littéraires discutables de Lydie : c’est elle, ensuite. Irène sourit : elle lui a tenu, autrefois en effet exactement les mêmes propos. Le souvenir se fait plus précis. La scène resurgit, nette : sa mère lui avait alors jeté un curieux regard. Cela lui rappelait quelque chose, quelque chose sans doute de troublant, de merveilleux peut-être : pour une fois, Lydie, l’impérieuse, la colérique, s’était interrompue et avait regardé Irène. Puis, elle lui avait dit simplement :
— Ah bon ? Tu crois ? Peut-être ... » Des mots inouïs, impensables chez celle qui acceptait mal la contradiction. Tu crois ? Peut-être. C’était à Gustau qu’elle répondait : Gustau, plus âgé, plus cultivé, plus expérimenté, mais amoureux et admiratif. Paternel.

Parfois en effet, il semblait que Lydie s’arrêtât net devant sa fille, de manière inattendue, comme touchée, frappée par quelque chose. La jeune fille était étonnée : mais enfin, elle était habituée à ces revirements à cent quatre-vingt degrés. Le cas était rare, mais d’instinct, elle avait compris que, lors de ces moments de grâce, elle pouvait lui demander n’importe quoi, lui faire comprendre n’importe quoi sans risquer aucunement de déclencher ses crises habituelles... Sa mère était une autre alors. Elle le comprend soudain : c’étaient les moments où sans doute elle lui rappelait sans le savoir celui qui avait disparu. A ces moments-là, elle aimait sa fille, ou plutôt un autre à travers elle. Car ces similitudes, Lydie n’avait pas pu ne pas les remarquer. Elles les avait même sans doute encouragées, voire crées de toutes pièces. Le point commun entre Irène et Gustave est évident, logique : tous deux s’étaient formatés pour se faire aimer de la même femme. Par moments, Irène était vraiment Gustave : mêmes propos, mêmes manière d’être. Cela, Lydie devait le sentir avec une joie infinie.

En lisant elle a l’impression de retrouver l’origine de discussions qu’elle a ensuite poursuivies avec sa mère.
Il lui semble que le temps s’est suspendu, est retourné en arrière : elle en est la dépositaire. Pour une fois, mais définitivement à présent, elle se sent bien, elle qui jamais ne sait comment il lui faut être pour ne pas déclencher autour d’elle des cataclysmes qui engloutissent tout. L’intuition est extraordinaire, apaisante : Gustave, en quelque sorte, c’est elle, ou plus exactement c’est lui, c’est son image qu’elle recherche sans le savoir depuis toujours et sur laquelle elle s’est modelée instinctivement sans la connaître. Elle n’a plus à chercher davantage. Elle sourit : cela lui rappelle le roman où le héros poursuit en vain, à Pompéi, une femme qu’il aime, qu’il a appelée la Gradiva, et qui est en réalité sa voisine de palier. C’était Gustave qu’elle cherchait. Et il était là, tout près. Lydie l’a voulu vivant en sa fille. Voilà pourquoi cette féministe semblait si dépitée d’avoir eu une fille et non un fils. Voilà pourquoi elle a été élevée en garçon. Voilà pourquoi cette ressemblance physique avec Manon, ainsi que tout ce qui rappelait sa féminité la navrait si intensément. Sa statue, malgré le patient ciselage auquel elle s’était livrée, n’était pas totalement conforme au modèle désiré.

C’est cela que voulaient dire ces regards froids, parfois haineux, et ces tristes propos ensuite : « Ce n’est pas de ta faute, tu n’y es pour rien»… C’était aussi la clef de l’estime, masquée mais perceptible, de sa mère lorsque, étudiante, elle se lança dans quelques modestes activités militantes. Irène devenait décidément Gustave, enfin, ou presque. La statue prenait forme. Elle était en somme obéissante en croyant désobéir. S’il y avait eu une autre occupation nazie, cette machine copiée qu’était devenue la jeune fille, assurément, fût devenue une autre héroïne : sa mère l’avait programmée pour cela. La souffrance devant la mort de celui qu’elle aimait l’avait conduite à cette superbe et romantique aberration : le faire renaître dans un être qu’elle aimait aussi à sa manière, un être qu’elle allait patiemment forger sur son modèle, même si cela devait à son tour le détruire. Irène a effectivement l’impression d’avoir, à cinquante ans, trouvé son moule. Elle le fera revivre. Et avec lui, ceux qui furent dans le Puits, si cela se peut. Ensuite, elle pourra enfin s’en libérer.

Dans ces lettres, elle retrouve aussi sa mère, drôle, téméraire, solide et folle à la fois. Sa mère avant que les événements ne l’aient définitivement abîmée. Elle l’avait toujours pressenti : Lydie était double. Elle avait en elle une joie de vivre, un élan charismatique prégnant qui faisaient pardonner ses travers ; mais quelque chose parfois surgissait brutalement. Une fêlure. Alors, ce n’était plus vraiment elle : les démons, violents, lugubres, cruels, la harcelaient. La mort, ces regards affolés d’angoisse, cette rage même devant le bonheur des autres s’il se montrait trop éclatant, c’était ce qui avait été rajouté à sa mère par la vie, après. Irène n’a connu que cela. Chez Lydie, tout se déroule comme dans une double vie, cassée en ce premier Juin 44, le jour où Gustave fut amené par les SS déguisés en partisans dans une 202 pour aller soi disant rejoindre Barrot au maquis.
Il y a avant. Puis, après. Avant - après. Sa mère a même classé ses photos en deux rubriques bien distinctes. Avant le Puits. Après le Puits. Discrètement inscrite en noir sur un fond marron foncé, l’exergue, pourtant nettement tracée est à peine lisible. Depuis tout ce temps qu’elle regardait les albums, jamais Irène ne l’avait aperçue sur leurs couvertures. C’est son fils qui après la mort de Lydie, la repèrera. Ce n’est plus la même femme : son sourire a changé. Son regard aussi. Ses yeux également. Les petites phrases désabusées qu’elle inscrit, sinistres, devant les photos, révèlent la fêlure. «La guerre est enfin finie : du moins faisions-nous semblant de le croire..» «…Tout est bien : juste une triste robe noire qui détonne un peu dans toute cette harmonie champêtre.» «…Ce pourrait être le bonheur... Mais triste, triste, infiniment est la robe noire…» dit une autre photo sur laquelle Lydie porte Irène dans ses bras. Oui, même l’enfant ne suffit pas à la guérir : pire, Lydie eut alors l’impression d’avoir trahi. Irène était le résultat concret de la mort de Gustave. Elle aimait certes sa fille mais, lorsqu’elle la regardait froidement, elle s’interrogeait : cela en valait-il la peine ?

Cette interrogation, rétrospectivement elle l’entend encore à présent. Cela explique son leitmotiv désabusé :
— Ce n’est pas de ta faute, tu n’ y es pour
rien…»
La jeune fille courageuse et généreuse était devenue en surimpression une femme froide, aigrie, au regard dur, qui cacha définitivement une plaie qui jamais ne se referma.
Elle lit toujours et à présent sourit : Gustave évoque à mi-mot une histoire qu’elle connaît bien...




Une fille au maquis

Flash-back. Autre plan. Extérieur jour. C’est l’été. Un sous-bois de la montagne cévenole, dans le désert des Camisards. On est en 43 ( ?).
Une jeune fille -vingt-cinq ans-, à vélo, grimpe une côte abrupte. Paysage sauvage, silencieux, aucune habitation à l’horizon depuis des kilomètres. Les châtaigniers, la montagne, le soleil. La jeune fille pédale courageusement, à peine essoufflée, un peu rouge. Elle est belle, d’une beauté sans apprêts de jeune intellectuelle campagnarde insouciante. Un visage fin, à la fois austère et juvénile, des cheveux châtains bouclés, mi-longs, séparés inégalement, comme c’est alors la mode, en deux masses soyeuses, l’oreille découverte d’un coté, le front à demi dégagé, des yeux tirant sur le vert, clairs, petits, un nez parfaitement droit aux narines étroites, une bouche aux dents régulières, un peu avancées, une allure, épaules, bras, poitrine et taille de statue Grecque. Elle est bronzée et transpire un peu. Elle respire la santé, la joie de vivre. Un seul défaut, qui, du reste, peut passer pour un attrait : des hanches et des cuisses trop rebondies dont elle ne se soucie pas. Le short, l’été, est sa tenue quotidienne. Elle ressemble à Jodie Foster, dans le Silence des agneaux, lors de la première scène, tout au début, celle où elle court dans le bois embrumé, Jodie Foster, mais avec dix kilos de plus sur les hanches et le haut des cuisses. Lorsque sa fille parlera d’elle au vieux médecin espagnol d’Alès qui l’a connue à cette époque, son visage s’éclairera soudain et ses yeux brilleront d’un éclat joyeux : ah, oui, l’institutrice ! Si je me souviens ! Bien sûr. Qu’est-ce qu’elle était jolie…»
Lydie sourit intérieurement comme si elle s’apprêtait à faire une bonne plaisanterie. Elle observe autour d’elle les bois, les montagnes, plus haut. On sent qu’elle cherche, qu’elle chasse, à sa manière.
— Ca pourrait bien être là. » Enfin, d’après les indications qu’elle a pu glaner.
— Ou alors, de l’autre côté... Et zut, encore une descente puis une autre côte en perspective »...
Mais, soudain, c’est l’illumination : enfin. Le voici, le vieux châtaignier dont les branches dessinent une sorte de croix de Lorraine tête en bas. Elle sourit plus largement, descend de vélo, tourne autour. Pas de doute, l’inscription inepte y est bien : «A Juju, son Titounet pour la vie». C’est là. Le premier sentier après le mûrier, et puis, elle sera sûrement accueillie.

Elle s’apprête tout simplement à violer le repaire ultra secret d’un maquis. C’est interdit ? Ce n’est pas ce qui la trouble. Et puis, elle est utile. Qui d’autre qu’elle peut en trois heures fabriquer une carte d’identité tout à fait plausible ? Mais le savent-ils ? Non. Les chefs, peut-être. Quoique, si la règle de cloisonnement est bien respectée, mais elle ne l’est jamais, et elle ne peut jamais l’être totalement, en principe, ils l’ignorent. Luc lui même ne doit pas en avoir parlé. Mais les sentinelles, réputées pour leur vigilance et pour avoir la gâchette ardente, elles…. Pour celles-ci, elle ne sera qu’une intruse. Bah, on verra : elle saura bien leur parler, les convaincre, ils ne tirent pas à vue tout de même. -Parfois, si.- Elle aurait du passer par les boîtes à lettres ? Bon, d’accord, mais tout va si vite en ce moment, le temps de savoir que tout va bien et celui dont on s’inquiète est peut-être déjà mort. Elle se regarde soudain dans la plaque brillante de son vélo, lisse ses cheveux et sourit. Oui, pas mal, pas mal du tout, même ainsi, rouge et hirsute, se dit-elle, sans orgueil excessif. Non, ils ne tireront pas une aussi jolie fille tout de même. Elle n’a pas vu Luc depuis des mois, leur mère s’inquiète, il y a eu plusieurs embuscades récemment, des morts. Elle a un plein sac d’amandes, d’huile d’olive, de pommes de terres, un trésor qu’elle doit à Yvette. Ils ne vont pas l’embêter. Elle passera. Elle l’a promis à sa mère, elles ont travaillé des heures pour casser les amandes. Elle va passer.

C’est une jeune fille insouciante à qui tout a réussi : une mère aimante, une douce tante qui l’a en partie élevée, des grand-parents pour qui elle est Marie Curie -elle ne fait rien pour démentir- un père militaire qu’elle mène comme elle veut constituaient son univers lisse et sans pierres jusqu’à la guerre... Elle a aussi effectué sans efforts de petites études qui lui ont valu un poste dans son village natal : elle vit toujours chez ses parents, totalement libre et conservant évidemment son salaire, sa mère ne manque pas d’argent. La nature, le sport, le vélo surtout, des livres -parfois pas des meilleurs-, des voyages, des sorties, une activité syndicale aussi, ainsi allait, du moins avant la guerre, sa vie. Elle a des amies, bien sûr, un peu ternes sauf une, Annie, qui est un «cas». Mais, même Annie, la militante communiste grand teint, qui devint ensuite l’épouse dévouée d’un Maire, évidemment communiste, Annie la globe-trotter infatigable qui sait tout sur tout, l’admire. Lydie était douée en maths : « elle comprenait tout de suite ce que je mettais une heure à saisir » dit-elle soixante ans après. Et enfin, il y a Gustave. Gustave... Elle sourit. Il veut des enfants... Bon, on verra. Le jour du débarquement. Elle rit : ça lui laisse un peu de marge... Plus beaucoup peut-être... Des enfants... Comment, ensuite, voyager ? Elle l’aime, bien sûr ; mais des enfants... En fait, elle aime surtout que lui l’aime, comme il le lui fait remarquer. Pour une heure de retard à peine, trois fois rien. Et ces mots qu’il trouve pour elle et qu’elle serait incapable d’écrire et même de penser… Quand ils seront vieux, elle les relira, ces lettres. Elle a toujours dirigé la vie des autres, comme Marguerite, sa mère. Une famille d’amazones, en somme.

Elle grimpe toujours. Le chemin est difficile, par endroit impraticable. Elle doit porter son vélo. Où ils perchent, ces zigues.. Quoiqu’ils ont raison : qui irait les chercher là-haut.

Sans qu’elle ne s’en rende compte, pendant tout ce temps, elle est dans le collimateur d’un fusil, en joue. Elle enlève sa chemise. Il fait si chaud. Puis la remet : elle ne doit pas être loin. Elle sourit : sa poitrine, petite et ronde, est parfaite, mais justement. La sueur qui lui colle à la peau la rend tout aussi excitante que torse nu, sans qu’elle ne s’en rende compte. Elle souffle à peine.





Régine

Flash-on.
Bref retour en 1999, juste après sa mort. Intérieur jour. C’est l’automne, trois mois après la première scène du Puits et la lecture des lettres: une maison de village, bien tenue, modeste. On est dans une cuisine reluisante. Une cuisinière, au fond, neuve ou qui en a l’air, avec une cafetière dessus. Régine, une femme de soixante-quinze ans (?), ronde et vive, aux grands yeux clairs qui respirent la bonté, se souvient, devant Irène qui l’interroge, sans la caméra cette fois : par moments, elle pleure. Son mari, grincheux, perclus, jaloux peut-être, semble agacé. Dès qu’Irène a dit à Régine :
— Je suis la fille de Lydie Brahic, qui vient de mourir et je fais une recherche sur Gustave Nouvel», immédiatement, son visage s’est éclairé.
— J’ai compris » lui a-t-elle répondu aussitôt. Irène a souri : enfin ! C’était la première fois que les choses allaient aussi vite, la première fois que tout était dit simplement, sans la gêne parfois palpable suscitée par sa recherche. Il semble même que certains l’aient discrètement sondée afin de mesurer ce qu’elle savait... comme s’ils avaient voulu être sûrs de ne rien lui révéler qu’elle ne connût déjà. La fille de Lydie et d’un autre homme, une recherche sur l’ancien fiancé, qui sait ce qu’en penserait le mari ? Irène a parfois l’impression d’une petite et bien intentionnée conspiration du silence contre elle : elle doit biaiser. Pourquoi ces secrets ? La retenue bourgeoise? Un sentiment de trahir quelque chose ? Quelqu’un ? Non. C’est aussi un réflexe archaïque quasi conditionné chez les militants. On se tait.

Un vieux partisan communiste lui avouera, au début.
—On a toujours peur, avec les journalistes, les révisionnistes, et puis, on a l’habitude de ne pas parler... » De même Lisette, inquiète d’en avoir trop dit, l’appellera pour lui demander de supprimer certains passages, fort anodins, de la cassette. Cinquante-cinq ans après, elle continue d’obéir aux mêmes réflexes. Mais très vite, les gens s’apprivoisent, et, une fois en confiance, parlent, et ne s’arrêtent plus. Une cassette prévue pour un enregistrement d’une heure devient deux, trois, puis quatre cassettes... Ils l’attendent même, et souvent, parlent d’elle les uns aux autres. Si elle est en retard, elle sent leur déception. Certains semblent même être allés chez le coiffeur juste avant son arrivée. Irène est bouleversée que ces héros, certains fort connus, la traitent avec autant de gentillesse, émus eux aussi, comme le lui a dit Dominique Magnant, -Bombyx-, le polytechnicien de Sceaux hautain que l’on dit misogyne, qu’une «si jeune» (!) femme s’intéressât autant à de «si vieilles histoires». Trois, quatre, dix cassettes, un film, des notes, des rapports retrouvés et dactylographiés, des photos, des informations de plus en plus précises qu’elle leur transmet au fur et à mesure pour les confronter, des reconstitutions parfois auxquelles elle s’est livrée : ils comprennent alors que sa recherche n’est pas une simple lubie de journaliste en mal de copie, ou du moins que cette lubie est durable et ils y participent. Elle ira, tout au cours de cette quête, dans des HLM de la mine, des fermes cossues, des maisons plus modestes, un petit château dans la montagne… Dans les Cévennes évidemment mais aussi à Paris, dans les beaux quartiers. Tous, au cours de cette recherche, comme ceux qui gisèrent au fond du Puits, se trouvèrent mêlés sans distinction de niveau économique et social, de culture et d’instruction : des cheminots, une normalienne, deux ouvriers mineurs, un polytechnicien, une secrétaire comptable, un notaire, un métallo, plusieurs femmes au foyer, des paysannes, un ancien combattant d’Espagne devenu riche propriétaire, un maire, des enseignants, une femme de ménage, un ancien d’Espagne devenu homme politique... Lorsqu’ils parlent les uns des autres, ils s’appellent par leur prénom ou leur nom de code. La camaraderie, la solidarité devant le danger autrefois ont fait voler en éclats les barrières sociales pourtant sensibles dans l’allure et l’environnement de chacun. Pas totalement peut-être. Quelques fausses notes, rares.

Ceux qui ont directement connu Gustave et Lydie sans avoir été des militants ou des partisans -souvent trop jeunes à l’époque- se sentent parfois eux aussi gênés lorsque la fille de celle-ci les interroge sur l’histoire. -Moins toutefois que les communistes ou les gens de parti.- Souvent, ils éludent, insistant alors sur quelque haut-fait comme pour faire diversion. Même Annie, l’amie communiste de Lydie, a botté en touche :
— Je n’étais pas là, mais en Algérie, donc je ne sais pas grand chose... » ... pour finir par reconnaître qu’elle possédait cent lettres de Louis, qu’elle avait remises à Valentine lors de la mort de celui-ci. Après son suicide, elle ne sait pas ce qu’elles sont devenues. Cent lettres : ce n’était donc pas une simple copine. A cette époque, certes, on écrivait beaucoup, surtout des gens comme Annie et Louis, mais tout de même… Serait-ce elle, la jeune fille qui fut conviée au dernier repas de Valentine, avec Lydie ? Etait-ce elle, l’amie de Louis ? Irène a l’impression que, depuis tout ce temps, elle est la seule à ignorer ce que tout le monde sait et lui cache ; contrairement au poncif, personne n’a parlé. Du moins à elle. Dans ces villages cévenols, en dépit du cliché, on se tait beaucoup : les réflexes sont vifs encore de la peur du dragon dans ces montagnes. Moins on en dit. Et puis, si sa mère elle-même n’a pas jugé utile de l’informer, ce n’est pas à un étranger de l’éclairer.

Le verrouillage fut si intense qu’il en devint presque comique : cette grande photo-portrait représentant un jeune homme brun aux cheveux flous, rejetés en arrière, aux yeux un peu tombants, elle l’avait vue plusieurs fois. Pas mal, ma foi, s’était-elle dit en le regardant distraitement, sans lire le nom dessous. Il représentait l’image typique des jeunes hommes de cette époque que l’on voit dans les films, un intellectuel un peu sombre, pensif. Elle n’y a jamais vraiment prêté attention. Il lui rappelait vaguement quelqu’un, mais qui ? A l’école du village où Irène avait autrefois inscrit ses enfants, l’employée de Mairie lui demanda si elle désirait inscrire ses enfants à l’école Nouvel ou à l’autre…
— Où est donc, cette école nouvelle? » demanda-t-elle.
— Sur la route, vers Pont d’Avène» lui fut-il répondu. Irène éclata de rire :
— Dites donc, elle n’est pas très nouvelle, votre école ! » Elle n’avait pas compris qu’il s’agissait de Gustave Nouvel. Le nom, elle le connaissait évidemment. Si elle avait deviné à ce moment-là, elle aurait peut-être mieux regardé la photo, et découvert. Il lui rappelle décidément quelqu’un...
Mais Régine, elle, et c’est exceptionnel, parle d’emblée.
— J’étais toute gosse à l’époque... Quand on pense, la suite... » Bouleversée, elle part pleurer dans la pièce à côté. Son mari bougonne : toujours ces vieilles histoires dont on ne sait rien... Irène s’indigne : c’est justement pour cela qu’il faut savoir. Il répond, agacé : et vous ne saurez rien de plus, les gens romancent toujours. Et puis à quoi ça sert ? L’acerbe vieux monsieur se tait enfin. La prochaine fois, il faudra faire en sorte qu’il ne soit pas présent songe-t-elle.

Régine est revenue. Elle reprend : «Elle ne s’en est jamais remise. Même votre papa, vous avez remarqué combien il lui ressemble, à Gustave?...» C’était donc cela : elle n’avait jamais osé l’apercevoir, le voir, et a fortiori le formuler, même après qu’elle ait commencé sa recherche. La photo lui rappelait bien quelqu’un en effet : son père... Et lui-même, puisqu’il y a dans les albums de la famille, une ou deux photos où il se trouve avec Lydie. Sa mère a donc trouvé... à Paris un homme à peu près conforme à Gustave et l’a aussitôt ramené définitivement tout près de l’endroit où celui-ci était mort. Une manière de rester fidèle sans l’être tout à fait.. Irène rit intérieurement. Elle songe soudain : si son père a les traits de Gustave, puisqu’elle même ressemble un peu à celui-ci, elle doit donc figurer un enfant de Gustave tout à fait plausible ? Non. Justement. Il semble qu’elle ait hérité de son père exactement les traits spécifiques qui le différenciaient de son rival : sa rousseur, son teint clair, sa fragilité… tout ce qui exaspérait Lydie :
—Vous craignez le soleil que c’est pas possible. Avec vous, toujours à l’ombre… Des citadins mal foutus… J’en ai assez, moi.. » Et d’autres détails qu’elle ignore sans doute elle-même.
Fin du flash-back .


Maquis

Retour en 43 dans la montagne. Lydie grimpe toujours. Gustave... Elle rêve un instant, sourit... Tout lui réussit, enfin presque. Il y a un presque puisqu’elle est ici à peiner dans la montagne sous le soleil de Satan. Ce presque c’est ce jeune frère braillard et fragile qui pour l’heure se trouve dans le Maquis, ce Luc qu’elle a toujours un peu jalousé. Il était souvent malade, il avait droit à des égards.. Elle l’aime bien évidemment, ce Doudou qu’elle a tyrannisé mais aussi largement aidé dans ses études et dans sa vie ensuite. C’est ce qui l’amène : elle veut le voir, s’assurer qu’il va bien et lui apporter quelques provisions, à lui et aux autres. Elle l’entend par avance : cela ne se fait pas, un maquis n’est pas une colonie de vacances.. Elle n’a jamais su attendre. Depuis le matin, elle cherche. Elle trouvera. Elle a trouvé.

Depuis tout ce temps, aucun de ses gestes n’a échappé à deux sentinelles invisibles embusquées tout en haut de la montagne sur un piton rocheux derrière un éboulis savamment agencé. Ils ne l’ont pas quittée des yeux : un jeune, vingt ans, l’autre, plus âgé, vingt-cinq, des sentinelles. Ils sont en gris kaki, leurs vêtements sont un peu avachis, ils portent des shorts et des espadrilles. Excités et scrupuleusement attentifs.
— Tu as vu ce que je vois ? »
Cela vaut-il une alerte ? Au début, ils distinguaient mal. Ils ajustèrent leur collimateur. Un homme, une petite tache, au loin... Qu’est-ce qu’il fichait là ? A surveiller. Un seul, en tout cas, c’est sûr.
— Ne nous pressons pas, il en a bien pour deux heures à grimper, le zigue, même costaud. Un tordu qui veut s’entretenir les mollets sans doute... Espère...»
Mais au fur et à mesure que la silhouette se précise, au détours des lacets, les propos se font plus légers et même carrément joyeux.
— Fatche Diou. Mais c’est pas un homme. C’est une FILLE ! C’est pas tous les jours que de si belles choses nous arrivent par ici. Ah, bonne mère, merci.
— Eh, fais pas l’égoïste, passe-moi la jumelle...
— C’est la mienne. C’est MOI le quart. Tu te brosses... -Geste de la main-
— Allez, sois pas chien. Et puis on est toujours mieux à voir à deux : si dès fois elle avait un flingue quelque part ? J’ai dix sur dix, mon coco.
— Moi aussi, grand couillon, sinon je serais pas là. J’ai même ONZE sur dix, companiero. -Il prend l’air goguenard, soudain-. Mais demain, t’en fais pas, ce sera à toi de viser. -Rire.- Eh mais, dis donc, mon cochon, tu t’embêteras pas : y a « la » Bata qui vient pour Denis.» -Rires sonores, des deux cette fois-.
«La» Bata, pittoresque lesbienne de cinquante-cinq ans au sexe indéterminé, hommasse et moustachue, à la voix de grenadier, efficace et dévouée, ils l’aiment bien, mais enfin pour la question de «ce-à-quoi-on-pense», elle n’envahit pas leurs rêves, et réciproquement. Maternelle et bourrue, elle a tendance à les traiter comme des élèves turbulents d’une colo de vacances. Ces durs, devant elle, filent doux. Ils ont un blessé : elle va venir le lendemain et le sauvera in extremis.

— Je te laisserai regarder tout ton saoul, promis, Collègue... Tu te les rinceras bien enfin, puisque moi, c’est aujourd’hui... -rires- poursuit l’homme à la jumelle, impitoyable.
— Fais pas caguer, allez. La Bata elle est bien pour les piqûres, les balles, j’en dis pas de mal, mais là... -Son air devient pensif, un peu triste-. Mais celle-ci merde, c’est autre chose. Du sérieux de fille, quoi. De la fille pour de vrai. Ma part de rab si tu me laisses voir, juste une minute.»
L’autre cède, faisant mine de consentir à un effort pénible. Il lui passe sa jumelle. Sifflement. Deux jeunes surviennent aussitôt. Ils les renvoient :
— Pas tout de suite mais tenez-vous prêts. Y a un lézard .. Petit lézard..
— Des lézards comme ça, il nous en faudrait plus ici. Ca manque. O que ça manque ! Rien que de la voir, je me sens tout électrisé...
— Tu as vu les jambes ? Et le haut ? C’est joufflu, mon colon, c’est joufflu... -Regard au ciel- .
— Je peux pas bien voir... Pas mal. Le haut aussi, note bien..
— Maquarel, elle a enlevé son corsage. C’est encore mieux de près. Allez, rends-moi la bécane et gaffe. Un si beau morceau, ce serait dommage...
— C’est moi qu’elle vient voir je pense... Mignonne allons voir si la rose... » déclame le premier, attendri : « Ronsard » ajoute-t-il à l’intention de l’autre qui ne voit pas qui c’est.
Mais le plus âgé, soudain, se pose net.
— Bon, ami, c’est pas le tout mais il faut arrêter les conneries. Elle est au châtaignier : on la voit plus et on la verra plus jusqu’à ce qu’elle soit ici. Déconnons pas. Des Waffen, il y en a de très jolies aussi : c’est même celles-là qu’ils utilisent en priorité. Regarde la Müller, par exemple. A la Libération, malgré son joli museau et son cul à la pareille, -geste des mains-, ami, il faudra tout de même qu’on se la fusille... Ce sera avec mille regrets étant donné l’usage que l’on pourrait faire de la dame si dès fois on lui convenait, ce qui m’étonnerait, mais enfin... Pendant les tortures, la garce, elle note, écrit et tape à la machine, et il faut avoir le cœur bien accroché pour supporter de voir ça. Marco dit qu’elle mangeait du raisin, délicatement, avec son air gourmand. Elle s’est penchée vers un type parce qu’elle entendait pas bien et il lui a craché à la gueule, c’est tout ce qu’il pouvait lui faire. Et quand tu la vois, avec son visage d’ange, tu lui donnerais le bon Dieu sans confession et tu penses à autre chose qu’à lui coller dix balles dans la peau... Allez, hop, trêves de rêvasseries. Dommage mais c’est la guerre... Faut aller la sonder, la poulette…»
Il arme son revolver, comme à regret. Un simple signe vers la droite, un claquement de doigts à peine audible. Une réponse, un sifflement modulé. Deux jeunes aux aguets, totalement silencieux, arme au poing et cran d’arrêt glissé dans un brassard sous le bras, sur le simple signal se mettent immédiatement et simultanément en chasse. Une interrogation muette :
— Derrière le dernier lacet. Une femme. Un beau morceau. L’abîmez pas hein... Taïaut...» Un autre survient aussitôt:
— Prévient José. Une femme a passé le guet. On va la lui rapporter..» Une seconde, et le type a disparu. L’alerte est donnée simultanément partout. Sans bruit, à la seconde.

Les deux premiers descendent aussitôt, des loups souples et silencieux, parfaitement coordonnés, tous leurs sens mobilisés, coupant à travers bois, parfois pliés en deux, se comprenant d’un seul geste, celui de droite balayant d’un regard son côté, celui de gauche, le sien, se retournant par moments, l’oreille aux aguets. Ils opèrent un mouvement de fauves en chasse parfaitement synchronisé autour de la jeune femme qu’ils encerclent sans qu’elle ne s’aperçoive de rien jusqu’au dernier moment. Ils se rapprochent. Aucun bruit, comme à l’exercice.

Avant qu’elle n’ait eu le temps de réagir -et pourtant, elle s’y attendait, arrivée si près-, Lydie est ceinturée de deux côtés, braquée et fouillée. Ses sacoches sont vidées.
— Pas un cri.» Un hochement de tête et la pression sur ses bras se desserre aussitôt. La fouille n’a rien donné, y compris celle des sacoches.
— Excusez-nous..» Elle s’ébroue.
Un des deux maquisards a relevé son vélo et remis les victuailles dans les sacoches, intéressé. Elle s’est à peine émue :
— Chapeau les gars, je n’ai rien vu venir. Et pourtant je vous cherchais.
— On t’amène » répond sobrement le premier.
— J’y comptais bien figurez-vous -lance-t-elle en riant- je n’allais pas aux champignons.. »
Elle n’éprouve aucun effroi, malgré le cran d’arrêt qu’elle a repéré et le revolver à la ceinture de celui qui la suit. Ils grimpent à pied. Le premier conduit le vélo. Le bois est frais, agréable, reposant après la canicule d’en bas. Des oiseaux chantent. Lydie, qui est en sandales, a la démarche souple. Elle a repris son sourire, satisfaite d’être enfin arrivée au bout de son périple. A présent que le danger semble écarté, les deux jeunes la reluquent sans se gêner et hochent la tête, satisfaits. Ils ne se montrent nullement grossiers, simplement follement intéressés. Ils n’ont pas vu de jeune fille de si près depuis longtemps... Et en short, encore, avec cette chemise légère qui laisse tout deviner... De ça de là, des hommes, embusqués, sans qu’elle ne s’en doute, l’observent eux aussi. L’histoire évidemment a fait le tour du Maquis :
— Il y a une fille, et pas des plus moches, mon compagnon, qui arrive par ici... Vise ça mon colon… Des cuisses... Sainte vierge… »
C’est une sorte de cohue invisible, totalement silencieuse cependant qui se masse de ça de là, derrière des arbres, des remblais, des taillis. Ils arrivent enfin tout en haut. Aucun n’est même essoufflé.
— Reste là. Donne tes papiers. »
Elle les leur tend. L’un d’eux la garde -mais est-ce nécessaire ? Tout le maquis invisible a les yeux fixés sur elle- ..tandis que l’autre, rejoint par les deux guetteurs, disparaît dans les sous-bois. Elle a le temps d’entendre, lorsque le gars vise sa photo sur la carte d’identité tout en marchant :
— Fat’che Dïou ... Il serait bien couillon, le José, s’il voulait pas la recevoir. Merde alors. » Elle sourit.
— S’il veut pas, moi je veux bien me dévouer» blague l’autre, qui a pris la carte et la regarde.
— A la guerre comme à la guerre… Il faut savoir se sacrifier ...
— Eh, mais c’est qu’il s’y croit, le bleu. Je te rappelle que le règlement est formel : en l’absence de José, c’est MOI, le lieut -lieutenant-, qui le remplace, tu peux te brosser… T’avais qu’à faire des études…
— Eh couillon c’est qui qui a descendu le milico sur le pont à trente mètres, tordu pas possible, d’un seul coup qu’il a rien vu venir, le gonze, il souriait encore lorsqu’on lui a enlevé son casque ? Tu raterais un cheval dans un pré, toi, l’intello… je vais monter en grade, il l’a dit le Jo, et fissa…»
Lydie sourit plus largement. Au bout d’un temps très court, on revient la chercher.
— Tu ne peux pas entrer, mais on va te l’envoyer.» Elle est surprise.
— Là ?
—Avance, tu verras. Mais faut pas recommencer : sans mot de passe, on doit tirer... -il la regarde- ... Bon, on est pas des brutes, mais... tu n’es pas passée loin, fille. Il y en a qui sont moins calmes que d’autres… On a des fadas ici aussi, tu sais.. et même qu’on en a beaucoup… Ils savent pas bien regarder les belles choses, c’est pas des artistes, et hop, direct en paradis…»
Elle hausse les épaules et s’exécute, un peu abasourdie. Un autre type surgi on ne sait d’où s’avance soudain vers elle. Il est plus âgé que les autres, distingué, les cheveux rares, l’air d’un intellectuel. Il sourit. Il ne peut cacher sa joyeuse surprise :
— Je voulais me rendre compte par moi-même. Une photo, dès fois, ça trompe.. Bon -un soupir, puis, il rit- ça trompe pas... mais faut pas revenir, petite. Oui. Je sais, ne dis rien. Moins on en dit, moins on en sait, moins on risque d’en dire après, tu comprends bien ça, toi qui es prof ? C’est pas qu’on soit pas contents d’avoir de la visite ici, ça manque, -soupir- mais on a des ordres, et ils sont justifiés.. Hélas ...»
Soudain, il redevient professionnel, sec, presqu’ inquisiteur :
— Comment avez-vous trouvé ? »
Elle s’explique. Il ne cache pas sa réprobation.
— Sûre de ne pas avoir été suivie ? »
— Evidemment ! » Elle hausse les épaules : pour qui la prend-il ? Elle a l’habitude, lui fait-elle remarquer, ironique.
— Du reste, ça aide lorsqu’on transporte des cagettes de salades ... de vingt kilos! »
Ce sont des armes qui étaient ainsi étiquetées : il lui fallait soulever les paquets comme s’ils étaient légers afin d’éviter qu’un Galant inopportun ne lui proposât son aide. Un gentleman -et les Allemands ne dédaignaient pas le rôle-, aurait pu s’étonner du poids de tels cageots.
— Lorsqu’on convoie ça, en principe, on apprend à faire attention, ou alors on n’est plus là ensuite pour chercher un Maquis...
— Ouais... Mais justement, Camarade -tiens ? Serait-il un Communiste égaré, cela s’est vu, dans ce maquis en principe fortement Gaullisant ? - justement, tu es trop précieuse, indépendamment de... de...
— De quoi ? » demande-t-elle en le fixant dans les yeux, faussement naïve. C’est lui cette fois qui se trouble.
— Bon, enfin de tout. Ne reviens plus, désolé de devoir te le dire, c’est la guerre et ce n’est pas un des moindres inconvénients de cette saloperie que de devoir renvoyer des gens qu’on aurait bien aimé garder avec soi et longtemps... »
Le compliment est direct, il n’a pas le temps de chercher ses mots. Mais il est d’autant plus sincère. Il la touche : c’est une déclaration ou elle ne s’y connaît pas se dit-elle. Elle sourit : après la guerre, elle en aura à raconter à Annie… Un séducteur impénitent, dit-on, qui ne recule devant aucun danger pour retrouver une belle, ce qui lui sera reproché par la suite. Un bref salut élégant du béret et il disparaît comme il était venu, sans se retourner. Lydie avance toujours, fascinée par ce lieu étrange, magique, où rien ne bouge mais où des hommes arrivent, repartent, reviennent, la complimentent ouvertement, se disputant l’honneur de la convoyer, sans qu’elle n’ait rien vu ni entendu. Et pourtant, elle guette. Des mois de rude entraînement ont transformé ces jeunes de toute provenance sociale en chasseurs redoutables, en fauves impitoyables parfois : une armée de l’ombre, selon l’expression consacrée.

Dans le Puits, on retrouvera en effet, tous mêlés dans la mort sans distinction, des fils de familles protestantes et catholiques, le fils Jalatte par exemple, qui était étudiant en médecine, deux allemandes réfractaires -Lisa et Hedwig-, des ouvriers et des cadres de l’usine de Salindres, Hugues Zerbini entre autre, des enseignants, des cheminots, les plus nombreux, Marcel Pantel et Aimé Crégut notamment, des partisans Espagnols -Mandran, Manuel Zurita- ou Hongrois -Louis Zilaï, qui était cordonnier- un agent d’assurance et homme d’affaire, Georges Sujol et un policier, Henri Lanot… Ainsi qu’un malheureux qui n’était même pas réellement engagé, son seul crime ayant été de se taire sur des chargements que, chauffeur, il convoyait, Emile Valmalle, le pied-bot. Des communistes aussi, en grand nombre, Sully Pasquier, des chefs, Marius Rascalon et d’autres plus jeunes et moins connus, Lucien Belnot, Castelarnau… Tous mêlés, enlacés. Vanitas, vanitatum.. Le hasard et la nécessité : lors des commémorations au Puits par la suite, Irène, devant les vieux partisans debout devant le monument observera qu’à peu de choses près, certains auraient pu se trouver au fond et vice versa. Les rôles auraient pu s’inverser.

Lydie se sent derrière le miroir, dans Alice aux pays des Merveilles. Soudain, Luc est devant elle. Elle en tombe presque de saisissement : lui non plus n’a fait aucun bruit. Dix kilos de moins, une allure souple, féline, sa chevelure flamboyante masquée par le béret, ce n’est plus le même, ce n’est plus « le » Doudou de son enfance : d’un seul coup, c’est un homme. Sa fragilité s’est évanouie. Il n’en reste rien.
— Qu’est-ce que tu es beau , zut alors ! Je t’aurais pas reconnu ...»
Il rit fortement, un beau rire, sonore, franc, et l’embrasse:
— Bien, le compliment : parce qu’avant j’étais moche ?
— Non, mais un peu gras du bide, tu le sais bien.
— La faim et les exercices, c’est radical... Et toi donc, si tu es belle ! Tu as mis tout le Maquis en émoi. Ils en ont pour des mois à parler de toi entre eux. Remarque, ça leur plaît bien. En ce moment, tiens, ils doivent bien être quinze à nous épier. Ils doutent que tu sois ma sœur et forcément, ils te badent... »
Ils se congratulent, sans effusions extrêmes ; dans la famille, même en de telles circonstances, cela ne se fait pas. Luc est de taille moyenne, bien charpenté, des yeux clairs et la peau d’un roux typique parsemée de taches de son. Il a le même nez droit que sa sœur, le même visage fin et régulier, mais, chez le garçon, un peu lourd vers le bas. Tout son être dégage une impression de plus grande sensualité. C’est un beau garçon, un bon vivant, qui aime chasser, manger et boire et que les filles recherchent. Luc interroge, vite. Ils n’ont pas beaucoup de temps, elle dérange, il se prépare quelque chose dont elle ne saura rien :
— Maman ?
— Ca va bien.
— Tante et Papa ? La mamée ?
— Oui. Alex également» ajoute-t-elle. Elle le regrette aussitôt.

C’est un proscrit, un Juif de quarante ans, que, au mépris de tout danger, -leur maison est située juste à côté d’un camp de soldats allemands devant lequel ils doivent passer tous les jours- ils hébergent parfois. Il est arrivé, envoyé par un ami, sans argent, plumé par des filous, affamé, malade. Un an après la Libération, il la demandera en mariage dans une lettre étonnante, dactylographiée sur papier à en tête de sa firme, qu’elle a conservée, dans laquelle il lui parle de ses affaires qui reprennent enfin -il est parfumeur à Nice- de sa vie solitaire, sa famille ayant entièrement péri dans les camps, et à la fin du regret qu’il a d’elle et d’Yvette. C’est tout juste s’il ne lui fournit pas son bilan comptable. Maladresse naïve d’un homme plus âgé qui se sait peu séduisant et tente de lui faire comprendre qu’en gentleman, il n’aura pas le front d’exiger l’exclusive ? En espérant qu’ensuite, elle changera ? Sans doute : mais on n’a jamais vu de demande moins romantique. Elle en a ri et a conservé ce morceau littéraire, que sa fille lira ensuite, avec elle aussi des larmes de rire dans les yeux. -Bon joueur, il lui offrira cependant son voyage de noces un an après : une suite luxueuse à Nice au Négresco pour quinze jours où ils furent reçus en héros.- Il a crée un parfum qui porte son nom, et un autre, celui de la jeune paysanne d’à côté qui l’a logé et les ravitaillait : Yvette, nous en reparlerons. Elle vit toujours, elle a quatre-vingt-cinq ans et se porte bien. Pas plus que Lydie, elle n’a brigué la médaille des Justes. Elle ignore même ce dont il s’agit : lorsqu’Irène lui proposera de la réclamer pour elle, elle refusera avec indignation : elle n’avait pas fait cela -si peu du reste- pour être récompensée. Oser demander une décoration pour un geste si naturel… Le monde est fou. Yvette !

Luc s’étrangle de stupéfaction inquiète :
— Il est encore là celui-là ? Merde ! ! ! Tu as tort. Il faut qu’il parte en Lozère fissa. Avec tous ces Schleus en bas qui divaguent de partout comme des chèvres en liberté, et moi, parti « en voyage », tu crois pas que c’est un peu gros ? Même les plus couillons savent que je suis au Maquis. Ca va pas ? »
Il hoche la tête et marmonne « tête de mule... Danger public... » et quelques insultes affectueuses en patois...
— C’est prévu. D’ici quelques jours. Il était trop faible pour voyager jusqu’alors. Un mois dehors, sans manger, à son âge, pense... Mais il ne sort pas : il reste dans la cache en haut ou chez Yvette...»
Luc hoche encore la tête :
— Et il n’éclaire pas ?
— Bien sûr que non...
— Et quand tu prends deux litres de lait à Yvette au lieu d’un, y pas la mère Teissier des fois qui escornifle* ? Faut s’en méfier, de cette vieille. De chez elle, l’air de rien, perchée comme elle est, elle voit tout, et, malgré ses quatre-vingt-dix-huit ans, elle a bonne vue et bonne oreille. Et pas toujours bonne langue, tu le sais bien...»

Lydie rit. Cette vieille femme revêche qui les a tous connus bébés effectivement, pose problème à Yvette, qui héberge régulièrement des réfractaires. Mais la quasi centenaire, un peu hors circuit quant aux choses de la guerre, s’imagine seulement que sa jeune voisine.... batifole et s’en indigne* : tous ces hommes tout de même ! Elle lui fait parfois, rudement, mais maternellement, des leçons de morale à laquelle la jeune femme semble consentir.


* Le même quiproquo tragi-comique sera relatée par Louise : à l’usine où elle travaillait, une collègue plus âgée demanda en aparté à lui parler pour «une affaire importante.» Elle sentit son cœur se décrocher : la veille, elle avait participé à un entraînement de tir avec Pierre, le chef du maquis dont elle était le courier. Ils étaient montés en vélo dans la montagne, discrètement, du moins le croyait-elle.
— Je sais ce que tu fais ! -attaqua la fâcheuse, ulcérée-. Et ça me fait peur pour toi ! » Louise joua l’étonnement.
— Ne me le cache pas, je te dis que je le sais !
— ?
— Tu sors avec un homme marié.»
Yvette

Flash-back : extérieur jour, la ferme d’Yvette, une modeste bâtisse en U, fermée, dont le fenil, ouvrant sur la terre du haut domine la cour intérieure. De là, on peut voir venir de loin, et, en cas d’alerte, fuir par deux côtés. On est en 43, l’été. La maison, retirée derrière un bosquet, est située tout au fond d’un petit chemin en cul de sac, plus loin après celle de Lydie, donc moins exposée à la curiosité intempestive de l’ennemi. A gauche, dans l’écurie, deux vaches assez maigres, dont on ne voit que le profil, ruminent. Des chèvres, à côté, squelettiques, aux pis gonflés, s’agitent. Un chien, aux côtes saillantes, est étalé au soleil. Un autre, plus jeune, affamé, tourne autour d’Yvette. C’est l’heure de la pâtée. Des cageots sommairement empilés encombrent la fenêtre vers le mur, prêts. Des légumes dépassent. Un vieux mulet, à l’ombre, sommeille, attaché. Un certain désordre règne. Un tas de fumier malodorant, au fond, se devine, ainsi qu’un grand poulailler quasi vide dont la clôture rafistolée bâille un peu. La ferme autrefois prospère, étant donné la guerre et la pénurie est à présent tenue vaille que vaille. On sent que l’on a paré au plus pressé, sans avoir pu faire mieux.

C’est la vieille femme qui parle, à l’ombre, sous le porche, des légumes dans son cabas. Elle est maigre, comme racornie, en partie édentée avec un petit chignon gris, un sarrau de toile à fleurs, noir. Elle agite les mains, hoche la tête. Yvette, sur le seuil de la porte, l’écoute patiemment et impatiemment à la fois : après avoir hâtivement enfoui les aubergines qu’elle tenait à la main dans son tablier, replié sur sa taille, elle s’est saisie de la poignée qu’elle garde à la main : visiblement, elle est désireuse de rentrer au plus vite cuisiner son repas et celui des chiens puis amener enfin mulet et chèvres au pré. C’est une magnifique jeune femme de vingt-sept ans, sans coquetterie, au visage hâlé, aux cheveux bruns séparés de côté par une raie, lisses, attachés sommairement en un chignon à demi dénoué. Des yeux bleus foncés magnifiques aux cils noirs, éclairent un pur visage de Madone d’un ovale parfait. Un beau sourire aussi, doux et malicieux, des dents éblouissantes. Elle est petite, mince et forte à la fois, toujours boutonnée jusqu’au cou, les manches longues. La jupe noire, un peu froissée, descend presque jusqu'à ses fines chevilles : elle est à la mode, mais à la mode d’il y a vingt ans. Des espadrilles, toujours. On sent en elle, malgré sa petitesse et sa gracilité, une grande force, une robustesse musclée, associée à une puissante féminité. La finesse de la taille sur laquelle est nouée l’éternel tablier-poche informe et taché souligne l’opulence de la poitrine. Elle vit au grand air, hiver comme été. Ses mains seules sont abîmées par l’écrasant labeur de la ferme qu’elle porte seule à bout de bras. Un très léger duvet ombre le dessus de ses fines lèvres de vierge, qu’elle ne songe pas à épiler. Lydie a du charme, de l’allure, mais sans conteste, Yvette, elle, est une pure beauté. Naturelle, évidente et discrète à la fois. Pour l’heure, c’est justement ce qui préoccupe la vieille femme, qui s’agite devant elle :

— Quand même, petite, avec ton mari prisonnier, le pauvre Milou qu’est un bon mari, rien à redire, tu peux pas dire le contraire, non ? Jamais un mot plus haut que l’autre, jamais un mot du reste, et travailleur, et gentil, et qui boit pas et fume même pas… Qui court pas non plus.. Tu ésagères. T’es bravette alors forcément les hommes en profitent.. Je sais pas comment ça se fait que tu les attires tous comme ça comme une fleur les abeilles... Parce qu’y en a plus guère des hommes.. Si, si, je le sais, ce que tu fais, le soir, pas besoin de me le dénier à moi que je vois tout ici... Et y’en a pas qu’un, en plus ! T’es pas sérieuse.. Et si moi, j’avais fait pareil en quinze, ris pas, insolente, j’aurais pu, crois pas, c’est pas les occasions qui m’ont manquées quand mon pauvre Dédé était aux Armées, hein ? A son retour, il aurait divorcé vite fait, pas un pli... Tu risques de gâter un excellent mariage comme ça, et tu le regretteras après quand il sera trop tard... Un si bon mari, par les temps qui courent, tu en as de la chance... Y en a qui voudraient bien mais bernique. Surtout que t’as même pas de petit... Ca lui plairait, tu crois, au Milou, d’en trouver un, quand il reviendra ? Que tu saurais même pas de qui, avec tout ce qui défile ici ? Oui, les jeunes, vous devez en savoir des choses maintenant, mais un malheur est vite arrivé, surtout quand on provoque le bon Dieu comme ça.... »
Mais la vieille femme, à sa manière, est compréhensive : elle a été jeune, elle aussi, elle ne dira rien, eût égard à Milou qu’elle veut préserver de la honte publique de son régulier et multiple cocuage. Yvette, confuse, énervée, étouffe de rire, et promet : qu’elle se taise seulement, les gens pourraient jaser. L’ancêtre, évidemment, consent, hochant la tête, réprobatrice :
—Les jeunes, on les tient plus par ces temps.... (Même cette brave Yvette qu’on l’aurait jamais cru)... Espère qu’au moins c’est pas des allemands... Y en a tant en bas dans le pré des Chabot... une colonie de guêpes que ça divague partout avec leur musique… Ah misère… »
Elle part enfin et grimpe le sentier en hochant toujours la tête… Yvette, débarrassée de la fâcheuse, peut retourner à sa cuisine finir son repas et faire la pâtée des chiens. Un peu inquiète tout de même : pourvu que la terrible grand-mère n’aille pas raconter partout qu’elle mène une vie de bâton de chaise... Cela, ce n’est rien : mais si des oreilles plus malignes avaient la bonne idée soudaine ? C’est toujours un risque... Elle rêve à Milou, qui rira bien lorsqu’elle lui racontera ses démêlées avec la mère Teissier.
Mais Auguste, un grand cheminot Marseillais, courageux maquisard quoique porté sur la bouteille, l’éternel compagnon de Luc, excédé de voir le soir la vieille femme tapie derrière les piliers de sa terrasse qui domine la ferme d’Yvette tenter de l’épier lors des escales où il se repose dans le fenil pour une fois repu de fromages de chèvre, -et aussi parfaitement saoul- Auguste, lui, a des rêves plus funestes :
— Faudra bien un jour se la faire, oui, lui tordre le kiki, quoi, à cette putaine de vieille, là-haut : et j’escornifle* que j’escornifle, et après, tiens, et je maïsse que je maïsse**... Elle a rien d’autre à faire... Un danger pour le public... Si seulement elle pouvait tomber dans son chemin en escalier, raide comme la justice, le soir, quand elle va chercher son lait... Mais va te faire fiche, elle a le sabot mieux qu’une mule. -Il prend un air rêveur- ... Remarque, il suffirait de la pousser un peu, embusqué, au virage, derrière le gros olivier, qu’elle verrait rien venir... -Geste.- Et plouf... Directement en bas ... Deux, trois mois d’hôpital… plus peut-être… -il sourit rêveusement de plaisir innocent-… ça serait toujours ça de gagné pour la tranquillité du maquisard et d’Yvette.. »
Luc le calme, en riant :
— Mais non, rien risque : elle croit simplement qu’Yvette fait la vie... Pas de danger. Elle a presque cent ans, en plus, et rapiope -gâtouille- un peu... Personne l’écoute. Y’en a plus pour longtemps, calmos... »
Soudain, une idée traverse l’esprit d’Auguste qui se plie en deux :
— Dis donc, avec tous les Maquis qui passent ici, plus les proscrits et les Juifs, il lui faudrait une sacrée santé à l’Yvette pour les fournir tous... Et avec la ferme, les bêtes, qu’elle est toute seule à tenir... » -Il s’étouffe de rire.-

* Je surveille, j’épie, j’observe ce qui ne me regarde pas.
** Je bavarde, je papote.
Fin du flash-back...


Jim

Retour au Maquis en 44. Extérieur, la montagne sous les châtaigniers. Luc, Lydie.
Lydie s’empresse de changer de sujet : Alexandre, le « vieux » Juif, en effet, représente un danger pour tous. Cela fait longtemps qu’il aurait du être envoyé chez les Chabrier, le Pasteur Olivès en Lozère ou, avec des faux-papiers, vogue galère... Elle n’a simplement pas eu le courage de le chasser immédiatement : trop affamé, trop misérable, un chien abandonné, pitoyable.
— Tu nous manques à tous. Pas trop dur, ici ? »
— Quand on a du ravitaillement, ça peut aller, mais le reste du temps, lorsqu’on crève de faim, c’est plus difficile. Bon, mais on n’a pas le choix... Ca bouge bien, enfin, et ça va bouger encore plus. Tu as vu les copains ?
— Des armes ?
—Ca manque toujours, mais on se débrouille. Plus ça va plus on en a, forcément, mais mêmes les frisous, ils en ont de minables à présent. A croire qu’ils savent qu’on va les récupérer, qu’ils liquident leurs vieux stocks, comme pour les soldats que ça en fait mal au cœur quand on leur enlève le casque, des vieux de l’âge du papa, et des gamins de l’âge d’Antoine. Mais c’est la guerre et il tirent bien les salauds. Tu as vu, pour Daniel ? On a rien pu faire. Il est enterré ici et encore c’est grâce à un copain qui avait repéré l’endroit.
— Et le dépôt de Saint-Julien ? »
Lydie rit, car l’affaire avait failli capoter : les partisans, dont les mains avaient touché le phosphore pour fabriquer, selon l’idée des ingénieurs peu ingénieux de Péchiney, le détonateur retardé de la bombe, dans la nuit épaisse, eurent la stupéfaction fort désagréable de s’apercevoir qu’ils étaient devenus -forcément ! Comment les chimistes de Salindres à qui revenait cette invention ne l’avaient-ils pas prévu ?-... phosphorescents ! On ne voyait en effet rien dans l’obscurité du dépôt investi, rien ... sauf eux, justement, s’agitant fébrilement de toutes parts. Un véritable fou-rire les prit alors, irrépressible malgré le danger qui les guettait, si bien qu’on les entendait aussi bien qu’on les voyait. Mais les gardiens décidèrent de ne s’apercevoir de rien : sympathisants ou peu soucieux de risquer une balle ? Les deux, sans doute. L’histoire, dans les milieux résistants, a couru et beaucoup amusé, sur le dos de certains cadres.
— Oui. Pas mal, le coup de la bombe à phosphore. On en a bien ri. Chapeau, les zigues... »
Elle rit, indignée cependant, avec un geste de la main, le pouce levé.
— Dans leurs labos -reprend-elle-, ça va, mais ailleurs, c’est une autre paire de manches... Il vaudrait mieux qu’ils y restent, dans leurs bureaux, au chaud. On peut les remercier. »
Elle se renseigne :
— Bonne pêche au moins ?
— Je ne sais pas. On dit très moyenne, mais tu sais comme ils sont cachottiers, on croirait qu’ils ont peur qu’on leur en pique, de leurs machines, comme si on se débrouillait pas tout seuls : six bécanes dont une hors d’usage.
— Pas de casse on dit ?
—Un blessé, pas grave, au retour : un grand couillon qui s’est mis lui-même une bastos dans le cul en s’asseyant dans le camion. Y en a qui feraient mieux de rester chez eux avec leur femme, dès fois. Ils embêtent plus qu’autre chose. Celui-là, il est nul, un tireur de merde qui raterait une vache dans un couloir, un trouillard, vantard et lent à la comprenette d’après Jojo que c’est un cas, mais c’est un des rares qui a son permis, alors, bien obligé, ils se le gardent. Il était chauffeur de Maître dans le civil, le coco. Sans ça, tu penses s’ils l’auraient pris.. Note qu’il est jamais venu jusqu’ici, et c’est tant mieux… Le cloisonnement, quoi : on se mélange pas à la valetaille..» Il rit. Certains maquis plastronnaient un peu. Ici, Luc ne semble pas mécontent de la maladresse de ces caïds qui ont failli se faire prendre comme des bleus. Il en parlait encore trente ans après.

Lydie rit aussi, aux larmes : décidément, ces héros ont leurs faiblesses et l’aventure des birhakeins ressemble davantage à une galéjade à la Pagnol qu’à un haut-fait de Résistance. L’histoire ne la retiendra pas. Elle se trompe. L’histoire, hélas, la retint.
— Mais il a fallu qu’ils le rapatrient, ajoute Luc, et c’est toujours embêtant, un zigue comme ça, pas fiable à cent pour cent... Jojo y était quand Bata l’a soigné. Il paradait encore, le con.»

La réflexion de Luc est prémonitoire. En effet, si Jim avait du se rendre aux crêtes, sans doute eût-il été, comme tous ses camarades, précipité dans le Puits. Car, contrairement aux prévisions de Lydie, l’aventure, qui commençait comme une galéjade, s’acheva en tragédie : le maladroit, en ville, une fois convalescent, sortit, bavarda aux terrasses des cafés, fut aussitôt repéré, arrêté et parla. Il savait où se trouvaient toutes les planques, les boîtes à lettres -des caches dans la montagne ou en ville, des ruches, des creux d’arbre, dans des boutiques, des toilettes de cafés… où l’on déposait courrier, argent, et parfois, armes-… et surtout il connaissait tout le monde maquisard ou presque. C’est lui qui conduisit les SS jusqu’au Mas Quissargues totalement isolé, qui servait de refuge au groupe Zerbini -heureusement dissident et isolé-. Arrêtés, torturés, quatre d’entre eux furent jetés dans le Puits de Célas en Juillet. Jim, le «retourné», relâché, n’eut même pas l’idée de s’enfuir : il fut fusillé à la Libération par ses anciens compagnons. Non, ce n’était pas tout à fait une galéjade à la Pagnol.
Fin de la scène Luc-Lydie dans le Maquis.

Véronika

Flash-on : les locaux de la Mairie d’Alès, en Septembre 44. Une salle nue, cossue, avec un bureau d’acajou, des dossiers ... Un jeune homme, galons sur le veston, sérieux, impeccable, feuillette un rapport, regarde intensément des photos. Il hoche la tête, bouleversé. Il se tourne vers un autre, qui, en armes, garde la porte.
— Amène.»
Au dessus de la porte d’entrée, massive, est accroché un grand panneau marqué « Tribunal d’instance» peint de frais en lettres soigneuses, marron.
Une femme, menottes aux poignets, entre. Elle est conforme aux photos du rapport, belle et hautaine : c’est Müller. Distinguée, bien coiffée, tailleur grège et talons compensés, un joli visage fin de poupée châtain clair. Le jeune homme la regarde avec un intérêt non dissimulé : là voilà donc, « la » Müller, cette milicienne qui assistait aux tortures des partisans, traduisait, notant soigneusement les dépositions, faisant répéter poliment lorsqu’elle n’avait pas bien compris, penchée vers les martyrs afin, parfois, de saisir leur dernier souffle. A la voir, en effet, ne serait-ce son air arrogant qu’elle partage avec beaucoup d’élégantes, on ne croirait pas ce qu’il vient de lire. Elle s’installe comme dans un salon, croise les jambes, provocante et convenable à la fois ; elle le regarde à son tour fixement, un léger sourire flottant sur les lèvres, comme en visite. Nadelles est mal à l’aise : tenterait-elle de le séduire ? Il se force à présenter un visage impénétrable, distant. C’est «Z» avant l’heure, mais dans le mauvais sens :
— Nom, prénom, âge, profession, lieu de naissance» demande-t-il sèchement.
— Müller Véronika, trente ans, secrétaire de direction, née à Guebwiller, en Alsace.
— Vous savez pourquoi vous êtes là ?
— Non, mais vous allez m’expliquer. »
Un très léger accent. Et, cette fois, un sourire éblouissant. C’est un de ses premiers interrogatoires. Nadelles regarde des photos, la dévisage ensuite et a soudain envie de la gifler, de lui cogner la tête contre le mur, comme elle le vit si souvent faire à ses camarades.
— Vous êtes accusée de tortures sur le personne de.... il énumère lentement, articulant nettement, les noms, les dates, les lieux, lit les rapports, lui montre des photos. Son visage est sans expression. La jeune femme, qui a repoussé son buste de la chaise, bouge légèrement son pied, en cadence, nerveusement : agacée, semble-t-il... Il se force au calme, fixe le pied élégamment chaussé qui s’agite :
— Je vous énerve ?
— Pas du tout, mais enfin, rien de tout cela n’est vrai. Je ne suis que secrétaire, même pas, dactylo c’est tout ...
— Et vous étiez payée par qui ? J’ai là un relevé de sommes déposées en votre nom... Le deux mars, ... le deux avril, ... le deux Juin, .... Il énumère les dates, les sommes, rondelettes. Savez-vous de qui provient cet argent ? Qui était votre employeur ? »
Pour la première fois, elle se trouble..
— Est-ce un crime de travailler ? En ces périodes, on n’avait pas le choix du travail qui s’offrait à nous ...
— Et je suppose que tu nourris une nombreuse famille ? » Le tutoiement lui est venu spontanément : c’est celui d’un flic vis-à-vis d’un client. Et au fond, qu’est-elle, malgré sa prestance de bourgeoise et son air de vierge outrée ? Il le maintiendra ensuite. Elle ne semble pas s’en offusquer mais se trouble un peu. Son ton change :
— Je ... Oui. Mes parents, en Alsace ... mes petits frères. Vous pouvez férifier. » Son accent, imperceptible au début, se devine à présent. Il ne cessera d’augmenter jusqu'à la fin.
La jeune homme lève à son tour les yeux au ciel :
— Brave petite fille ... Tu ne m’as toujours pas dit d’où venait ton fric, mais ça je le sais, comme le reste d’ailleurs : de la waffen SS. Et les tortures ?
— Il n’y en a pas eu, enfin, je... n’étais pas là. Je n’y étais pour rien. Je n’étais pas aux interrogatoires comme ça, les plus difficiles, je veux dire. Je ne supporte pas. On m’avait tispensée.. -elle hache ses mots- tispensée je vous assure. J’avais temanté. Je ne dis pas, quelques gifles... Mais c’était la guerre, quoi... »
Il sort une photo, la lui met sous le nez : elle se recule, incommodée par sa cigarette:
— Ca des gifles ? La guerre ? Eh bien, soit, la guerre. Ca l’est toujours, ma jolie : si on t’en faisait autant ?
— Ce n’est pas pareil. Che ne représente aucun danger pour vous. D’ailleurs, je veux bien vous dire tout ce que je sais, je n’ai rien à cacher, moi, mais che vous préviens, ce n’est pas krand chose. Je n’étais rien, une dactylo, seulement, ou, si vous voulez, une interprète. Ils me disaient rien.»
Malgré elle, elle s’anime, parle trop vite, trop fort. Elle joue sa peau, elle le sait, et joue serré. Sa superbe s’est atténuée.
Nadelles fait un geste à l’huissier :
— Témoin numéro un.
Un grand maquisard entre, le visage couturé de cicatrices, difforme, un œil masqué par un bandeau, les mains dans du plâtre. C’est Jean, un partisan tombé aux mains de la Gestapo, qui fut tiré de la prison à la dernière minute : à un jour près, il aurait pu et dû être dans le Puits. Il boîte. Il boitera tout sa vie, les fémurs brisés, non attelés, mal ressoudés...
Il s’arrête net, la voit, se fige. Elle a cessé de parler. Tout son allant a disparu. Elle ne sourit plus. Ses yeux s’écarquillent. Comment a-t-il pu survivre ? Il s’avance, se plante devant elle. Elle ne recule pas, et même lui fait face, crânement, malgré la terreur qu’il lui inspire. Posément, il lui crache à la figure. Presque soulagée, elle ne crie pas, tente de s’essuyer maladroitement, se tourne de côté, sans même se rebiffer.
— Salope. Ca ne te dit rien ? C’est ce que j’ai fait lorsque tu m’as demandé de répéter, parce que tu n’avais pas entendu.. Tu te souviens ? Ils m’ont brisé les jambes ensuite. Tu as ri… »
La jeune femme s’agite. On sent qu’elle aimerait être ailleurs, n’importe où, mais pas devant sa victime revenue des enfers en chair et en os qui la toise. Elle s’exclame d’une voix, soudain, de petite fille :
— Chai pas ri. Non. Che ne leur ai rien dit ... Che ne leur ai pas temanté. Je m’en fous qu’il crache. Mais fallait pas les provoquer, et -elle se tourne vers Nadelles et se reprend un peu- enfin, moi, je n’étais là que pour noter, che vous l’ai téjà dit... - puis, se retournant vers sa victime - si ch’avais pu faire quelque chose, che l’aurais fait.. Mais ch’étais pas le chef... »
— Et si moi je t’en faisais autant ? Qu’en dirais-tu ?
— Je sens qu’il est en train de naître une grande histoire d’amour entre vous. -observe Nadelles, goguenard.- Je crois que je vais devoir vous laisser seuls... »
Devant la menace, elle se reprend aussitôt et, farouche, argumente.
— Le cas est tifférent. Che ne suis pas dangereuse.. »
Le maquisard exaspéré lève les yeux au ciel : il l’ignore soudain.
— Bon, on va continuer longtemps ? On m’attend à l’hosto. Je suis crevé, j’ai mal, un mal de chien. Si je reste ici, -geste-, je te préviens, je la crève. Et une femme, si on peut appeler ça une femme, -avec sa béquille, il esquisse le geste de relever sa jupe, n’y parvient pas et renonce en haussant les épaules- une femme, oui, ça en a l’air, ça m’embêterait tout de même. Alors… Ca te suffit pas ? »
— Tu la reconnais ?
— Evidemment.
— Elle participait aux interrogatoires ?
— Bien sûr.
— Che n’ai jamais frappé person-ne -proteste Müller vivement-. Chamais »..
— Tu ne frappais pas parce que ce n’était pas ton travail » lui hurle sa victime penché sur elle à la toucher. Elle se tient la tête entre les mains comme pour ne plus entendre.
— Vous vous répartissiez le boulot. Toi, tu comptais, tu traduisais, tu notais... Je me demande si ce n’est pas encore plus dégueulasse...»
Elle se rétablit soudain, opportuniste :
— Vous afez beau cheu d’insulter une femme enchaînée... C’est facile, pour deux hommes... Et fous fous dites comité te Libération…»
L’argument a porté. Nadelles demande qu’on lui enlève les menottes. Elle se masse les poignets, visiblement satisfaite, tente encore une manœuvre, maladroite : c’est le chef, sa vie est entre ses mains.
— Merci Monsieur. Che n’oublierai chamais. » Devant son arrogance naïve, il éclate de rire.
— J’espère bien, mais tu n’en auras pas pour longtemps à y penser. » Il ajoute, indifférent : témoin suivant ... »

A nouveau, un homme, couvert d’hématomes, les mains bandées... Le défilé se poursuit, inlassable. Des mères également de disparus qui voudraient désespérément savoir si leur enfant est passé par le Fort. La milicienne le nie à chaque fois, mais précise aussitôt qu’elle n’était pas tout le temps de service. Elle se décompose de plus en plus. Une femme arrive enfin, brune, les cheveux dénoués en mèches folles, comme plaqués de sueur sur le cou, belle pourtant, les yeux noirs cernés de bistre, plus ou moins portée sur une civière : elle fut violée et eu les bouts de seins coupés... C’est l’estocade. Dès qu’elle la voit, Müller qui perd pied, sursaute et hurle :
— Ch’y étais pas. Je fous chure... Cela, non, chamais je n’aurais pu le voir, jamais, une femme, non ... »
Son accent est curieusement sincère, son histrionisme presqu’émouvant.. Torturer des hommes, soit, mais des femmes, visiblement, cela ne lui plaisait pas. Mais quoi, c’était la guerre…
La femme sourit, les yeux plissés de haine:
— Elle était à côté en effet : elle est venue juste après. Il y avait du sang partout… Non ? Tu ne te souviens pas ?
— Non, ch’ai pas vu ... Ch’ai pas regardé… Je fous jure.. Je pouvais pas... C’était si dur…
— Je te crois. Surtout pour moi, salope. Et tu n’as pas entendu, aussi ?
— Rien, rien te rien : les portes sont lourdes. C’est isolé exprès... Et ma machine fait un tel bruit... »
Müller, à présent, se coupe, se dénonce elle-même, pleure. La femme demande à Nadelles de se retourner, et déboutonnant lentement son corsage, elle s’approche lentement de la milicienne en se tenant à la table, lui prend la tête, fermement, mais sans violence.
— Eh bien, à présent, tu vas pouvoir regarder. Allez. Regarde... »
Müller se débat La poigne de la femme est, malgré son état, rude comme un étau. Elle l’a saisie aux cheveux. Plus que tout, cette froide détermination l’affole. Le ton de la partisane, soudain change :
— Tu regardes, salope, ou je t’en fais autant » siffle-t-elle.
Elle est froide, glacée : elle est parfaitement capable de s’exécuter, on le devine.
— Je sens que je vais vous laisser toutes les deux » reprend Nadelles, cachant son émotion par une cruauté mal jouée. Impitoyable, il ordonne : «menottes, s’il te plaît», à l’attention du planton...
— Non.. Pitié...» Cette fois, Müller est brisée. Elle supplie, tente d’échapper à sa victime devenue bourreau.
— Regarde donc, mais regarde, salope...»
Elle regarde enfin et hurle. Son cri retentit dans le hall, lugubre, lointain. La femme boutonne posément son corsage :
— Voilà... »
Nadelles se retourne, bouleversé.
Müller pleure à présent... Elle semble rajeunie ; c’est presqu’une petite fille soudain, émouvante et perdue. Malgré lui, il est troublé.
— Laissez-moi, che fous en prie. Fusillez-moi si fous foulez, mais che ne veux plus voir ça... Arrêtez... Vous fous acharnez sur moi qui n’étais rien, rien te rien, mais les autres, les chefs, fous les laissez bien tranquilles.. Harry le rouche, tiens, par exemple, et la Moix la Shlague, et tous les autres...
— T’en fais pas pour tes chéris, on les aura. C’est dur, en effet ? Non ? »
L’interrogatoire durera toute la matinée. C’est une femme qui semble brisée que l’on ramènera à sa cellule.

Mais elle aura tout de même la présence d’esprit avant de partir de souligner que de Gaulle interdisait que l’on fusille les femmes, un certain instinct de conservation la soutient… Nadelles en rira :
— Mais oui, mais oui... Tu sera jugée, n’aie crainte. Et puis ne t’en fais pas, on a un petit boulot pour toi avant le peloton, puisque tu aimes bien noter… »
Désespérée, jouant son va-tout, la jeune femme ajouta fortement :
— T’ailleurs, che suis peut-être enceinte !

Malheureusement pour elle, Bata, diligentée, l’examinera et rendra son verdict. Sans appel :
— Col normal. Seins normaux. Pas d’aréole ni de veines visibles. Si elle l’est, en tout cas, c’est de quelques jours... Mais on peut tout de même attendre un peu, par acquis de conscience... On ne sait jamais... Ramenez-la moi dans quelques jours, que je vois si ça évolue ... »
Mais ce n’était décidément pas une période faste pour Müller : l’émotion ? L’angoisse ? Elle eut ses règles le lendemain... C’était fini.

Séquence suivante, le jour d’après, au Puits.
Müller est là, amenée en camion avec la troupe de miliciens :
— Tu vas descendre avec ton copain. Il a l’habitude, lui, il te montrera. Et pas de blagues, hein ? Pas de gaudrioles au fond, on n’est pas ici pour batifoler... Une grossesse d’un jour, mignonne, ça compte pas...» plaisante cruellement le chef de chantier, que ces quelques jours atroces ont endurci et conduit à un détachement de façade.
La cage descend. La jeune femme, blême, incommodément vêtue, a enjambé le garde-corps, découvrant haut ses longues cuisses déliées que personne n’a même songé à regarder. Un temps... Long. La cage remonte enfin. Müller est défaite. Deux corps sont sur la planche. Mutilés, nauséabonds. Elle glisse à terre et montre piteusement sa main qu’elle a maladroitement blessée avec la gaffe. Une vilaine entaille, profonde, salie par l’eau des cadavres, les sanies. Bata, professionnelle, gantée, la désinfecte avec précaution, sans mot dire, indifférente. Puis elle se tourne vers Champetier et Aubert :
— Elle risque de se coller le tétanos avec ça. Et de nous le coller. Il faut la réformer. »
Puis, à voix basse, elle ajoute, pour Aubert:
—Il faudrait même lui faire un sérum. Puis sans doute un vaccin ... Si ça en vaut le coup -poursuit-elle simplement- car on n’en a plus beaucoup, des vaccins... »
Müller est suspendue aux lèvres d’Aubert. Le temps, pour elle, s’est enroulé. Tout se joue à cet instant. On l’a bien prévenue, mais elle ne peut y croire : une intimidation un peu cruelle, sans doute. Elle est une femme. Ce n’est pas possible : elle n’a -presque- rien fait se persuade-t-elle... Et Aubert a l’air si jeune, si gentil... Il n’est pas comme l’autre, dans son bureau, qui se moquait d’elle et lui avait promis le peloton comme si c’était tout naturel...
Un geste de la tête négatif, comme s’il s’agissait d’un simple calcul, et Aubert, indifférent, sans souci de la prisonnière à ses côtés, répond doucement mais distinctement :
— Non, ça n’en vaut pas le coup … »
Derrière elle, sans qu’elle n’ait pu le voir, un maquisard a fait un horrible geste, le pouce levé balayant la gorge..
Elle a compris. Elle sera fusillée le lendemain.
Fin du flash-on ...

Elle fut effectivement passée par les armes le lendemain au crassier de Tamaris. Ange Alvarès, le partisan Espagnol, a la photo de l’exécution, reprise par Vielzeuf dans un de ses livres. Si on ne savait pas ce qui va se passer, on ne pourrait le deviner, du moins en voyant seulement la jeune femme. Elle est en effet très belle, elle a l’air de s’ennuyer un peu, hiératique et élégante, même après la détention -brève-, comme si elle était déjà «ailleurs». Talons hauts, tailleur clair strict mais seyant, mince, les épaules droites, les cheveux clairs encadrant joliment un visage fin à la Grace Kelly, la tête fièrement rejetée en arrière : on dirait qu’elle pose. Elle semble presque sourire à l’objectif et le ferait probablement si le soleil ne l’éblouissait pas. Dans quelques secondes, elle le sait et parait s’en désintéresser, elle ne sera plus qu’un tas de chair sanguinolente écroulé sur le sable... Elle refusa qu’on lui bandât les yeux. Son compagnon d’infortune au contraire, à demi-caché, est défait, tête baissée, le corps penché en avant. Il semble pleurer ou prier. Un prêtre s’agite devant lui, tentant apparemment de le réconforter. On l’imagine, elle a refusé les derniers sacrement : le Curé ne s’intéresse donc qu’à son malheureux cothurne. Derrière, le crassier ensoleillé. Devant, si on regarde attentivement -cela n’apparaît pas immédiatement-, on distingue le dos d’un peloton d’exécution déjà formé, contre le soleil : des silhouette floues et l’ombre, de coté, d’un seul fusil mal aligné, les autres, pointés sur elle, étant cachés par les soldats prêts à tirer.. Une foule, de côté, attend sans impatience, sur la montagne, comme sur les gradins d’un amphithéâtre. On pourrait croire qu’il s’agit de la répétition d’une pièce ou de la préparation d’un meeting. Tout semble calme, silencieux. On venait juste de découvrir les cadavres au fond du Puits de Célas et à Saint-Hilaire, et certains avaient peut-être un ami, un père, un camarade, ou plusieurs qui étaient passés par les geôles du Fort Vauban.
Contrairement aux ordres, d’autres femmes encore furent fusillées à cette époque : des miliciennes, l’épouse de Bretelle, chef de la Gestapo locale, Bretelle dont le corps fut retrouvé, lui aussi dans le Puits. Cette belle femme sophistiquée et, malgré son passé de tenancière de bar louche, gracieuse et distinguée, fut, elle aussi, passée par les armes à Tamaris. Après sa mort, ses luxueux vêtements, chaussures, parfums… rangés dans plusieurs coffres de prix furent scrupuleusement restitués à sa famille par les Partisans, alors que tant de femmes allaient sans bas ni chaussettes et portaient des chaussures trouées : les communistes sont des purs. Bien mal acquis.... Il y eut aussi, et cela constitue une tache indélébile sur la période de la Libération, cinq -au moins- jeunes prostituées du réseau de Bretelle qui, après avoir été contraintes de défiler nues et tondues dans les rues d’Alès sous les crachats et les insultes de ceux qui peut-être étaient leurs clients de la veille, furent fusillées ensuite à Tamaris. De Gaulle par la suite, et même dès lors -galanterie d’aristocrate pour qui une femme, en tant que telle est sacrée ou paternalisme méprisant de celui qui les absout volontiers en raison de leur faiblesse d’esprit?- interdisait que l’on fusillât des femmes : il ne fut pas obéi, du moins au début, pendant le bref intervalle de vacance du pouvoir, période durant laquelle les Comités de Libération n’étaient pas tout à fait opérationnels. La plupart des miliciennes furent quittes après quelques années de détention, pas trop sévères. Il n’en alla pas de même pour les hommes.

Faux-papiers

Retour au grenier, en 1999. Intérieur jour. Irène lit encore…
Gustave demande à chaque fois à Lydie de brûler ce qu’il écrit, même si le style parfois est codé : des initiales, des pointillés qu’elle devait deviner, des allusions, qui sont, pour la plupart obscures ou incompréhensibles. Malgré le danger de plus en plus sensible au fur et à mesure que la débâcle met l’ennemi aux abois, Lydie n’en a fait qu’à sa tête, ce dont il se doute. On croirait un roman dont le dénouement approche. Prévoyait-il ce qui allait arriver ? Certaines de ses phrases semblent prémonitoires. La dernière lettre a probablement été écrite juste avant son arrestation et sa mort. Il recommande à Lydie de se cacher : il ne suit malheureusement pas lui-même ses propres consignes. Plus tard, dit-il. Trop tard. Il y a eu des arrestations, des exécutions, des tortures : qui sait si un camarade n’a pas parlé ? Lydie s’est spécialisée dans les faux papiers. Elle se débrouille plutôt bien.

Flash-back. Intérieur jour. C’est l’été. Le même grenier, dans les années soixante environ. Irène a douze ans. Sa mère, avec elle, range des livres. Soudain, elle regarde dans une caisse et rit. Elle sort ce qui est encore dedans. Ses talents de faussaire, elle en avait un peu parlé autrefois et elle les a tout de même montrés à sa fille ce jour- là : cela peut servir encore, on ne sait jamais. -Nous sommes pendant la guerre d’Algérie-. Elle semblait tenir à les lui transmettre :
— Une double loupe, une gomme trafiquée pour en faire un tampon, de la mie de pain pour vieillir artificiellement les documents, de la poudre de crayon, un compas dont il fallait chanfreiner la pointe pour qu’on ne voit pas le trou sur le papier, des photos du bon profil ... Et surtout, du calme et de la patience… Ne pas s’énerver…»
Elle expose son matériel, encore excitée, pas mécontente de sa trouvaille imprévue... Elle a l’air amicale, détendue. Le cas n’est pas si fréquent. L’adolescente boit ses paroles.
— Les Juifs devaient présenter leur profil gauche, ce qui les faisait immédiatement repérer sur leur papiers, même dans une liasse feuilletée. Avant que l’énorme J qui barrait leurs documents ne fût obligatoire, il suffisait, si leur nom n’était pas trop révélateur, de changer leur photo. Pour le tampon, il y avait deux techniques : ou on écrivait à la main sur le coin de la photo, ou on fabriquait un gabarit avec de la gomme que l’on apposait ensuite comme s’il se fût agi d’un véritable. Mais il fallait calculer au dixième de millimètre. Si le nom était trop marqué, il fallait aussi le gratter et en inscrire un autre. La plupart du temps, ce n’était pas possible car le grattage se voyait toujours : malgré le lissage à la mie de pain, le vieux papier buvait. Je me souviens encore d’une Rachel David-Benloulou, rien que ça… -elle rit- qu’est-ce qu’elle m’a donné, du mal, celle-là ! D’abord le nom était trop long. Va en trouver un de cette dimension, on m’avait proposé au choix Jeanne Dachicourt ou Simone Corneille. Rien à faire pour obtenir une particule ou un nom composé, ce qui m’aurait bien arrangée à cause du David, il n’y avait pas d’aristo disponible à Saint-Denis. Je me suis débrouillée avec Dachicourt, peu euphonique certes, peu élégant -elle rit encore- surtout que j’y ai mis une apostrophe qui m’arrangeait, d’Achicourt parfait. J’ai pu absorber le «oulou» qui débordait, par chance, la carte était presque neuve, ça n’a pas bavé. Mais alors, le clou du clou fut lorsque l’Ours, -Hervé, l’ami de Denise- m’apporta la photo : il vint le soir même tant ça urgeait. Il n’était pas fier. Penaud aurait-on dit. Quand je l’ai vue, cette damnée photo !!
— NON ! Pas ça tout de même ! Tu te fous de moi ? Ce n’est pas un faussaire qu’il lui faut, à la copine, c’est un chirurgien !» La pauvre avait un de ces nez, mais alors tu peux pas croire, de longs cheveux noirs, passe, mais ce pif, et busqué en plus, tu aurais dit Savonarole. Désespérant.
— Qu’est-ce que je peux fiche avec ça, tu peux me dire ? Lui raboter?» Hervé rigolait.
— Je t’avais dit que ce n’était pas une cliente facile.. Et elle a quatre enfants en plus.» On a beau ne pas croire aux races et au type Juif, celle-là était presque un paradigme :
—Elle exagère un peu, ta Rachel, mon vieux. Le plus couillon d’abruti de SS va tiquer : Jeanne d’Achicourt ? Bon, on n’a pas le choix. Elle sera Jeanne d’Achicourt…» Pour le reste, la photo était facile : papier de qualité, qui tenait bien la couleur. Denise lui a fait une teinture éclaircissante et une coiffure à la Madeleine Sologne, floue devant le visage s’il vous plaît… Et ça a passé. Elle est même revenue lorsque j’étais au Comité de Libération. Elle avait toujours son pif et sa fausse carte, elle en voulait une autre mais vraie, avec son nom. Elle ne savait pas que c’était moi qui lui avais fait l’autre. Quel bonheur de la lui refaire avec un tampon, du papier et tout le saint frusquin, une minute et hop. A ce moment-là, je ne faisais que ça. Bon, là, c’était un cas.
Mais si la carte était vieille, le plus souvent il fallait la refaire entièrement. Les photos, lorsqu’ils n’en avaient pas, étaient prises en extérieur avec un drap pour faire le fond, derrière l’olivier du bassin pour que l’on ne soit pas vu de la route. Ca, ce n’était rien. Mais ensuite, il fallait donner les négatifs à un labo : c’est là qu’il y avait un risque. Il fallait en changer à chaque fois, se déguiser un peu, aller à Nîmes le plus souvent. Certains étaient repérés pour leur discrétion mais on ne savait jamais, les choses changeaient si vite. Parfois il fallait aller plus loin encore, jusqu’à ce que l’on eût la possibilité de tirer nous-mêmes. Il fallait aussi une lampe puissante, moi j’utilisais carrément la lampe du microscope et le microscope lui même: la lumière rasante détecte les moindres imperfections... Tiens, la voilà encore… Un sèche-cheveux… Et une très bonne vue surtout..»
Irène connaît la technique, sa mère lui en avait déjà un peu parlé. Lydie reprend :
— Ensuite, ce fut plus facile parce que les copains avaient volé des cartes vierges. Il suffisait de trouver un nom et un lieu de naissance plausible, si possible un endroit où nous avions des sympathisants à la Mairie, évidemment, et si possible encore le nom de quelqu’un qui correspondait à peu près au client. Vivant ou mort, peu importe. Cela devenait un jeu d’enfant, c’était beaucoup moins intéressant : n’importe qui pouvait s’en charger. Juste comme je commençais à m’améliorer…» conclut-elle, presque dépitée d’avoir été mise au chômage alors qu’elle était devenue si performante.
— Il ne me fallait plus que trois heures, sans erreur, pour trafiquer une carte d’identité, ou même pour en faire une potable ; au début, combien en ai-je ratées… Au dernier moment, le stylo qui glisse un peu, une tache, un F pas trop ferme et c’est foutu, il n’y avait plus qu’à brûler le tout et à recommencer à zéro : la vie des proscrits, des Juifs pourchassés, et, du coup, la nôtre, dépendait d’une apostrophe, d’un tracé de plume. Mine de rien, c’était une tâche dangereuse.»

Sa mère est adroite, patiente, efficace, ordonnée : ses faux-papiers ont servi, et, pour ce qu’elle en sait, ont donné le change, même les tout premiers, ceux qu’elle juge avec le recul, ratés. Au mépris des ordres, elle en a conservé un exemplaire comme témoin : l’histoire lui a donné raison, mais elle a tout de même fait courir un risque inutile à beaucoup. Amusée de son étonnement, elle demande à sa fille, en lui tendant la fausse carte :
— Que remarques-tu ?
— C’est une carte d’identité qui date de la guerre... Il n’y a plus de photo.
— Mais encore ?
— Je ne sais pas. Elle est vieille... Un peu sale ?
Lydie rit :
— Ca oui , elle est sale ! Mais encore ?
— Rien. Il faut voir quelque chose ? Quoi ?
— Elle est entièrement fausse. Et, de plus, ratée. Tu n’as pas l’œil, dis donc..
L’adolescente est épatée : elle ne voit rien, même en le sachant.
— Et si elle est sale, figures-toi, c’est que je m’y suis employée. Mais regarde bien le «zéro».
— Qu’est ce qu’il faut voir ? Qu’est-ce qu’il a, le zéro ? »
Lydie rit encore de la candeur de sa fille :
— Regarde-le donc en lumière rasante.»
En effet, cela apparut, minime, mais Lydie n’a pas voulu courir le risque : il était trop renflé à droite.
— C’était irrattrapable avec l’encre fraîche: deux jours de travail pour rien. Au début, c’était tout le temps. Après, j’ai acquis la technique : j’étais la meilleure parce que je ne tremble pas. Je ne faisais plus que ça. Chacun faisait ce pour quoi il était le plus doué : Luc, par exemple, était un excellent tireur. Remarque, ça va avec : dans les deux cas, il ne faut pas trembler et y voir parfaitement. On me passait des commandes en urgence : trois heures de travail, et vogue galère, on pouvait faire la livraison. J’y ai tout de même passé des nuits et des nuits, dans ce réduit -elle rit.- Car il y a toujours quelque chose d’infime, mais ce n’est pas visible, ou à peine. Je pourrais me reconvertir dans la fausse monnaie à présent...» Lydie n’est pas peu fière de ce talent insoupçonné chez l’honnête petite institutrice de village qu’elle croyait être avant que la guerre ne l’obligeât à découvrir en elle ces surprenantes capacités de truande... Et perfectionniste, toujours : « J’étais la meilleure ». Il lui fallait toujours être la meilleure, partout, que ce soit en maths ou comme faussaire pour le Maquis. Bien des Juifs, sans le savoir, doivent la vie à cette insupportable vanité. - Il faut s’approcher le plus possible de la perfection en toutes choses sinon ce n’est pas la peine...» dit-elle simplement, comme s’il s’agissait d’un travail comme un autre.


Petite fleur

Retour au grenier, en 1999... Elle lit toujours... Elle n’a pas bougé, malgré le froid qu’elle ne sent même pas :
« Oh ma Lydie, ma tan amado ... » C’est donc pour cela que sa mère aimait tant cette chanson de Mistral qu’elle jouait parfois sur son petit harmonica ou même, chose exceptionnelle, fredonnait doucement... Irène l’entend encore : « Mete la testo al fenestrou ... Come ses cante las aubado ... ô Magali... » Magali ? Lydie ? Elle n’avait pas fait le rapprochement. C’est cela pourtant. C’est évident. Les noms filent et semblent poursuivre involontairement les histoires romantiques du passé mêmes inconnues : le fils d’Irène s’appelle Frédéri. Elle voulait appeler sa fille Magali et a tergiversé en Mélanie qui sonne à peu près de la même manière. Cela provient donc de Gustave sans qu’elle ne l’ait jamais su.
La lettre continue...
« Quand je pense que tu as été assez téméraire pour aller chatouiller le dragon... C’est bien de toi. Sais-tu que normalement, le dragon devait te... (fusiller, le mot n’y est pas mais se devine) même que ce soit toi ?.. (Là, il se montre ironique, exactement comme Irène le fut trente ans après). Tu es belle, ma chérie, courageuse, d’accord, mais cela n’entre pas en ligne de compte, en tout cas, cela ne le devrait pas...»
... «Encore trois jours. C’est si long et si pénible par cette chaleur, de grimper... Enfin, pas pénible pour toi, apparemment... Des nouvelles de ... (sans doute un camarade arrêté). Pas bonnes. On en parlera. Sa mère est allée à ... (probablement la villa Sihol, siège de la Gestapo à Nîmes, où l’on torturait les partisans)... Ils s’en débarrassent les uns aux autres... On l’a renvoyée ici... (Sans doute à Alès, au Grand Hôtel, siège local de la Gestapo).. On sait bien cependant ce qui se passe à la V.S. (Cette fois, c’est sûr, il s’agit de la Villa Sihol). Ceux qui ne le savent pas sont ceux qui ne le veulent pas. Et encore, ce n’est rien si on pense aux... (Juifs ? Gitans ? Russes ?) C. m’a dit de faire... des amis. (Plonger dans la clandestinité sans doute.) Bientôt, mon tour viendra… (De prendre le maquis, il est trop repéré) ... Ce ne serait pas plus mal mais je ne te verrai plus. Je retarde... (Il n’ose pas fuir dans le maquis pour continuer à la voir) ... Et puis il y a encore du boulot ici. Je ne suis qu’un petit fonctionnaire méticuleux, après tout. -Il est ironique : c’est le rôle qu’en effet il joue-. Peut-être aussi serait-il bien pour toi que tu ailles chez ta cousine (que tu deviennes clandestine) cela me rassurerait question climat, tu es fragile des bronches, n’oublie pas. (Une allusion, mais à quoi ?) Repense à ce que tu m’as dit… (Un camarade ou un voisin qui ont trop parlé.) Probablement que ce sont ce genre d’imbéciles qui peuvent faire le plus de mal et on en est entourés. Tout est parti d’une histoire de cocu du même genre. Dieu sait ce qu’il a du se passer ensuite... (La torture, sans doute.) C’est la raison qui fait que, bientôt peut-être, nous ne nous verrons plus... Ne t’en fais pas, ce sera provisoire. C’est fini à présent. Le cauchemar ne pourra durer que ? Deux mois. (Il ne se trompe pas, quoique la lettre ne soit pas datée : le débarquement aura lieu le 8 Juin, et Alès sera libérée en Août. Mais il ne le verra pas.) Pardon ma petite et merci de m’avoir fait vivre une telle merveilleuse aventure. Un jour, on nous félicitera gravement pour ce qui, à présent, risque de nous conduire à la mort. Des messieurs en cravate congratuleront d’autres messieurs en cravate pour ce que nous avons fait... Les mêmes peut-être que ceux qui à présent nous tirent dans le dos...
Ainsi va le temps. Si Dieu nous prête vie, si nous ne sommes pas devenus des squelettes sur une image d’Epinal. Je t’entends rire et me traiter d’idiot. Tu as raison, petite. Carpe Diem. Je t’aime infiniment. Pardonne ma tristesse en ce beau jour.
Gustau ...
Quand vas-tu te décider à (sans doute à l’épouser) Princesse, à vous de choisir. Sinon, je meurs, voilà, c’est dit, tu pourras en rire longtemps : tout ta vie, si tu veux. Je voudrais tant... Un anneau, comme à un veau ? C’est délicat comme image, je la retiens… »
Irène se sent soudain complice de Gustave comme s’il était à ses côtés. Cette formule, combien de fois l’a-t-elle entendue chez sa mère. Lydie comparait toujours les alliances à des anneaux que l’on met aux animaux domestiques. Elle trouvait indigne de porter ce genre de sceau.

«C’est cela ? Cela que t’inspire l’innommable honneur de t’appeler Madame... -Nouvel- D’ailleurs, ma chérie, si tu veux Pont, tu n’as pas le choix. On ne saurait être plus romantique, ma Lydie, mais la fin, n’est ce pas, justifie les moyens, comme dit le bon grand-père ? (Staline : il se moque du communisme de Lydie, naïf et fanatique). Sinon, bernique, ma petite fleur, c’est Cessous ou Molières. (Il ironise, soulignant que, mariée, en poste double, ils ont des chances d’obtenir Pont tandis que, célibataire, elle risque d’être envoyée dans des endroits lugubres peu demandés : l’ironie est au second degré car ces lieux, elle les souhaite. Elle a six ans de moins que lui et son barème est faible.) Tu vois bien, un petit sacrifice n’est rien... (Il affecte de faire, tel un camelot, son propre article, appelant même Staline à la rescousse et faisant mine de considérer le mariage comme un sacrifice nécessaire.) Je sais, c’est la parole qui compte et non les papiers et le mariage ne changerait rien à notre amour. Mais, moi, j’ai tellement envie d’un enfant de toi… Oui, même, et surtout à présent. Ce n’est pas le moment ? Mais si. C’est toujours le moment. Quand les alliés débarqueront ? Tu l’as dit. Bon. Vite, dépêchez-vous, les copains, je ne veux pas faire un vieux père, j’ai trente ans tout de même, presque trente et un... N’oublie pas ta promesse : le jour du débarquement, on fait un enfant. Moi, je ne l’oublierai pas en tout cas. Je t’aime. Gustau.

Ne t’en fais pas : tu veux voyager, faire du vélo, tout connaître du monde et de la vie... Et tu as aussi besoin de lire un peu, soit dit sans te vexer. Mais ma mère et la tienne sont là. Elles se disputeront pour la garder. Une petite-fille, dis donc. Depuis quelque temps, elle m’en parle souvent, d’ailleurs, depuis qu’elle sait. C’est bizarre. Et moi je cafte, excuse-moi, je ne vais pas me gêner : c’est Lydie qui ne veut pas, moi, je ne demanderais pas mieux que de l’épouser...» Originale, ils pensent. Une curieuse belle-fille. Vexés, ils sont peut-être. Mais quoi ? Tu es la plus belle, tu éclates, tu irradies, tu es mon soleil, non le soleil : Lydie, quoi. On n’est pas en peine. Et même Tante... On voyagera tant que tu voudras où tu voudras, même en Chine je m’en moque... »

Il veut une fille : apparemment, il n’envisage même pas d’avoir un garçon. Plus loin, il lui proposera même le nom qu’il a choisi, si elle est d’accord : Irène.

Et il y a surtout ce passage, impressionnant, qui sonne de manière étrangement prémonitoire, qu’il lui semble entendre réellement prononcé par Gustave :

Un jour, on nous félicitera gravement pour ce qui, à présent, risque de nous conduire à la mort. Des messieurs en cravate congratuleront d’autres messieurs en cravate pour ce que nous avons fait ... Les mêmes peut-être que ceux qui à présent nous tirent dans le dos...

Il a ici l’intuition évidente que, une fois la victoire venue, les puissants, y compris ceux qui avaient collaboré de manière discrète, usurperont le titre de résistants et se dédouaneront de leur lâcheté à coup de décorations et de cérémonies en leurs noms. Que les martyrs dont il ne savait pas qu’il serait, -mais on croirait qu’il s’en doute- seront utilisés par des hommes politiques ou de parti comme faire valoir. Evidemment.
Il est poignant d’entendre cette voix comme venue d’outre tombe annoncer ce qui arrivera en effet, ce qui arrive toujours.. Et à un autre moment, parler d’oubli. Des noms reviennent souvent dans les livres sur la période : mais d’autres, en effet, jamais. Sans qu’il ne s’agisse de la part de leurs amis ou de journalistes d’exagération romanesque -mais cela arrive inévitablement-, le hasard surtout joue un rôle déterminant. La mise en évidence de certains martyrs et l’occultation de tant d’autres proviennent en effet le plus souvent de circonstances tout à fait fortuites. Lorsque toute une famille a disparu, -c’est le cas de celle, directe, de Gustave- leur souvenir est seulement perpétué par quelques dalles dans la campagne dont on oublie de lire les noms et dont personne parfois ne sait plus à qui ils correspondent.. Sur l’une d’entre elles, et même au Puits, on peut quelque fois voir des touristes pique-niquer : le lieu est isolé et superbe, le socle de chaque côté de la volée des marches en bas constitue un support idéal pour poser assiettes et victuailles, et l’escalier, des sièges commodes. Irène, surprenant un jour toute une famille festoyant joyeusement, eut un mouvement de réprobation. Des enfants jouaient avec un chien, riaient : la vie, en somme, qui continue... Elle se reprit. Après tout, de quel droit s’insurger ? S’ils pouvaient les voir, cela eût-il dérangé les martyrs précipités au fond ? Peut-être eussent-ils été les premiers à en sourire ? Les lieux changent de destination... Qu’en eût dit Bolmont, à qui l’on doit le cénotaphe ? Il lui sembla que Gustave lui-même l’incitait à la tolérance: -Bon appétit» lança-t-elle, désabusée, avant de monter. Quelque chose sans doute les dérangea pourtant : lorsqu’elle se retourna, ils s’étaient éclipsés sans bruit.
D’autres résistants -ou leurs compagnons survivants-, au contraire, s’étant par hasard trouvés en relation avec des journalistes, leurs noms ensuite sont devenus emblématiques. Cela dessine parfois une image faussée de l’histoire. Gustave est ressorti de l’oubli -relatif- par ses lettres : encore fallut-il qu’il les écrivît, que Lydie les conservât etc… Combien de pages d’histoire n’ont-elles pas été écrites, ou ont-elles été brûlées, à jamais disparues ? Un fait également, souvent occulté, est que certains, peut-être plus que d’autres, payèrent le prix fort : la piétaille, en somme fut parfois sacrifiée. Ceux-là aussi sont oubliés.


Hussards noirs

«Ma petite Lydie,
Le bonheur... Je ne saurais dire à quel point je suis heureux. Oui, ma petite fleur, va pour Molières ou même Poux si tu veux, Poux ou l’enfer, ça sera toujours le bonheur de toutes manières. Avec toi, la joie infinie de vivre, en enfer s’il faut. Tu as, pardonne-moi, tout de même de bien drôles d’idées…. Quel péché mortel expies-tu ainsi, ma petite lorsque l’on serait si bien aux Mages ? Aider les plus pauvres ? Bien sûr. Mais des pauvres, il y en a aussi aux Mages. Moins qu’à Molières, moins qu’à Poux, sans soute, je te le concède… Mais tout de même, une fois ne t’a-t-elle pas suffi ? Ne pourrais-tu pas te reposer un peu ? Oserais-je le dire ? Tu me fatigues, ma petite fleur… Et me fais peur. »

A nouveau, Irène éclate de rire : Gustave invoque ici un trait particulier de Lydie qui fut par la suite l’objet de discussions infinies entre elles. Sa mère avait décidé une fois pour toutes de servir les plus pauvres. En parfaite hussarde de la République, elle optait systématiquement pour les postes les plus difficiles dans des endroits lugubres dont personne ne voulait. Les villages miniers reculés et désertés, les lieux-dits les plus dévastés constituaient ses objets de dilection privilégiés : à New-York, elle eût postulé pour le Bronx. Sortie de l’Ecole Normale à un rang qui l’eût autorisée à briguer des postes plus prestigieux, elle semblait prendre un fervent plaisir à exiger le pire. Poux fut son zénith. Elle manqua y laisser sa vie et en parlait des années après avec un humour de soldate :
— Le village était bien nommé : en fait de pédagogie, il fallait d’abord commencer par épouiller les enfants ; à la fontaine du village parce que naturellement il n’y avait pas l’eau. Pas davantage l’électricité bien sûr. Je m’y plaisais !» Ce fut son premier poste : elle y resta trois ans quand la plupart des jeunes instituteurs, leur année purgée, s’enfuyaient immédiatement, parfois même au premier trimestre. Car l’endroit était réputé. Il s’agissait d’un lieu-dit minier sur l’ubac de la montagne, une triste vallée que le soleil n’atteignait jamais où l’on ne pouvait accéder qu’en empruntant à pied un sinistre thalweg, un coupe-gorge idéal où un soir d’hiver elle faillit se faire violer. Ou tuer. Sportive, elle lutta vigoureusement contre une ombre noire qui finit par s’enfuir dans la montagne dont elle avait surgi silencieusement. Elle lui arracha une touffe de cheveux noirs corbeau qu’elle conserva tel un trophée : mon Yéti disait-elle triomphalement. Il fallut au moins cela pour qu’elle consentît enfin, sur les prières de ses parents, à demander sa mutation, qu’elle obtint immédiatement : elle avait remporté un record. Au moment où Gustave écrit, l’histoire est récente. Poux est un symbole, elle lui en a parlé, et, nullement découragée, tente de lui imposer un des choix dont elle avait la spécialité, à peine tempéré, Molières. Il lui semble l’entendre, «des yétis, il n’y en a pas partout», comme si la conversation commencée avec Gustave s’était ensuite prolongée avec elle, dans les mêmes termes, avec les mêmes oppositions, Irène ayant endossé à l’identique le rôle de l’amant perdu. Il ne proteste qu’à peine… mais il proteste tout de même.

Quel péché mortel expies-tu ainsi ? Cela sonne curieusement à ses oreilles : cette phrase, combien de fois Irène l’a-t-elle envoyée à sa mère. La même, exactement.

… «Je n’osais pas y croire vraiment malgré mon optimisme. Qu’ai-je fait pour mériter un tel bonheur ? Rien. Si je croyais en Dieu, je lui en rendrais grâce . Mais je ne peux rendre grâce qu’à toi. Il n’empêche que demeure l’angoissante question : ai-je le droit ? Ne crois-tu pas que d’autres pourraient mieux que moi te mériter, et surtout, assurer ton bonheur ? Le romantisme m’exalte. Il faut savoir le laisser de côté en cette noire période de poix et de sang, ma chérie. Demeurer lucide. J’ai parfois peur pour toi, ma douce, ma fleur jolie. D. m’a donné des ... (nouvelles d’un ami arrêté ?) Effroyable. Ai-je le droit ? Oui, ma douce, vive ton Paul Bourget ... (Il se moque de ses lectures, du faux féminisme de cet auteur alors à la mode), je sais, tu es mon égale… et à dire vrai, littérature mise à part, nettement supérieure..»

Irène, émue l’instant d’avant jusqu’aux larmes, rit à nouveau. «Egales», c’est le titre d’un roman que Lydie est sans doute en train de lire à ce moment : il est encore au grenier, dans une pile de la même cuvée. Elle-même, en le découvrant et le feuilletant trente ans après, se moqua de sa mère dans les termes mêmes de Gustave. Ces romans imprimés sur des sortes de cahiers d’écolier plats, en colonnes serrées, avec, sur la couverture souple, en noir et blanc, des images révélatrices à elles seules du texte tout entier, se ressemblent tous. Un couple bien mis s’embrasse, figé, accroches cœurs dessinés au fil pour l’héroïne et gomina pour le héros, avec en arrière plan une femme qui pleure (ou un homme effondré)… ou encore, une élégante assise sur une balustre, dans un décor de station balnéaire chic, regarde au loin un bateau qui s’éloigne, un mouchoir serré dans la main et un livre dans l’autre… Ces romans sont alors à la mode et le corps de leur argument se veut moderniste : c’est toujours l’égalité des femmes et des hommes sur fond de discrète liberté sexuelle, bourgeoise et convenable, l’histoire finissant de manière moralisatrice et raisonnable, à rebours de ce que l’allégresse libertaire du début aurait laissé espérer…
A nouveau, surgit, prégnante, la complicité : il lui semble reconnaître un ami dans ces quelques phrases moqueuses.

«.. Celui-là, s’il n’existait pas, il faudrait l’inventer. Bon, mais à part ces quelques morceaux de bravoure littéraire... Que signifie mon outrecuidance ? Une épouse, une fiancée veuve... D. serait peut-être plus à même de te rendre heureuse… Et moi, qui suis-je, que de malheurs puis-je t’apporter, peut-être... (Un de leurs compagnons a été arrêté, il a peur). Brûle cela, évidemment. N’aie pas confiance en ces vieilles caches. Méfie toi de tous. J’ai bien dit de tous. Cela allait pour les dragons, pas pour ces oiseaux de malheur qui nous traquent et détruisent toute liberté, toute vie... J’ai peur, si peur, petite. Puissions-nous vivre ensemble un jour de plus. Je t’aime, à présent, je suis sûr que la Princesse aussi m’aime. Bonheur ... Infini... Les plumes d’avant-guerre ont leur limites. Leur autonomie est d’une ligne, d’un mot, d’un baiser, d’une pensée, éphémère, comme notre existence, éphémère comme tout sauf l’amour que je te voue, lui-même hélas lié à la précarité de la vie.. Quoique... On peut aimer quelqu’un qui n’est plus, l’aimer à jamais. Je le sais, je le sens. J’aimerais tant que le temps s’accélère, que cette maudite guerre cesse. Mais peut-être vaut-il mieux demeurer ? Une heure, un jour ? Peut-être sont-ce nos plus belles journées que nous vivons en ce moment sans nous en rendre compte? Sans doute, aujourd’hui, c’est sûr. Tu vois je t’ai écrit juste après, comme pour prolonger la magie de l’instant, le rendre éternel. « T’en souvient-il, un soir, nous voguions en silence… O temps suspend ton vol et vous heures propices arrêtez votre cours…» Il ne faut pas penser trop loin. Le ciel, pour l’heure, est sans nuages, ils viendront peut-être, mais n’en créons pas aujourd’hui, ma petite fleur..
Quel bonheur que tu existes. Une voie dangereuse ? Te souviens-tu ? Toi, romantique ? Cela m’est en principe réservé, moi le littéraire nul en maths. Et si j’ose dire, réciproquement. Te souviens-tu : vienne la mort pour ce bonheur infini... Oui, la mienne. Mais pas la tienne, jamais. Je veux que tu vives vieille, grand-mère desséchée, toujours belle, toujours mienne, à jamais, même si moi, je ne suis plus. Que tu aies des enfants tout de même. Je délire, pardon. La disparition de . m’a mis un coup. Bonheur et malheur immédiatement après, je ne sais plus où j’en suis. Ma tête vire et volte. Je sais ce que tu vas me dire : tu le veux et tu me veux. Moi aussi. Mais, petite fille habile aux écrits, en ai-je le droit ? Tu me diras que c’est ton histoire et que je n’y suis pour rien, au fond. Pardon. Encore de l’orgueil, sans doute, de me croire ton mentor. J’ai le sens de l’aîné, que veux-tu. Mais toi aussi. L. -son frère- me le serine à m’en faire éclater les oreilles. Il s’émancipe à présent, le petit... -Il est devenu lieutenant dans la FFL.- Et moi qui suis non PMS -les étudiants devaient en principe faire la préparation militaire supérieure afin d’obtenir des galons lors de leur service ensuite. Gustave, apparemment, l’a refusée.- J’ai fait comme toi : l’illusion Gionesque, tu sais, mais j’en suis, comme toi revenu. -Pacifiste, non violente.- O oui, j’en suis revenu. Que la paix demeure... La paix ensuite, oui, je veux bien. Mais pas maintenant. Maintenant, c’est la guerre. Et il faut l’achever. C'est-à-dire achever la bête. Nous y sommes presque. Plus que quelques jours à tenir, mon amour. A présent, toute joie est ignoble. Et cependant, je suis heureux. Je t’aime. Je n’en suis plus à une contradiction près.
Gustau »

Elle lit toujours, et cette fois, pleure : il sent venir sa mort, cela poigne le coeur. Peut-être sont-ce nos plus belles journées que nous vivons sans nous en rendre compte… On peut aimer quelqu’un qui n’est plus, l’aimer à jamais… C’est exactement ce qu’elle fit. Ces mots sonnent de manière prémonitoire, stupéfiante : savait-il ? Sa douleur, sa culpabilité aussi… On croirait qu’il devine. Qu’il devine ? Non, qu’il sait qu’il va mourir. Il l’y prépare.

L’autre Irène

Qui est le D. qui s’était apparemment, avant même Gustave, lui aussi, mis sur les rangs ? Irène sourit. Elle le sait : de celui-là, qui sans doute ne comptait pas, Lydie lui a parlé, sans mentionner ce détail. C’est un jeune médecin qui fut lui aussi tué, mais par hasard. Gustave ne se doute pas lorsqu’il écrit qu’ils partageront le même sort, en effet imprévisible pour l’autre, et on croirait qu’il l’encourage par avance, si lui n’est plus, à épouser un rival qu’il imagine plus chanceux. Irène sourit, désabusée : l’un et l’autre sont devenus des noms sur une plaque au coin d’une rue. L’un par héroïsme, l’autre fortuitement.

Et pour le reste, que veut-il dire ? Qu’elle a enfin accepté de l’épouser ? Qu’elle a consenti à avoir un enfant ? Qu’ils viennent de faire l’amour ? Cela est contradictoire puisque, dans l’autre lettre, il lui dit que les papiers selon elle ne changent rien. A moins que ce ne soit qu’une figure littéraire. Oui, c’est sûrement cela : Lydie était retenue, lui aussi, plus que cela même. Malgré son non-conformisme de surface, on la dirait de nos jours un peu nouée. Ne se délectait-elle pas de ces romans dont elle semblait apprécier le sempiternel argument, la fausse liberté sexuelle teintée de moralisme rigide parfaitement conforme à la morale chrétienne qu’elle prétendait rejeter ? Sigrid Undset, d’un tout autre niveau littéraire, n’était-elle pas aussi un de ses auteurs préférés ? Dans l’œuvre d’Undset, une jeune fille qui fait l’amour est certes perdue, sauf cas d’urgence absolue, devant la mort qui menace par exemple, mais cette perte même est grandiose et magnifiée : en général elle se suicide parce que son futur meurt à la guerre, ou parce qu’il s’est marié avec une tuberculeuse mourante, souvent une amie de l’héroïne… qui se sacrifie sans barguigner : le devoir prime toujours sur l’amour. Les héroïnes d’Undset sont des Jeanne d’Arc de la passion amoureuse. Lydie était-elle si différente ? Non. Elle était même exactement conforme à ces personnages désuets. Devant le danger imminent, le départ dans la clandestinité qui va les séparer, se sont-ils décidés à franchir le pas ? Irène est bouleversée. Et si sa mère avait été enceinte ? Si elle avait fait une fausse-couche après le Puits ? Une histoire lui revient en mémoire.

Flash-back. On est en 66. Irène a dix-huit ans.
— L’avortement, c’est quelque chose dont on ne parlait jamais. Seule Annie, un jour, en a fait mention, devant moi.
— Comment ?
— Son mari revenait d’Allemagne où il avait été prisonnier cinq ans. Il avait changé, terriblement. Pas seulement physiquement, mais aussi moralement. Ce militant communiste pur et dur était devenu un bigot, imagines-toi. Il avait une Bible toujours sur sa table de nuit, allait à la messe, et tout.. Avec Annie, tu te rends compte… Elle n’a pas supporté. Elle sentait être devenue pour lui une étrangère. Elle a essayé tout de même, mais cela n’a pas marché. Ils ont divorcé. Seulement voilà, elle était enceinte. Elle ne voulait pas de l’enfant, pas dans ces conditions. Elle a donc avorté. Ce fut terrible : il n’y avait que des moyens rudimentaires à l’époque.
— Comment a-t-elle fait ?
— Du vélo, à s’en crever. Déplacé des armoires, enfin tout le bazar. Elle a failli y rester. Elle a eu une hémorragie à plus de quatre mois. Elle s’en est tirée in extremis. Remarque, ça ne l’a pas empêchée ensuite de se remarier et d’avoir Nadedja quelques années après.
— Il n’y avait pas d’autre moyens ?
— Pas à ma connaissance du moins...
Irène soudain, est frappée d’une sinistre intuition: Annie, cardiaque depuis toujours ne fait pas de vélo. Elle en serait bien incapable. Lydie, si. Et si c’était elle qui avait eu recours à ce moyen ? Si la lettre de Gustave, ici, faisait référence, non à l’amour physique en tant que tel, mais à une grossesse ? Cela expliquerait sa joie et sa peine à la fois. Sa culpabilité aussi. Mais non. Elle se trompe. Il l’aurait dit carrément. A moins qu’il n’ait été lui aussi particulièrement retenu, ou que, la sachant telle, il ait par délicatesse usé d’euphémismes. Cela ne correspond pas tout à fait à l’image qu’elle se fait d’eux, mais qui sait ? Ces cévenols qui consentent à risquer leur vie sans hésiter sont cependant incapables de dire simplement : je te désire, je suis heureux que tu sois enceinte, j’ai aimé un autre homme avant ton père qui fut tué en 44, un autre homme dont j’étais enceinte... Cela ne se dit jamais... L’esprit d’Irène vogue à toute allure : le dernier repas.. Valentine a-t-elle été mise au courant -si son hypothèse est exacte-? Gustave dit lui-même qu’elle souhaitait des petits-enfants depuis quelque temps. Cela devenait lancinant. Sentait-elle, elle aussi, venir la fin ? Valentine... Bien sûr. C’est sûrement la première personne qu’il avertit. Et son suicide ? A-t-il eu lieu après l’avortement ou la fausse-couche si avortement ou fausse couche il y eut ? Cela, elle ne le saura jamais. Sa mère a-t-elle avorté volontairement ? En a-t-elle eu un infini remords ensuite, surtout après le suicide de Valentine ?
— Ce n’est pas de ta faute, tu n’y es pour rien... » Est-ce cela que voulait dire cette phrase désabusée ? Lorsque sa mère la regardait, n’était-ce pas une autre qu’elle voyait à travers elle ? Un autre enfant, disparu avec le père ? Irène ne sait plus. Lydie était en effet insupportablement vaniteuse. Etre la meilleure, la plus parfaite, c’était son vice mortifère, son obsession. Un enfant de Gustave eut-il diminué sa perfection ? En 44, qui sait ? Sans doute le jugea-t-elle ainsi. Ou alors… Il s’agit peut-être d’autre chose.

Elle se replace à l’époque. On découvre le charnier (qu’en fait on connaît déjà : un étrange poème de Zerbini l’évoque en juillet 44 de manière prémonitoire.) Un article dans Midi-Libre fait appel aux gens qui ont perdu un proche afin qu’ils viennent reconnaître les corps, ou seulement des objets retrouvés qui furent exposés dans une vitrine à Alès, devant laquelle défila lentement un lugubre cortège. Lydie est dans l’angoisse. Elle est sûre… Enfin presque sûre. Un vague espoir demeure : Jean le Serbe ne s’en est-il pas tiré ? Bréchet également ? Le matin à la première heure, en ce 14 Septembre 44, elle file au Puits. Il est cinq heures. Il y a quelques cars poussifs mais jamais elle n’aura voulu les attendre. Elle prend donc son vélo. Irène l’imagine pédalant dans la côte des Mages comme autrefois lorsqu’elle se rendait à leurs rendez-vous. Elle passe la maison des barrières, celle de Gustave. Il fait beau, le soleil se lève au loin sur le rocher de Rousson. Combien de fois se rendit-elle au Puits ? Tous les jours, sûrement, jusqu’à ce qu’elle le reconnût : à moins qu’un campement improvisé comme on le devine sur des photos ne lui ait permis de demeurer ou de se reposer seulement ? Il avait été le premier à avoir été précipité : il fut probablement l’un des derniers à être ramené au jour. Elle les a donc tous vus extraire, un à un. Elle a du tous les regarder sauf sans doute Lisa et Hedwig, ainsi que Valmalle, pied-bot : est-ce lui ? Peut-être. La denture ? Non. La veste trouvée contre la paroi et la sandale en cuir, les premiers objets à avoir été sortis du Puits, elle les connaissait : ils appartenaient à Gustave. Il n’y avait donc plus d’espoir. Il était bien au fond. Il fallait seulement attendre. Connaissait-elle d’autres martyrs ? Elle disait parfois : j’ai eu des copains jetés dans le Puits. Des. Irène ignore qui sont les autres. Etait-ce pour donner le change ? Peut-être Jalatte, qui était un confrère de D. dont parle Gustave dans une lettre. En a-t-elle reconnus ? Lors de cette lugubre remontée, il y avait une petite foule, des parents, des amis, il y eut des cris, des drames qu’elle vit sans doute, lorsque l’un ou l’autre reconnaissait un proche. Cela suffit à expliquer : les trajets à vélo, l’épuisement, l’horreur des corps que l’on ressortait et qu’il fallait examiner, les tragédies qui se déroulaient à tout instant, l’angoisse… elle aurait fait une fausse-couche spontanée juste après. Cela s’emboîte avec ce que dit Lydie d’Annie : comme toujours, elle transpose et ne dévoile qu’un pan de la vérité, comme si elle ne pouvait se résoudre à parler mais ne pouvait s’en empêcher. Le vélo, l’épuisement physique, la tristesse d’une rupture, tout y est, transposé. Annie qui eut ensuite une fille, juste comme Lydie. Irène sent qu’elle s’approche de la vérité...



Tout va très bien

Elle se souvient encore : elle a trente ans. Sa mère est en pleine crise, sombre, suicidaire (comme souvent). Elles sont dans le jardin de la maison familiale, au bord de la piscine dont Lydie est si fière... Irène ne peut s’empêcher de s’énerver, de lui parler comme à une enfant pénible, insupportable, angoissante, car ses tentatives, même si elles sont peut-être des appels au secours, peut-être, se précisent à chaque fois... Une obsession chez Lydie : la défenestration, la chute, la désarticulation des corps. Presque toutes ses tentatives, dont l’une, gravissime durant laquelle elle fut sauvée par Irène qui se mit à hurler sans pouvoir s’arrêter même après que le danger fût écarté -Lydie, apparemment plus soucieuse de l’opinion des voisins que de mourir, s’était arrêtée net, comme stupéfaite et écriée comiquement : tais-toi, tu es folle ? Que vont dire les gens ?- toutes ses tentatives sont calquées sur ce modèle : la défenestration. Irène, en ce beau jour de Juin 1978 lui crie soudain:
- Mais qu’as-tu donc ? Qu’est ce qui ne va pas ? Tu as ton mari, peu de soucis, ta fille qui vient régulièrement, deux petits-enfants en bonne santé, ta maison familiale, un cadre de vie agréable... Ton frère à côté... et même Christophe -son neveu-... Tu es toi-même en bonne santé... Qu’est ce qui ne pas ? Tout va bien ! Je suis là, maman. Ne te torture pas.. Ne me torture pas... TOUT VA BIEN. »
Lydie, encore en larmes, l’avait regardée, incrédule. Elle l’avait fixée froidement. Désespérée, aurait-on dit, de son incompréhension, de sa maladresse. Tout, dans son regard, disait le mépris que de tels propos provoquaient en elle. Irène se sentit soudain glacée.
— Justement : c’est parce que tout va bien que ça ne va pas... » lui envoya-t-elle fermement comme si c’eût été une évidence. Tout était dit. En effet, Lydie ne supporta jamais, par moment, d’être heureuse.
— Ah oui ? C’est parce que tout va bien que ça va pas ! Historique ! Donc tu n’es bien que quand ça ne va pas ? Tu es folle, ma pauvre maman... Que te faut-il ? Une belle catastrophe pour aller bien ? » C’était exactement le cas : devant le danger, elle savait se montrer efficace, généreuse, parfaitement calme et opérante. Elle était seulement incapable de supporter la vie quotidienne. Elle reprit :
— Folle, si tu veux. Tu es gentille ma fille mais tu ne comprends rien. »
Certes : mais aussi ne lui avait-on jamais expliqué.
Non, Lydie n’était pas folle. Seulement, elle masquait une part d’elle enfouie à jamais et se rendait par là même incompréhensible. Lorsqu’Irène, toujours rétrospectivement exaspérée, rapporta ses propos à Annie qui lui assurait que sa mère était une femme exceptionnelle, celle-ci eut un petit sourire triste :
— C’est parce que tout va bien que ça ne va pas… » Elle répéta pensivement la formule, fermant à demi les yeux, visiblement bouleversée…
— C’est cela justement qui me fait dire à quel point ta mère est une femme exceptionnelle. Une femme que tu connais mal. »
— Peut-être. Exceptionnellement pénible aussi… »
Annie avait ri tristement, un peu condescendante:
— Sans doute : c’est le revers. Aurais-tu aimé une mère popote ?» Elle avait d’emblée compris la formule qu’Irène, à présent, saisit seulement. Combien Lydie devait-elle être ulcérée de la gentillesse maladroite d’Irène qui, énumérant lourdement tout ce qu’elle «avait», soulignait d’autant plus son ancrage dans une petite vie de bourgeoise tranquille que cette romantique abhorrait : une «trahison» dont sa fille figurait sans le savoir le paradigme accusateur.
— Tu es gentille, ma fille mais tu ne comprends jamais rien… »


Josette, Lisette, et tant d’autres : 
vie quotidienne et faits d’armes

Mais comment agirent les autres ? La plupart se turent exactement de la même manière. Ils se replièrent sur leur douleur, afin peut-être de la mettre à distance, de l’oublier. Leur silence fut parfois définitif : refus ou peur de susciter les fantômes, de bousculer leur vie reconstruite vaille que vaille, de s’épancher, de se laisser gagner par l’émotion ou de déranger, c'est-à-dire de blesser par ricochet… Lors de cette recherche sur Gustau, leur accueil fut d’abord distant, presque ouvertement méfiant. Qui était cette femme qui cinquante-cinq ans après, s’intéressait à Gustau, au Puit de Célas, à son arrestation, à sa mort ? Pourquoi, si longtemps après ? Les Communistes, sont une espèce particulière en Cévennes. Humanistes, généreux jusqu’à l’abnégation, cultivés, toujours sur le même modèle cependant, fidèles aux souvenirs et aux morts, ils sont aussi radicalement fermés vis-à-vis de qui n’est pas un des leurs, tenant à distance les médias bourgeois, les journalistes, qui, sempiternelle litanie, transforment, mentent, dénaturent et altèrent le combat du peuple etc. Spécialistes du silence, leur univers se divise en deux : eux et les autres. Non qu’ils méprisent réellement les «autres», non : leur humanisme sans défaut les fonde seulement à tenter de les convaincre de franchir la ligne rouge pour devenir enfin humains, c'est-à-dire Communistes comme eux. En ce sens, le prosélytisme en plus, ils ressemblent aux Juifs. Il fallut qu’Irène montrât patte blanche. Sans flagornerie pourtant. Cela fut rapide.

Une fois la glace brisée, -la minime notoriété, répercutée de l’un à l’autre, de cette recherche, accéléra grandement les choses-, leur attitude changeait. On cherchait des documents, on retournait les tiroirs, grimpant péniblement, avec une canne, aux greniers, on prêtait des lettres rares, précieuses, uniques, des livres épuisés, on envoyait Irène à des camarades encore vivants, on lui livrait petit à petit des confidences secrètes qui souvent en recoupaient d’autres, on l’attendait avec impatience et même on débranchait le téléphone lors des interviews. La prof de philosophie caméra au poing était devenue leur mémoire, celle qui prenait -littérairement- leur relais et allait peut-être porter à d’autres leur sacrifice, leur histoire et celle de ceux qui ne pouvaient plus la conter. Car, petit à petit, un à un, ils partaient eux aussi. Irène était pour eux une sorte de messagère, d’Hermès, envoyée du ciel, «une si charmante jeune femme, quasiment une gamine», comme le formula comiquement Bombyx. La fille de Lydie, celle qui aurait du être la fille de Gustau si… Si … Si.

Lisette, d’abord, -son nom de code-, qu’Irène interviewa peu de temps après la mort de son mari, sans que celle-ci ne le lui mentionne sauf à un moment, pour s’excuser d’avoir un peu la tête à l’envers, Lisette si discrète, -comme tous,- que cela en devient parfois presqu’ostentatoire : -Je n’ai pas fait grand-chose vous savez… Je ne suis peut-être pas la plus intéressante pour votre recherche…» Ils disaient tous exactement cela au départ, chacun en indiquant un autre, souvent hélas mort, qui fut beaucoup plus engagé : la suite était plaisante. Pas grand-chose ? Les gestes de la vie quotidienne certes, qui semblent parfois sans gloire, et qui cependant sauvèrent l’honneur, des vies… et parfois la leur coûtèrent. Pas grand-chose ? Risquer sa peau à tous les instants en transportant le courrier d’un maquis à l’autre, en tirant des tracts sur la ronéo de l’usine le matin aux aurores, avant l’embauche, dans la crainte d’être surprise par un ingénieur, ce qui du reste arriva : par chance, celui-ci, dont on ne savait rien, -le danger étant évidemment qu’il se situe du mauvais côté- se borna à refermer la porte aussitôt comme s’il l’avait surprise à sa toilette… Pas grand-chose ?
— C’est, vous comprenez, qu’à dix-sept ans, j’avais l’air très jeune : j’ai toujours fait moins que mon âge, comment aurait-on pu se méfier d’une gosse ? » précisa-t-elle comme pour se justifier. Les photos montrent en effet une mince jeune fille en short sur son vélo, qui a l’air encore d’une enfant. Une figure de mode à la joliesse délicate et pure.
— Je ne risquais rien j’étais si jeune, un peu leur mascotte si vous voulez ou leur petite soeur.. Ils me défendaient… » Bien sûr, mais….

Et, au contraire Ange, l’Espagnol carré et truculent, autodidacte cultivé, crevant les médias par sa faconde colorée et son humour décapant, dont l’épouse, Carmen, eut un geste de générosité touchant, un de ces gestes minimes et pourtant révélateurs : alors qu’Irène admirait ses cactées porcelaines dans le jardin, peu nombreuses dans un seul pot, elle saisit aussitôt la plus belle, la cassa net avant qu’elle n’ait pu empêcher le sacrilège et la lui tendit :
— Celle-là, vous pourrez la faire bouturer je pense.. » La pompiste de Tavenne en avait plusieurs massifs touffus et vigoureux tout le long de sa maison : lorsqu’Irène lui demanda l’autorisation d’en prendre une pour la planter, elle avait cherché derrière la jardinière deux ou trois moribondes qui y était tombées. Deux personnages. La générosité se manifeste là aussi : qu’une femme qui avait ainsi risqué sa vie cassât sans hésiter sa plus belle cactée pour une inconnue n’a rien d’étonnant.

Et Yvette, toujours belle à quatre-vingt-sept ans, «inorganisée» comme aurait dit Josette, -c'est-à-dire non Communiste-, aux yeux bleus éclatants dans un visage hâlé, à qui Irène demandait :
— Pourquoi avoir caché des Juifs ? » et qui s’étonna de la question -en effet absurde- et répondit fort logiquement :
— Parce qu’ils étaient poursuivis, tiens pardi ! Tu voulais pas qu’on les laisse dehors avec tous ces Allemands en bas qui rôdaient comme des loups dans la terre de Denise tout de même..» Elle en parle savoureusement, en paysanne consciencieuse, comme d’animaux à mettre à l’abri le soir lorsqu’un prédateur menace. Evidemment : le risque était d’autant plus grand pour elle, mais à cela elle a à peine pensé. — Et puis tu vois, ajouta-t-elle, j’avais de la chance… (de la «chance», avec son mari prisonnier et l’exploitation agricole à tenir toute seule !) avec la ferme tout de même, on avait à manger en suffisance.. Des patates, mais que veux-tu, c’était la guerre… (Elle se désole presque d’avoir été un peu légère question hôtellerie.) Mais ils étaient bien braves, tu sais, ils me donnaient pas de peine... Même Alex, s’il pouvait aider, il le faisait...
— Alex ? » Rires…
— De petites choses, quoi, à sa mesure, la
vaisselle, arriber -donner à manger- les poules…»
Ce parfumeur Niçois quadragénaire ne devait pas être d’une grande utilité dans une ferme cévenole traditionnelle. Irène rit et imagine : Yvette, mince et nerveuse, sortait les sacs de trente kilos de la jardinière, d’un seul coup de reins vif et bien ajusté comme elle l’a si souvent vu faire… et Alex attendait pour porter le seau de pâture aux volailles.
— Il avait pas l’habitude le pauvre... » Elles rient toutes deux devant l’inversion des rôles habituels.
Alex survécut et reprit ses activités : il créa un parfum qui porte son nom : quelques élégantes dans le monde chic, sans le savoir, exhalèrent la fragrance -lavande thym citronnelle- qui évoquait à Alex la petite paysanne cévenole aux yeux bleus qui lui sauva la vie sans faire de phrases, parce que c’était naturel avec « tous ces allemands qui rôdaient en bas.» Une question de savoir-vivre, elle ne l’exprime pas ainsi mais c’est cela qu’elle veut dire. On n’est pas des sauvages, quoi…

Et Josette, la plus émouvante de toutes, au fin visage slave de jeune femme, bellement préservé malgré le années passées à Ravensbrück :
— Je ressemble à votre maman, vous avez remarqué ? » avait-elle observé en regardant en détail les photos de Lydie avec Gustau à la lumière. Sous tous les angles, comme fascinée. En effet, les yeux bleus et la rondeur des joues en plus. Supposait-elle qu’Irène et elle pussent êtres parentes ? «Je suis née de père inconnu voyez-vous, et j’ai toujours voulu savoir qui était mon père..» Tout en l’écoutant attentivement, tel un ordinateur qui programme un balayage automatique des fichiers, Irène supputait mentalement…

Quel homme dans sa famille… ? Sûrement pas son respectable gendarme de grand-père, doté d’une Scarlett O’Hara Cévenole pour épouse, la moralité -relativement- en plus… ce bon paysan qui, chose rare à l’époque, faisait régulièrement la vaisselle et le ménage -Margot, elle, se chargeant des affaires-, et ne sortait jamais. Un peu ours, disait-on. Mais le grand-oncle, le riche de la famille ? Qui sait ? Les yeux… Pendant que Josette parle, Irène évoque mentalement Clément, Clément aux yeux certes bleus mais pas aussi vifs... Plutôt gris par moments, comme ceux de Margot. Une histoire Hugolienne toujours racontée aux veillées : il avait le certificat d’étude, grâce à Margot, son aînée d’un an : à la suite de l’accident du père, elle avait quitté l’école à dix ans pour travailler. Leurs parents, l’un et l’autre enfants cadets de paysans pauvres de Saint-Sauveur dont les maigres terres ne pouvaient nourrir qu’une famille, une fois mariés, s’étaient expatriés à Marseille. Clément, ses études achevées, devint coursier dans une petite entreprise. Il livrait à vélo de gros pharmaciens du cours Borely. Son sens du commerce -comme celui de sa soeur- semblait inné. Un jour, la chance, comme on dit, lui sourit: il n’avait pas la marchandise exigée mais une autre, pléthorique. Il discuta longuement avec le client, au début courroucé, alignant les arguments, l’écoutant attentivement et réfutant point par point ses objections, sans arrogance mais sans timidité, à la fois respectueux et sûr de lui… Et deux miracles consécutifs se produisirent : ce gamin de seize ans séducteur-né, finit par placer son produit et obtint de surcroît une grosse commande. Et dans l’officine, un «Monsieur», comme on disait alors, qui avait refusé de passer avant son tour et avait suivi la manœuvre en professionnel lui proposa aussitôt de l’engager. Il s’agissait du patron de la plus grosse firme de produits pharmaceutiques de Marseille dont Clément prit ensuite la tête. Sa fortune se construisit ainsi, et également celle de Margot. Le frère et la sœur s’admiraient, se soutenaient mais s’enviaient ouvertement comme les gamins qu’ils étaient restés. Clément avait mieux réussi, grâce à Marguerite, il le reconnaissait toujours, mais celle-ci, à qui il avait renvoyé l’ascenseur, ce qu’elle ne manquait jamais de souligner, avait, elle, une fille, Lydie… Et toc. Et puis, une petite-fille, Irène. Et re toc. L’oncle aux yeux bleus ? Josette ? Non.
Il était fort amoureux de sa jolie parisienne de femme qu’il avait conquise avant même d’être devenu, comme disait ironiquement Lydie, Monsieur Boissier, malgré deux lourds handicaps, le milieu social d’origine de Micheline, plus élevé que le sien, son père étant chef de gare et, malgré la chanson, n’en étant pas peu fier, et la taille de sa future, légèrement supérieure à la sienne, Clément, même si cela ne paraissait pas -comment faisait-il pour le cacher ?- quoique bien bâti, étant, comme tous les Boissier, petit. Qu’importe, pour Micheline, ce fils de paysans ambitieux, râblé, aux fortes attaches et aux yeux brillants lui plaisait follement -comme il plaisait en général aux femmes.- Mais, mal adaptée à la rudesse du Midi, souvent malade, elle ne devait pas pleinement satisfaire le vigoureux jouisseur qu’il était. Elle ne pouvait accoucher ; ils durent très vite renoncer à tenter le diable, après le seul enfant que l’on parvint à extraire intact -un garçon, lequel, par la suite, réussit dans sa vie absolument tout… sauf à procréer.- Qu’il l’ait trompée avec quelques robustes paysannes -ou notables- du cru était probable, mais il était difficile d’imaginer l’honorable et généreux Clément laisser dans la misère une maîtresse et une fille, lui qui en voulait si fort qu’ils adoptèrent tout une fratrie pauvre du village, celle de leur employée de maison, dont ils se chargèrent, et de l’instruction, et de l’établissement, l’hospitalité de Clément n’était pas un vain mot. Non, décidément, ce ne peut être lui, malgré ses yeux incontestablement presque du même bleu songe Irène. Une fille ! Il aurait battu le banc et l’arrière-banc s’il en avait eu une, d’où qu’elle vienne : Micheline, de même. N’avait-elle pas voulu prendre en main Lydie elle-même lorsque celle-ci fit ses études à Nîmes, lui offrant robes et bijoux, lui apprenant les bonne manières, dont elle n’avait cure ? Même Irène, enfant, épongea avec bonheur leur trop-plein d’instinct parental inassouvi: dévorant des yeux la petite fille qu’elle était, ouvertement jaloux de Margot, grand-mère assez peu modeste, il faut dire «elle sait déjà lire, tu peux vérifier» ils passaient souvent la prendre à Saint-Ambroix pour une après-midi ensoleillée et l’amenaient à Saint-Sauveur. Dans leur jolie maison -la maison familiale des Boissier qu’ils avaient bellement restaurée- installée sur le canapé, calée entre plusieurs coussins rebrodés, elle était scrupuleusement gavée de pâtisseries fines et d’un chocolat onctueux tel qu’elle n’en avait jamais bu. Ils la ramenaient le soir dans leur Aronde, la seule voiture qui existât à plusieurs lieues à l’entour, ballonnée et légèrement nauséeuse. Non, cela ne se peut pas…
Les Boissier ou même les Brahic, les seules branches de la famille qui pussent être en cause, se reproduisaient peu : depuis toujours, les femmes travaillaient et apparemment, ils connaissaient fort bien une rudimentaire contraception… Oui, il eût bien plu à Irène qu’elles fussent cousines, cette parenté dût-elle être reliée au déshonneur de l’un des siens, mais l’ordinateur a décidément répondu «l’objet de la recherche n’a pu être identifié.» Dommage..

Josette, inconsciente de l’enquête parallèle qu’effectue mentalement Irène fascinée par ses yeux bleus, Josette continue posément. Sans pathos, comme s’il s’agissait d’un point de détail à signaler tout de même pour l’avenir des jeunes, elle parle de la torture. Belle-sœur de Maire, engagée encore et toujours, communiste évidemment, c’est un personnage connu, séducteur, riche de savoir, d’une énergie qui jamais ne faiblit, lucide mais nullement aigrie malgré la terrible existence qui à un moment fut la sienne, une gageure. Elle se rend souvent dans les écoles pour des conférences toujours courues, elle a participé à d’autres recherches, celle de Laurent Pichon notamment et fut longuement interviewée dans le film qu’Irène a vu plusieurs fois. Elle reprend donc une séquence, mais ici elle la précise. Elle subit la torture, ne parla pas, mais fut déportée à dix-sept ans à Ravensbrück.
—Vous n’avez pas été tentée de parler ?»
—Mais non voyons ! répond-elle simplement. Elle ajoute :
— Ce n’est pas si difficile, vous savez. On le croit mais c’est faux. Il suffit d’être fermement déterminée dès le départ. Cela s’apprend. Et surtout, ne jamais commencer : lorsque l’on commence, on est fichu car ils continuent ensuite jusqu’au bout. Ne pas parler est au fond une question de survie, pas du tout de courage comme on croit. Mais je n’ai pas été torturée comme mon mari. Lui a été massacré, écartelé, a subi l’électricité et ne s’en est pas remis : il n’a jamais pu ensuite marcher normalement. Il en est mort indirectement, assez jeune, lors de son second mandat. La vie entre nous n’a pas été longue ni rose. Moi, ce fut juste la règle. » On l’avait laissée à genoux sur une règle de fer tranchant, bras tendus durant des heures : les séquelles demeurent, de plus en plus douloureuses à mesure qu’elle prend de l’âge. Elle ne peut s’accroupir… « Des coups, des gifles, évidemment, l’eau, mais pas l’électricité. Ils ne pouvaient pas croire qu’à mon âge -et, elle ne le précise pas, avec un visage d’ange tombé du ciel- je pouvais savoir où et qui avait tiré les tracts avec lesquels on m’avait prise. J’ai raconté qu’un homme me les avait donnés contre quelques sous pour les mettre dans le car et que je ne savais pas qui c’était. C’était plausible : ma mère était seule, on crevait de faim et je travaillais souvent au café de la gare, au terminus. J’étais amie avec la fille des patrons. Les chauffeurs et livreurs y chargeaient les colis déposés avant que les passagers ne montent. Il m’arrivait en cas de presse de les aider… La première fois, ils m’ont crue, j’étais si jeune. La deuxième, évidemment… -ses traits se crispent un peu-…Bon, ça a été ensuite Ravensbrück. Les pavés, la route, la mort des prisonnières, dix pour chaque mètre de pavage, ce n’est pas un mythe…» Et le viol ? Irène s’était interrogée en visionnant la cassette où elle parle de ses interrogatoires, toujours avec son regard bleu magnétique par moment presqu’insoutenable. C’est elle qui aborde seule le point crucial :
— Ce qui m’a fait réellement le plus peur, c’était d’être violée.. J’y pensais tout le temps... »
— Moi aussi, en vous écoutant…
— Je n’ai pas voulu m’étendre : c’est une cassette à l’usage de collégiens, d’enfants. Eh bien, j’ai eu une chance incroyable : ça n’a pas été le cas. Il y en a un -elle cite le nom, Français- qui a essayé. Un autre -un Français aussi- lui a littéralement sauté dessus, l’a cravaté en lui disant que s’il faisait ça il le descendrait. Même parmi eux, il n’y avait pas que des salauds, ou du moins ils ne l’étaient pas tous de la même manière… Celui-ci avait une fille de mon âge, a-t-il dit, et il y croyait dur comme fer, à ses idées, la lutte contre le communisme et tout leur bazar. Au fond, sauf qu’il s’était trompé de bord, c’était un brave type qui ne voulait pas que l’on dévoie son idéologie par des exactions trop horribles : la torture, oui, un peu, c’était selon lui obligatoire, mais le viol, par contre, non, c’était honteux ! Au fond, peut-on lui reprocher cette «morale» oblique? Ca m’a sauvée. Toutes n’ont pas eu cette chance, en général elles ne sont plus là pour en parler. Le plus difficile était le voisinage des droit- commun, des prostituées pour la plupart. Les cris, les insultes tout le temps… Pour nous humilier, ils nous mettaient ensemble après les avoir montées contre nous : ils leur racontaient que les communistes les faisaient exécuter en Union Soviétique… Ou violer par les soldats de l’Armée Rouge.. Alors vous imaginez..»
(De même Gustau qui fut précipité dans le Puits en compagnie de Bretelle et de Spada .)
« Après, ça s’est un peu arrangé, j’en ai dépanné pour des lettres, qu’on a envoyées par le soupirail dans la rue, elles ont compris qu’on n’était pas leurs ennemies… » A la fin de l’interview, une femme arrive chez Josette, en voiture : elle vient de loin. C’est une ancienne de Ravensbrück. Elles se revoient, se reçoivent, et tous les ans, s’en vont en pèlerinage porter des fleurs sur le lac où les cendres de leurs camarades ont été jetées. «C’est notre cimetière..» dit-elle. Un devoir de mémoire, car de celles-là, il n’y a même plus de traces, sauf purement symboliques : Milena Jesenska ? Danièle Casanova ? Et tant d’autres… sont au fond du lac à jamais, dans ce paysage sinistre et désolé. Josette observera à la fin de l’entretien que les partisans ne surent peut-être pas, au moment de la Libération, prendre en charge les victimes de la répression Nazie ou leurs proches traumatisés : il y avait trop à faire… Et surtout, ceux qui l’auraient pu étaient encore en camp -les camps ne furent libérés que bien après : l’époque qui était la «Libération» pour la France, à Ravensbrück, n’était que celle de la routine d’une horreur qui perdurait..- Ainsi furent laissés à l’abandon des gens qui dérivèrent à bas bruit, beaucoup plus nombreux que l’on ne croit, sans que parfois l’on n’identifie la cause de leur mal-être.
— Sur ce point, on a été légers.. » conclut la vieille militante toujours prête à se remettre en cause. Les psychothérapies, les débriefing n’étaient pas encore de mise. Lydie, et tant d’autres sont restés seuls avec leur douleur, leur obsession, repliés, aigris, à jamais.

Et là aussi la tragédie côtoie la rigolade : lorsqu’Irène lui fit observer qu’il était un peu gênant que des croix identiques aient été plantées sur les tombes de tous les martyrs du Puits, au carré militaire du cimetière d’Alès notamment, certains étant Juifs ou plus exactement Juives ou athées, elle s’exclama, surprise :
— Mais ils ont tous eu leur croix, bien sûr, les mêmes, vous avez vu, et des fleurs régulièrement, les mêmes aussi, lorsqu’on va se recueillir sur leur tombe. On ne fait pas de différence... »
Tous égaux en somme : Lisa Host, Hedwig Ramel-Robbin, les Espagnols de la M.O.I. et les autres…
Tous égaux ? Si l’on veut, mais pour des juives et des communistes athées, des croix constituent une forme contestable d’égalité. Elle intimide un peu Irène, cette belle femme au regard lumineux, mais elle objecte tout de même :
— Chez les Juifs, on met plutôt une pierre, une étoile et en principe pas de fleurs…» Josette ne dit rien. Mais quelque temps après, venue se recueillir -et filmer- le Puits, Irène trébucha : l’œil fixé sur le viseur de la caméra, marchant lentement vers le péristyle, elle n’avait pas aperçu… de nombreuses pierres répandues partout sur la plateforme dallée qui domine la campagne. Un orage ? A cet endroit-là ? Sans y penser, elle entreprit de les pousser : c’était lourd. C’est ensuite, devant l’image que restitua le caméscope, -juste après l’interview de Josette-, que le fou rire la secoua : évidemment, les pierres ! Ce n’était pas un hasard. Elles avaient été posées exprès, bien en évidence, devant la stèle. C’était pour les Juifs. Avec les communistes, il faut le reconnaître, on ne parle pas pour rien.

Et Péchin, le chimiste, dans son appartement de Courbevoie, dont la femme reçut Irène comme une amie, qui lui parla du sabotage de la gare de Saint-Julien, lui fournissant une autre version de l’histoire que lui avait contée sévèrement Lydie. Ayant manipulé du phosphore pour le déclencheur de la bombe à retardement qui devait couper la voie ferrée ils étaient certes devenus.. phosphorescents, dessinant dans la nuit du dépôt des figures comiques, parfois érotiques précisa-t-il, et de toutes manières, inquiétantes. Mais les armes furent pourtant volées et les trains rondement mis hors d’état de rouler et d’amener vers le front du Nord, selon l’ordre d’Hitler, les troupes Allemandes aux abois qui traversaient la France en direction de la vallée du Rhône, perdues, affolées : plus de panneaux indicateurs, la plupart des ponts coupés et plus de trains. Certains de ces malheureux furent capturés par les Guérilléros de la M.O.I., spécialistes des rudes combats, tel Paco qui, juché sur le pont de La Madeleine à Anduze, avec un courage un peu dément, attendant le régiment perdu annoncé, trépignait d’excitation joyeuse, parlant tout seul en Espagnol, les mains tendues en avant, paume en l’air, les doigts s’agitant en signe d’appel, un geste de torero, Paco pressé d’en découdre à mort avec ceux qui avaient été les complices de Franco.

Ce combat fut le plus beau car il n’y eut aucun mort parmi les guérilléros et, parmi les Allemands, très peu : le Général du régiment qui se suicida d’une balle dans la tête après sa reddition, et deux kamikazes qui s’enfuirent à moto, le passager, mitraillette sur l’épaule du conducteur, tirant follement sur tout ce qui se trouvait sur son passage. Ils furent interceptés à la Calmette, mais entre temps, ils avaient fait des dégâts : un promeneur à Anduze, des passants... Au départ, le Général n’avait voulu se rendre qu’à une armée régulière, les partisans ayant la réputation de torturer horriblement leurs captifs ; après quelques tractations, il dut se résoudre, la mort dans l’âme, à livrer ses soldats aux maquisards de la M.O.I. puisque d’armée régulière, il n’y en avait pas. Pendant que Garcia, Paco et les autres regroupaient les vaincus et récupéraient les armes, un coup de feu retentit : il s’était tué derrière un olivier. Ecoles, Mairie, casernes, gymnase et même les deux Temples et l’Eglise, tout Anduze ce soir-là fut mis à contribution. Il fallut organiser des campements partout. Les boulangers furent réquisitionnés toute la nuit pour nourrir les prisonniers défaits dont on ne savait que faire : neuf cents, le double des habitants de la petite ville, que la population venait voir comme des animaux de foire. Ces Siegfried marchant au pas de l’oie qui avaient terrorisé le monde, leur casque ôté, étaient des adolescents et des vieillards. Ils furent amenés le lendemain à Alès.

Max Pascal, jeune cheminot réfractaire qui fut chargé de diriger leur transfert, le raconte : les quais et la rue principale qui traverse la ville étaient envahis d’un bout à l’autre, à l’infini, par la troupe compacte qui avançait lentement vers le Fort, sous les regards impressionnés des habitants venu voir ce spectacle inhabituel, encadrée par quelques FFI seulement, brassard au bras. Il n’y avait pas assez de cellules : ils furent installés en plein air, dans les cours intérieures, sur les pelouses.
— En général, ils n’étaient pas emmerdants répondit Max Pascal lorsqu’Irène lui demanda si la tâche, pour si peu d’hommes, si jeunes et si inexpérimentés n’était pas démesurée… et surtout éminemment dangereuse.
— Non. On avait l’impression qu’ils étaient plutôt soulagés que ce soit fini. Ils n’étaient pas si mal lotis que ça au fond par rapport à leurs copains dans l’Est : nourris à rien à faire, ils campaient dehors, il n’étaient pas maltraités, ma foi… Sauf un, qui obligeait les autres à faire le salut Nazi à tout bout de champ, celui-là, il m’énervait, j’ai fini par donner l’ordre de le mettre au frais, sinon, j’aurais fini par… »
— Lui casser la figure ?
— Lui casser la figure ? Vous rigolez ? Lui mettre une balle, oui ! N’oubliez pas les charniers que l’on venait de découvrir.. On l’a plus revu le coco, ça l’a peut-être calmé.. »
Cette période-là fut la plus dure : si la bête, forcée, n’ayant plus rien à perdre, attaque avant d’être estoquée, de l’autre côté également, la haine éclate devant les exactions. Dans les deux camps, on ne fait pas de quartier. Max dut, à vingt ans, au moment de son entrée en fonction, diriger un peloton d’exécution : une épreuve que lui infligèrent les Communistes qui, malgré des faits d’armes irréprochables, se méfiaient de lui. Un petit-bourgeois trop soucieux de son estomac lui fut-il reproché : il avait demandé de la salade à la cantine, et comme il n’y en avait pas, («Tu te crois où, Camarade ?») … avait eu le front de s’en procurer et même d’en offrir à tous, assaisonnée, ce qui aggravait encore le cas. Le soir même, il fut sèchement ordonné à l’herbivore dissident de remplacer un compagnon manquant le lendemain à six heures. On le guettait au tournant. Il s’exécuta :
— Il n’y a pas eu de problème : heureusement, le type a été bien..»
— Bien?
—Courageux : pas de cris, de larmes, d’agitation, il y est allé comme à la promenade. Il faut dire qu’il avait l’habitude : un gros de la milice, mouillé jusqu’au cou mais qui jusqu’alors se trouvait de l’autre côté. Ca n’a pris qu’un instant. Dans ce cas, il faut la collaboration du type, sinon, ça peut être dur…» Il avait vingt ans.
C’était la période qui suivit immédiatement celle du Puits.

Max Pascal occasionna à Irène l’une de ses plus fortes émotions de cette recherche. Après sa seconde interview, il lui confia un rapport rédigé par ses soins, sec et précis, des activités de son groupe. A dire vrai, intéressant mais un peu ennuyeux : on eût dit un bilan comptable. Qu’importe : excitée, elle ne prit pas le temps de retourner chez elle et s’installa aussitôt à la terrasse d’un café pour lire. Et soudain, à la deuxième page… Surgit la photo de Lydie, en premier plan, claire et nette. C’était la première fois qu’elle voyait sa mère sur des photos d’archives. Celle-là provenait de Midi-Libre et avait été prise lors de la cérémonie de rapatriement des restes des victimes du Puits, sur le boulevard Carnot. Elle est dans un groupe de jeunes filles mais l’objectif est fixé sur elle. Elle est pathétique. Méconnaissable, laide, c’est la seule fois qu’Irène la vit ainsi. Son visage est creusé, ses yeux, que l’on devine à peine, sont une barre noire, et ses traits, sous le soleil qui l’éblouit, durs et hagards, presqu’ androgynes. Elle semble ailleurs. Elle est ailleurs. Cette photo sera reprise par Vielzeuf, coupée. Lydie n’a sans doute pas voulu être ainsi immortalisée.

Et cependant il était évident qu’ils s’étaient rencontrés, le jeune cheminot aux yeux clairs et Lydie : lorsqu’il fit à Irène le récit de la recherche du charnier de Saint-Hilaire, en Septembre 44, où furent trouvés des civil/es méconnaissables que les SS avaient massacré/es pour les voler, il lui expliqua qu’en raison de la difficulté, de la presque impossibilité de retrouver l’endroit, le lit de la rivière ayant bougé, il avait été obligé de sonder le limon avec une baguette qu’il avait taillée de sorte que…. Soudain Irène se revit des années auparavant en train d’écouter sa mère :
— Les miliciens ne se souvenaient plus exactement de l’endroit où ils avaient enterré leurs victimes. Mais il y avait un type qui dirigeait les opérations, un type astucieux, mais … Il a pris tout simplement un bâton, il l’a taillé en pointe et il sans hésiter l’a plongé dans la boue... puis il l’a sorti et reniflé. Dix, vingt, cent fois. C’était horrible. C’étaient des copains peut-être qui étaient là-dessous.» Le «type», c’était donc Max. Il ne se souvenait pas de Lydie. Cherchait-elle Gustave ? Ou bien, en tant que membre des Comités de Libération, accomplissait-elle un sinistre devoir ?

Il leur arriva aussi de pleurer devant les photos. Instant magique : le passé était là, soudain intact, heureux et tragique à la fois. Des anecdotes : la vie quotidienne resurgissait, anachronique et cocasse parfois. Il fallait aussi dédramatiser : Irène eut peur plusieurs fois. Leur moyenne d’âge était de soixante-dix-huit ans tout de même, et les hommes toujours plus fragiles que les femmes. Bruguerolle, le châtelain élégant, gravement cardiaque, à l’air de paysan robuste, soudain pâli devant une photo qu’il avait sortie d’une chemise -celle des jeunes morts du maquis Bir Hakeim allongés sur l’herbe côte à côte à La Parade, certains paraissant regarder l’objectif avec seulement les yeux un peu fixes, d’autres au contraire méconnaissables- se leva brusquement -chercher ses cachets ? Pleurer ?- et, dans sa hâte, fit tomber la caméra : peut-être fallait-il arrêter là? Ils étaient vulnérables, souvent blessés, physiquement et moralement, et parfois outrepassaient leurs forces sans qu’elle en ait conscience. Mais la plupart du temps, les femmes et les enfants, lorsqu’ils étaient là ou qu’ils avaient eu vent de sa recherche, l’encourageaient:
— Ca leur fait plaisir, même s’ils pleurent. Ca leur fait du bien de parler. C’est tout de même leur jeunesse..» Il lui fallait souvent changer de sujet, poser des questions de journalistes, anodines, dont elle savait parfois la réponse :
— Pourquoi un Communiste dans ce maquis Gaulliste ? » Elle avait imaginé des alliances compliquées, des transfuges… Un éclat de rire lui répondit :
— Parce qu’il était amoureux de Louise, pardi, ne le dites pas, quoique tout le monde le sache et qu’on y mangeait mieux que chez les FTP, Dédé, c’était surtout un gros mangeur. » Et en effet, peu après, elle vit le regard bleu délavé du digne vieux mineur un peu rogue s’illuminer au seul nom de sa camarade, cité mine de rien. Cinquante-cinq ans après, miracle du souvenir, son sourire joyeux fut alors celui du jeune amoureux d’autrefois :
— Si je la connais ? Bien sûr, pensez, on habitait juste à côté enfants... Alors, forcément… » Et il parla d’elle durant une heure pleine, relatant pourtant, comme si ce n’était pas l’essentiel, -et ça ne l’était pas- quelques faits d’armes à la fois héroïques et drôles. Oui : comment devient-on un héros ? Il y a de multiples manières, toutes honorables, comiques ou pathétiques : l’amour, toujours, la passion aussi. Devant celle qu’il admirait, qui était engagée dans un maquis gaulliste, il lui avait fallu faire bonne figure et le montrer, eût-il du en mourir.

Et comment devient-on un salaud ? Parfois de la même manière. Jim, le chauffeur, débarqué après une blessure pour quelques jours de repos, par ce mois de Mai ensoleillé, bavardant aux terrasses des cafés d’Alès pour épater les jeunes filles, aussitôt arrêté, devint le traître qui fit tomber tout le groupe Zerbini.

— Mais pourquoi n’a-t-il pas fui, après l’arrestation de Jim, mouillé comme il était ? »
— Parce qu’il avait peur de laisser sa femme. Par jalousie, évidemment -répond Ange en riant lui aussi- Mariane était… était… Je n’ai pas de mots. Une femme… une femme comme on en voit peu. On était tous amoureux d’elle, forcément… » Un autre héros, donc, un nom gravé sur la stèle, qui préféra courir le risque d’être tué -et qui le fut- plutôt que trompé. Et qui finit par cent trente mètres de fond, jeté dans un puits de mine désaffecté, dans la campagne cévenole calme, majestueuse, hiératique. A la suite de Gustau.

Et tant d’autres…

Pierre-Albert Clément, l’écrivain, qui perdit un bras et n’en parle jamais : au cours d’un repas, Irène sentit seulement qu’elle heurtait la table. A deux reprises. Elle s’excusa : en fait, ce n’était pas la table, mais la prothèse de l’ancien maquisard invisible sous la manche, qu’il n’avait jamais mentionnée. Lorsqu’elle s’en aperçut, tout ce qu’il souligna fut qu’il croyait à la graphologie : ayant appris à écrire de la main gauche, il avait exactement la même écriture que de la droite.


Et Jean Castan, le chef du maquis d’Aire des côtes, qui refuse résolument tout le romantisme inhérent à l’histoire et critique ceux qui s’y livrent ; un refus compréhensible mais qui détonne de la part de celui qui n’ignore ni son charisme ni la fascination qu’il exerce sur les femmes et sur les hommes même actuellement. Le héros romantique, n’est-ce pas lui ? Il a certes raison : beaucoup imaginent, voire mentent souligne-t-il, ou, de bonne foi, reprennent ensuite des histoires enjolivées. Un grand nombre se parent des plumes du paon. Il est vrai. Qu’importe : il faut retrouver cette période même si c’est à travers des anecdotes, des légendes et des exagérations, souvent découverts après coup lorsqu’on effectue une travail plus précis. Quelques erreurs minimes valent mieux que l’oubli.
Et tant d’autres encore…


O dolci baci

Scènes finales. Extérieur nuit. Eté. Septembre 99. Un vieux tilleul, majestueux et étique à la fois... Irène est devant l’urne de sa mère, posée sur une table de jardin. On est dehors, devant la maison. Il fait presque nuit. L’urne est bleue foncé. Elle y a collé la photo de sa mère qui semble dormir, et la sienne, jeune, en médaillon, par-dessus. La jument, à ses côtés, sent que quelque chose ne va pas, et à un moment, renifle l’urne. Elle a l’air de chercher. Sent-elle que sa maîtresse est dedans ? C’est étrange : l’odeur du savon à la lavande dont Irène s’était servie pour la laver avant sa mort s’exhala de l’urne lorsqu’elle l’ouvrit. La jument le sent-elle ? A côté, c’est l’anniversaire d’une cousine. La maison est loin, mais les bruits de la fête, dehors résonnent durement. Ils l’ulcèrent. C’est la vie qui reprend, cette vie que justement elle ne supporte pas. Elle a envie de hurler, d’aller les agonir d’insultes. Ils l’ont même invitée : elle a refusé. Son père y est : elle l’y a conduit. Abruti par le choc, il dort sur sa chaise, oublie de manger. Mais sa belle amie, souvent, téléphone, cette fois sans se cacher : il se sent mieux après, surtout lorsqu’il est allé «marcher» un peu. Ainsi va la vie. Irène préfère qu’il en soit ainsi. Elle se souvient encore : sa mère, et la crémation.
— Je veux me faire brûler : c’est plus propre. Rien qu’à l’idée, sous terre, de pourrir...
— Si tu y tiens, ma foi ... Mais pour ceux qui restent, c’est pire.
— Qu’est ce que ça change ?
— Je ne sais pas : il n’y a plus rien pour aller se recueillir. C’est idiot, mais...
— Mais tu y penses un peu, à ce qui reste à présent de Luc ?
— C’est le cycle naturel de l’azote.. Les molécules changent, se recombinent.. Ca fait des plantes. Le lierre sur la tombe de grand-mère, ne penses-tu pas que c’est un peu d’elle qui dépasse du mur, lorsque l’on passe et qu’on le voit frémir ? On croirait qu’elle nous dit bonjour. N’y songes-tu pas ? Sans doute puisque, comme moi, sans que l’on ne se soit donné le mot, tu es allée protester lorsque le gars de la Mairie l’a ratiboisé ?
— Avec la crémation, c’est pareil, tu peux toujours planter un lierre..
— Ca va trop vite. Plus rien, soudain, si rapidement..
— De toutes façons, il n’Y a plus rien. Cela ne change rien..
— Si tu y tiens.. Mais ça ne me plaît pas. J’aime bien les cimetières, c’est calme, tranquille... A Paris, ce sont les seuls lieux où l’on n’entend rien.
— Tu as vu, ce que devient un corps, après trois mois ? Tu peux te le figurer ?
— Arrête d’être morbide ... Bien sûr... (Agacée par ce leitmotiv)
— Non : on ne peut pas l’imaginer avant de l’avoir vu. Pense, par exemple, à quelqu’un que tu connais, un ami, que tu vois ainsi, ce n’est pas imaginable... Non, te dis-je, -fortement, comme exaspérée, au bord de la crise-, je veux brûler... Tu sais, j’ai été amenée à reconnaître des corps de copains, pendant la guerre. -Geste-. Jamais... » C’était donc cela : le corps de Gustave, et dans quel état... C’était la raison pour laquelle elle voulait tant et tant se faire brûler...

Flash-on :
Plus tard, à Paris. Octobre 99. Intérieur-nuit, chez Irène. Du désordre, partout. Une séquence à la télé, les informations : « En Bosnie, on vient encore de retrouver un charnier de vingt corps environ.. » -Image de quelque chose qui peut passer pour un tronc d’arbre noirci que l’on porte avec des précautions infinies, et que l’on dépose dans une toile, par terre. Un tronc d’arbre, mais qui a des branches raidis qui se lèvent en l’air.- Irène frissonne : Gustave peut-être...

Retour devant la maison Cévenole sur fond de bruit joyeux de fête, à côté : joie et ripaille. Cinquante ans d’incompréhension. Un rendez-vous manqué. Le chien, le museau posé sur sa cuisse la regarde, ému. Discrètement, il agite la queue. Le portable sonne. L’appel vient de loin : joyeux. C’est son mari, à Paris :
— Allo ? Ca va ? »
— Parfaitement ».. Elle raccroche et caresse le chien tout en berçant l’urne de sa mère... Mais qu’ont-ils donc tous à lui demander si ça va ?
Seule, définitivement… Elle se remémore Gustave : « Le bonheur en cette période est abject, et pourtant, ma petite fleur, je suis heureux... Vienne la mort pour ce bonheur infini… la mienne, évidemment, car je ne supporterai pas la tienne, ma petite fleur jolie.. je veux que tu deviennes une grand-mère desséchée, mienne pourtant, à jamais... Le jour du débarquement, n’oublie pas ta promesse, on fait un enfant… »

Elle ne saura jamais tout, quelles que soient les recherches auxquelles elle se livre. Il y aura toujours un pan de mystère non résolu. Sa mère... Un rendez-vous manqué... Presque.


Dernière scène. Intérieur jour, fin d’après-midi, quelques jours après : son père, un vieux monsieur distingué, élégant, portant beau encore téléphone à mi-voix, dans le hall d’entrée, penché vers la niche qui abrite téléphone, minitel, répondeur... Il n’a pas éclairé. Il chuchote. Irène est dans la pièce juste à côté, mais il ne l’a ni vue ni entendue. Elle boucle ses bagages. Son congé est fini : elle s’inquiète un peu. Il va rester seul. Devenu dur d’oreille, il ne se rend compte ni de sa présence proche ni qu’elle l’entend parfaitement :
— Mais si.. On pourrait aller manger... Si, je te dis. Non, je t’assure, ils vont partir tout de suite… Irène travaille demain, ils devraient déjà être en voiture... Une heure, peut-être deux, je ne sais pas... Ca nous laisse tout le temps... Pour, au moins, aller marcher un peu… Oui, à Blanas... Allez, promets-le moi… Moi aussi... je t’embrasse... Oui, à tout à l’heure... Bisous.. Je t’aime.. Moi aussi...»
Irène sort brusquement, sa valise à la main et claque la porte. L’air de rien, son père, avec une présence d’esprit stupéfiante feint de consulter le minitel... Si elle n’avait pas entendu, elle aurait pu croire en effet qu’il faisait ses comptes.
— On y va...
— Tu reviens quand ?
— Je ne sais pas. Je verrai. N’oublie pas d’aller marcher surtout... »
Frédéri jette un coup d’œil amusé à son grand-père. Il sait, évidemment. Tout le monde sait. A toujours su. Sauf sa mère.
— Au revoir Papi... » Entre temps, ils sont en bas. La voiture démarre. Le père est allé lentement, tristement jusqu’au portail pour l’ouvrir. Un signe de la main... La voiture tourne dans le chemin et prend de la vitesse. Paris, dans sept ou huit heures... Dès qu’elle a franchi le portail, la démarche du vieil homme se fait plus légère. Il jette vivement un coup d’œil à sa montre et sort prestement ses clefs de voiture... Vite, il n’a plus beaucoup de temps... -La belle est mariée.- Il fredonne légèrement Tosca... «O dolci baci langui...de... Carezze.... »
La jument le regarde, d’en haut, étonnée. Il lui semble que les humains se consolent bien vite.. Ce n’était cependant pas le cas : ce vieux Don Juan bien entretenu mourut peu après de manière inexplicable, de lassitude, de chagrin peut-être. Sans Lydie, au fond, il ne pouvait vivre.

Fin ...




Annexe

Rapport Argenson, document fourni par Wilfried Nouvel à Hélène Brahic-Larrivé.

« A la mémoire de mon ami Gustave Nouvel
Célibataire, il habitait à Barrières avec ses parents et son frère. Après des études supérieures inachevées, il s’était reconverti (1) dans l’enseignement. Il parlait plusieurs langues dont l’Allemand et l’Anglais. Il était patriote fervent, foncièrement honnête, et anti-nazi. Mobilisé en 1939, il est fait prisonnier, il s’évade de la Prusse Orientale, sa connaissance de la langue allemande l’aidant... et revient aux Mages, zone non occupée, où il peut reprendre sa place dans l’enseignement, à Barjac d’abord, puis à Saint- Jean de Valériscle, poste qu’il occupera jusqu'à son arrestation le 1er Juin 1944.

Pendant ces trois années, animé par un esprit humaniste de révolte contre l’occupant Nazi, il va lutter contre les Allemands, ce qui l’amène à entrer dans la Résistance, en étroite collaboration avec son frère qui cherchera -et réussira- à gagner les FFL en Afrique du Nord. Nous étions au courant de leurs intentions, ils manifestaient devant nous ouvertement leurs sentiments anti nazis -trop, à notre avis, mais peut-être avaient-ils confiance en leurs interlocuteurs, et étaient-ils plus discrets devant des inconnus- et lorsque, certains de leur engagement, nous les avons contactés pour adhérer au FTPF, ils nous ont indiqué qu’ils menaient le même combat que nous mais dans une autre organisation, l’AS. En 1943, Louis Nouvel part pour l’Espagne.

Nous avons des contacts fréquents avec Gustave, surtout par l’intermédiaire de René Bérard (2) avec qui il est très lié, ce qui l’amène à en avoir avec moi, car il a besoin de dynamite et de détonateurs que je lui fournis à plusieurs reprises en échange de quoi il m’avait donné des piles de lampe de poche, alors introuvables et d’autre petit matériel que j’ai oublié. Notre conversation était aussi franche que si nous avions appartenu à la même organisation ; seules n’étaient pas abordées les question de personnel et d’effectif, c’est évident. Pour les mêmes raisons, lorsque je le voyais monter au Moinas début 44, sachant qu’ils avaient un petit poste émetteur récepteur, j’évitais des questions indiscrètes mais j’étais persuadé qu’il allait le faire fonctionner dans la maison Pradier, -ce qui fut confirmé par la suite-. La SNCF avait un dépôt de locomotives à Saint-Julien et l’idée de le saboter nous était venue. Lui en ayant parlé, il m’avait indiqué que c’était justement un de leurs objectifs prioritaires et effectivement, avec du matériel parachuté, l’AS a saboté le dépôt. (3) La section de l’AS à laquelle il appartient est le maquis Bir Hakeim sous les ordres du Commandant « Barrot » -Jean Capel-. Le maquis est exterminé à La Parade petit hameau sur le Causse Méjean le dimanche de Pentecôte 30 Mai 1944. La nouvelle n’en sera hélas connue aux Mages que 4 à 5 jours après. Le Commandant Barrot et 37 hommes seront tués au combat, les autres, faits prisonniers, seront exécutés après tortures le surlendemain à Badaroux ; deux rescapés dont Saturnin Gruneta, des Mages. (4)

Pendant les années 43 et début 44, « Bretelle » (5) est le chef de la Gestapo d’Alès. Individu sans scrupules, il profite de sa position pour s’enrichir ; il est prêt à toutes les compromissions et à se tourner du côté où le vent souffle (6), -cf Vielzeuf-. Le cœur est chez lui très près du portefeuille : par exemple, il doit arrêter la doctoresse Bataille, dénoncée. Il arrive devant son domicile et sonne fortement en criant : -Police ouvrez. » Pas de réponse, il tambourine à coup de crosse de fusil puis se décide à faire enfoncer la porte. Cela a pris assez de temps pour qu’elle ait le temps de fuir par derrière, ce qui était certainement prévu ; toute la maison sera déménagée, appareils radios et médicaux compris, et le butin, revendu ...

Vers la mi-avril 44, une division de la Waffen SS la division Brandebourg vient au repos dans le Sud de la France ; une section vient à Alès renforcer la Gestapo locale ; elle est commandée par un lieutenant qu’on voit rarement, sauf pour les prises d’armes devant le Luxembourg où elle est logée. Le travail de recherche des renseignements est assuré par un adjudant, Alsacien, nommé Harry (7) le rouquin, aidé par trois sergents. Les sergents et hommes de troupe sont presque tous des français engagés dans la Waffen SS. Je n’en ai connu qu’un, Jacques Thomas, instituteur libre à Rouen, qui avait eu la main gauche amputée après le combat du Collet de Dèze où il avait été blessé par une balle de mitrailleuse. Cette section dispose du garage Citroën Boulevard Louis Blanc, à Alès, avec véhicules et essence ainsi que des vêtements civils ou ex-militaires -armée de l’air, chantiers de jeunesse- qui lui permet de transformer ses éléments SS en pseudo résistants ; ajoutons qu’ils sont armés de mitraillettes Stem parachutées d’Angleterre. (8) Il est particulièrement difficile de savoir à qui on a affaire, quand on voit une Traction-avant noire à roues jaunes (9), occupée par des Français habillés comme les Chantiers de Jeunesse et armés de Stem exactement comme les maquisards. La méprise est fatale. Les sorties de Tractions-avant, en mai 44 ont permis la confusion et l’arrestation de quelques maquisards trompés, mais la méfiance s’est renforcée et, pour l’affaire Nouvel, un autre véhicule a été utilisé, une Peugeot 202 je crois.
Le premier Juin 44, la Gestapo, à la suite de renseignements, décide une action sur les Mages. Gustave Nouvel a été dénoncé (10), il habite les Mages, il n’agit pas seul, il y a d’autres suspects ou dénoncés et la Gestapo pense faire d’une pierre deux coups. Le dénonciateur/trice habite Larnac -on en a la certitude mais pas la preuve- et a «donné» à la Gestapo les renseignements rendant suspects au moins les frères Dominé et Pougeol.
Vers 9 heures 30, une Peugeot 202 avec quatre personnes à bord s’arrête à Larnac sur la petite place devant la maison Niel. Les occupants sont armés de Stem et de revolvers de gros calibres ; deux sont vêtus de l’habit des Chantiers, un de la tenue bleu foncé de l’armée de l’air, et le quatrième, qui paraît le chef est en civil. Ils interpellent les personnes qui passent sur leur patriotisme, se disant maquisards et étonnés qu’il n’y ait pas davantage de gens dévoués à la cause de la France comme eux. Ils rencontrent d’abord François Pougeol, qui habite à côté, et René Dominé, qui sont d’abord méfiants, mais le chef amène la discussion sur les syndicats : se disant responsable syndical à la SNCF à Miramas, révoqué par Vichy -coïncidence ou calcul- exactement comme René Dominé, il évoque quelques autres syndiqués connus et la confiance s’installe. On discute alors maquis et on va chercher des copains, Emile Dominé et René Souche (11), de qui je tiens ces détails. On en arrive à inviter les «maquisards» à déjeuner, et Mme Pougeol fait friser des oeufs et offre même du saucisson... Seul René Souche est méfiant : ces jeunes qui sont très sûrs d’eux, qui se montrent armés en plein jour (12) dans un village, dédaignant la plus élémentaire prudence, ne lui inspirent pas confiance. Mais les autres, sans retenue, indiquent qu’il y aurait de nombreux jeunes prêts à les suivre, mais que ce qui manque, ce sont les armes..
Les pseudo-maquisards affirment en avoir beaucoup, dans un mazet vers la Vivaraise, et ils sont prêts à en donner : venez nombreux et on armera tout le monde...

Avant de repartir, ils insistent pour prendre des photos de leurs nouveaux amis et les quatre hommes sont photographiés plusieurs fois devant la maison Niel. Il est permis de supposer que ces photos développées avant midi ont pu servir à l’identification des quatre hommes par le dénonciateur, car il est certain que celui-ci était au Luxembourg au moins dans l’après-midi... Après avoir pris les photos, les SS non reconnus s’en vont, vers onze heures. Après leur départ, il est décidé ceci. René Souche, plus méfiant que jamais, l’épisode des photos lui a déplu, décrète qu’il a un rendez-vous urgent à Gagnières (13) -il est recruteur FTPF- qui ne peut être remis, ce qui est d’ailleurs exact et qu’il ne peut donc aller au rendez-vous de la Vivaraise. René Dominié qui, avec son frère Emile et Pougeol (14) distille du vin clandestinement doit aller chercher un demi-muid de vin rempli sur une charrette prêtée ce jour-là avec le cheval et qui peut difficilement être retardé, donc René Dominé ira seul chercher le vin. Les deux autres iront au rendez-vous avec l’arrière-pensée qu’une fois le dépôt connu, ils n’auront besoin de personne pour aller se servir, raisonnement qui contente tout le monde.
Un peu avant deux heures, ils sont au rendez-vous ; juste à côté , au bord de la route, un homme taille les mûriers, dans la propriété Hortiz aujourd’hui. C’est une connaissance : il est responsable régional des M.O.I. et habite aux Beaussels, hameau juste au dessus. Les deux hommes connaissant bien son activité dans la résistance s’empressent de le mettre au courant de leur rendez-vous, des armes qu’on va leur fournir etc ...
L’arrivée de la 202 met fin à la conversation. Je cite son témoignage. La Peugeot s’arrête un peu devant eux et ils arrêtent le moteur. Les deux passagers avant descendent : l’un est armé d’une stem, l’autre d’un gros revolver. Ils s’approchent d’Emile Dominé et de Pougeol et leur demandent qui est la personne qui taille les mûriers. Paul Balicky (15) a repris son travail et affecte de ne rien voir. Les autres lui répondent qu’il n’est au courant de rien et de ne pas s’occuper de lui. (16) Les SS leur disent de les suivre ; ils laissent leurs vélos dans le fossé, traversent la route et font quelques mètres dans le terrain. Les SS soudain menaçants : -Mettez-vous à genoux. » Dominé et Pougeol s’exécutent. -Donnez votre portefeuille. » Ils le donnent. -Votre montre.» Ils la donnent, et Paul entend Dominé dire en patois -Je crois que nous sommes faits.» Les SS qui s’étaient placés derrière eux les abattent : Dominé d’une rafale de mitraillette, Pougeol d’une balle dans la nuque... Et rejoignent leur voiture qui s’éloigne aussitôt vers Saint-Ambroix. A l’arrière, se trouvaient trois personnes que Balicky ne voyait pas bien, et qui n’ont pas bougé. C’était deux SS qui tenaient Gustave Nouvel en respect. Dans Saint-Ambroix, les occupants de la voiture criaient «on vient d’étendre deux boches» aux passants qui circulaient sur le Portalet. Ils sont allés chez Suzette Huc (17), -qui fut témoin que Gustave Nouvel était dans la voiture, derrière,- pour essayer de la confondre. Je n’ai pas d’informations précises sur l’affaire. J’ai su par René Bérard qui a parlé à Mlle Huc par la suite qu’elle avait pensé que Gustave avait été drogué car il avait un comportement anormal. A mon avis, il pouvait avoir été drogué, soit à son insu, lorsqu’ils avaient bu ensemble, soit par une piqûre dans la voiture, soit traumatisé par l’exécution à laquelle il venait d’assister...
Les cadavres de Dominé et Pougeol, abattus sur la commune de Saint-Ambroix, ont été amenés à vingt et une heures à leurs domiciles, les formalités de changement de commune ayant retardé le transport. Lorsque les brancardiers montèrent celui de Dominé dans son appartement, ils trouvèrent un portefeuille bien en vue dans l’escalier. C’était celui de Dominé qui l’avait donné aux SS avant d’être tué. Nous sommes donc certains que le dénonciateur -ou la dénonciatrice- était au Luxembourg à l’arrivée des SS vers dix-sept heures, d’où elle a pu le prendre et le déposer dans l’escalier (18) ; Comme seules des personnes de connaissance, amis, parents ou voisins étaient venues dans la maison dans la soirée, les soupçons se sont portés sur une femme qu’on avait par ailleurs vue entrer au Luxembourg. Elle est décédée depuis longtemps, mais nous n’avons jamais eu de preuve formelle. Elle ne connaissait certainement pas Gustave Nouvel. Les SS ont dû avoir d’autres informations sur lui...

Venons-en à son arrestation. L’après-midi du premier Juin (19), Monsieur Manca vient lui livrer un tombereau de fumier. Quand celui-ci est vidé, une Peugeot s’arrête devant chez lui, les occupants descendent de voiture, et s’adressant à son père, demandent à voir Gustave Nouvel. Le père appelle son fils et le laisse parler avec ceux qu’il croit être des maquisards, mais a le temps d’entendre celui qui paraît être le chef dire à son fils : « Le Commandant Barrot te demande, il faut que tu nous suives. » Et pendant que son fils fait rentrer les SS dans sa cave pour leur offrir un verre de vin, il entend encore : « Le Commandant Barrot dit que tu as trahi, viens pour t’expliquer avec lui ». Après qu’ils aient trinqué et bu (20) -ici, ils auraient pu ajouter une drogue au verre de Gustave si on accepte cette hypothèse-, Gustave est monté dans la voiture sans avoir embrassé ses parents. Il avait été trompé comme Pougeol et Dominé par le comportement et le déguisement des SS et s’était trahi en acceptant de se justifier devant le Commandant Barrot -qui était mort avec toute son équipe depuis au moins quarante huit heures, ce dont nous n’étions pas au courant-.

La voiture part de Barrières, s’arrête à la Vivaraise, à Saint-Ambroix chez Mlle Huc, avec qui il est confronté sans descendre de voiture. Le dernier à le voir vivant -d’après Vielzeuf- est Brémondé. Il était toujours assis à l’arrière de la 202 entre deux SS. La voiture s’était arrêtée à une «boite aux lettres», dénoncée sans doute aussi. (21) Brémondé a bien reconnu Nouvel mais celui-ci, qui le connaissait bien -ainsi que la boîte aux lettres-, n’a rien manifesté. Il n’a pas semblé à Brémondé que Nouvel ait été drogué. -C’était vers dix-sept heures, je crois. (22)- Mais il avait le regard fixe de quelqu’un qui sait qu’il est perdu et qu’il va mourir.

Il est amené au Fort Vauban.
Lorsque l’«équipe de Harry» arriva à Alès, elle réquisitionna le second étage du Fort Vauban. Le rez de chaussée était occupé par des bureaux, les cuisines et quelques cellules, le premier étage, des cellules pour les droits communs. Après la libération d’Alès, les choses restèrent les mêmes, mais les résistants internés sous les Allemands avaient été remplacés par les Miliciens et les SS condamnés. Les collaborateurs étaient gardés à vue dans un bâtiment annexe.

Ce que je vais raconter m’a été confirmé par les témoignages de Madame Lapierre (23), arrêtée et interrogée par la Gestapo, de Monsieur Bachard, gardien des droit-commun à l’époque, et par un Algérien arrêté pour vol qui avait pour rôle de monter la soupe des prisonniers au premier étage, sous les ordres et la conduite d’un SS en armes, et d’essayer de les faire manger si leur état le permettait. Un escalier en pierre permet l’accès du rez de chaussée au premier et au deuxième étage. L’escalier débouche dans un couloir à droite sur lequel se trouvent les cellules, cinq de chaque côté, je crois (24). A gauche, une seule salle, celle des interrogatoires. (25) Les murs sont épais , un mètre environ, et faits en pierre taillée calcaire. L’embrasure de la porte forme un angle droit. A hauteur du cou d’une personne, on avait scellé dans la pierre de petites chaînes permettant d’immobilier la personne interrogée, debout, la nuque collée sur l’angle de la pierre, la chaîne serrée autour du cou l’empêchant d’avancer le tête sans risque de s’étouffer. A l’intérieur de la pièce, une table, deux chaises sur lesquelles étaient assis Harry et son secrétaire, (26) chargés d’écrire les aveux. A côté de la table, un soldat, sorte de gorille à face bestiale -je cite Madame Lapierre- tenant à la main une énorme matraque en bois pleine de noeuds.

Harry commençait toujours par demander aux patients de parler, de dire tout ce qu’ils savaient etc, puis il passait à la menace, et, si le patient ne voulait rien dire, il faisait un signe au soldat qui lui assenait un coup de gourdin sur la tête. Au premier coup, les dents sautaient, la mâchoire était fracturée, ou le nez, ce qui éclaboussait de sang toute la pièce...
Pour Madame Lapierre, on n’a pas utilisé la trique, on lui a brûlé les seins avec une cigarette. Pour Gustave Nouvel, je suis certain qu’il n’a rien dit. Je suppose par contre qu’il a du les traiter de bandits etc... Ce qui a amené le bourreau à s’acharner contre lui...

L’Algérien qui leur apportait la soupe m’a dit :
- Le soldat a ouvert la cellule, le type était couché par terre, avec les menottes, il m’a dit «fais le manger» ; j’ai tourné sa tête vers moi, son visage était en bouillie. J’ai essayé d’ouvrir sa bouche ; un os de sa mâchoire lui avait traversé la langue et la clouait dans son palais. J’ai essayé de mettre une cuillerée de soupe dans sa bouche, il l’a crachée en faisant des bulles.
Le soldat m’a dit de sortir et il a refermé la cellule.
Je n’ai pas les dates et il est difficile de dire quelle a été son agonie, d’autant plus que Harry faisait frapper ses victimes assez fort pour leur faire mal mais en leur laissant la possibilité de parler (27); au deuxième interrogatoire, la victime avait réfléchi et savait ce qui l’attendait ; je ne sais pas si Gustave a été interrogé plusieurs fois. (28) Si oui, ce que raconte l’Algérien se situe après le dernier interrogatoire, et il n’était pas encore mort puisqu’il avait recraché la soupe.

Il a fait parti des quatre premières victimes jetées dans le Puits de Célas. Les témoignages concordent pour dire qu’il était mort en arrivant au Puits. Celui de Bachard, gardien, qui m’a montré les deux parties d’un petit poêle en fonte qui se trouvait au fond du couloir début 45. Je cite :
«Des SS ont ouvert sa cellule pour l’amener ; il ne pouvait plus marcher (29). Ils l’ont tiré dans le couloir, et, voyant qu’il ne marchait pas, un des soldats a pris le poêle et l’a brisé sur sa tête (30) ; il a été probablement tué à ce moment. Deux soldats l’ont tiré par les pieds jusque dans la voiture ; sa tête frappait tous les escaliers en descendant ; c’est le seul à qui on n’a pas tiré une balle dans la tête avant de le précipiter dans le Puits.» En décembre 44, j’ai pu faire -sur sa demande- une confrontation entre le père de Gustave Nouvel et le seul SS de cette section qui, à ma connaissance, était arrêté, Jacques Thomas. Il n’a pas reconnu un de ceux qui avaient arrêté son fils. Quant à Thomas, il a nié toute participation à l’arrestation de Gustave. Il est vrai qu’en principe, ils niaient tout en bloc, la peur de la justice amenant une absence quasi-totale de mémoire. Personnellement, j’ai observé le trois ou quatre Juin une équipe de quatre SS arrêtés sur la place de Saint-Jean. C’est l’équipe qui a arrêté et exécuté Grégorio, au château de la Plaine, aucun ne répondait au signalement des précédents, ni à Jacques Thomas. La voiture était une traction avant noire à roues jaunes. Cette équipe venait de chez Rodier, aux Mages, (31) et devait y revenir le lundi suivant à deux heures, d’où l’embuscade que nous avions montée à Rousson, sur la route d’Alès, peu avant le croisement de Salindres. »

Notes -questions et objections- du lecteur, juste après la lecture (1999).
(1) Gustave Nouvel ne semble pas avoir choisi l’enseignement par défaut.
(2) René Bérard vit-il et où ?
(3) S’agit-il de l’action de Zerbini,
Pantel, Lanot, Péchin ?
(4) Saturnin Gruneta vit-il et où ? Et André
Bruguerolle, n’est-il pas lui aussi l’un
d’eux ?
(5) Bretelle -ainsi que Spada, autre collaborateur-, jetés dans le Puits de Célas en même temps de Gustave et Belnot.
(6) Le commandant Barrot n’a-t-il pas tenté de le retourner ou au moins de le mouiller, ce qui aurait certes précipité sa chute, mais aussi entaché l’image du play-boy du maquis ? On dit -mais est-ce sûr ?- que celui-ci, grand amateur de femmes, aurait été vu assez souvent avec le mac dans Alès. Pourquoi ? Bretelle ayant senti tourner le vent a-t-il voulu donner quelques gages de sa bonne foi aux futurs vainqueurs ? Il n’empêche que l’image du chef du Maquis Bir Hakeim se promenant en 44 au su et au vu de tous dans Alès avec le chef de la Gestapo est totalement surréaliste. Et inquiétante.
(7) Est-ce le même qui est allé demander des renseignements aux Monier sur le Puits désaffecté le premier Juin 44 ? D’après leur témoignage, il parlait très mal le français : comment pouvait-il interroger les résistants qui étaient tombés entre ses griffes ? Y avait-il des traducteurs ? Sait-on qui, à part Shleyen ?
(8) Les ont-ils volées aux maquis ?
(9) Les flancs jaunes des roues n’étaient-ils pas caractéristiques des voitures de la Milice ?
(10) Par qui ? Le sait-on ? Quid de l’arabe ex militaire incriminé aux Mages ?
(11) René Souche vit-il toujours et où ?
(12) Les birhakeins n’adoptaient-ils pas cependant des comportements analogues, se ravitaillant parfois dans des villages -aux Crottes notamment- au su et au vu de tous, avec leur stem sur les coussins de leurs voitures, peut-être sur ordre ? Ne furent-ils pas sacrifiés ?
(13) C'est-à-dire au dessus de Bessèges : il est donc passé par Saint-Ambroix, où habitait Suzette Huc, à la Vivaraise exactement.
(14) Quid des frères Esteban dont il n’est pas ici fait mention ? Ne sont-ce pas eux qui furent massacrés ? Y a-t-il eu plusieurs massacres du même type? Cela semble peu probable.
(15) Qu’est devenu Balicky ? Quid de Jean le Serbe ? Etait-il déjà arrêté à ce moment-là ? C’est probable.
(16) Pourquoi cette discrétion ? Avaient-ils alors compris ?
(17) Suzette n’a pas été arrêtée à ce moment-là. A-t-elle trouvé une parade ? Laquelle ? Ou bien ont-ils décidé de jouer encore la comédie pour Gustave dans l’espoir de serrer un plus gros poisson, Bréchet par exemple, et s’occuper d’elle ensuite ? Ce qui s’est passé du reste. Mais pourquoi n’a-t-elle pas plongé dans la clandestinité dès ce moment-là ? Gustave, croyant avoir affaire à des maquisards d’une équipe de contrôle, l’avait citée pour se justifier de l’accusation qui lui était portée -de détournement de fonds- puisqu’elle était son contact. Mais il n’est pas question ici de Bréchet ni de Madame Soler, que selon une autre source, il aurait également incriminés : ils s’en seraient sortis parce qu’ils auraient éventé la ruse, peut-être prévenus par un regard de Gustave. Mais comment ?
(18) Pourquoi cette femme aurait-elle rapporté le portefeuille, ce qui n’allait pas manquer de l’incriminer -car cela signifiait que c’était forcément un de ceux qui étaient venus présenter ses condoléances qui avait fait le coup?- Et comment quelqu’un peut-il au su et au vu de tous se rendre ouvertement au siège de la Gestapo dans une petite ville où tout se sait ? S’agit-il d’une erreur ? Quelqu’un aurait-il voulu la faire accuser pour se couvrir ?
(19) Avant deux heures, puisqu’à deux heures, il était dans la voiture des assassins de Pougeol et Dominé et assista -peut-être- à leur exécution.
(20) Est-il possible que Gustave ait trinqué avec des gens qui l’accusaient d’avoir trahi ? A moins qu’ils ne le lui aient imposé ?
(21) S’agit-il des ruches du Cambon ? Ou d’une autre sur la route ? Où Brémondé a-t-il vu Gustave ? Dans le magasin de porcelaine de Bréchet à Alès où il se trouvait avec Bréchet lui-même et un autre résistant ? Sans doute. Or, lorsqu’ils virent arriver la voiture, ils jouèrent aussitôt le rôle de clients, comme s’ils avaient été prévenus : comment ? Une intuition ? Lorsqu’il se rendit compte de qui il s’agissait, Gustave aurait-il promenés longuement ses bourreaux afin qu’ils soient vus et que quelqu’un avertisse ceux qu’il avait incriminés? Leur a-t-il fait un signe ? Sans doute. D’après Vielzeuf, Bréchet a été embarqué à ce moment là dans la 202 où se trouvait Gustave et ce serait seulement alors qu’il aurait compris. C’est contradictoire avec ce que dit ici Argenson. Gustave a déjà vu l’exécution de Dominé et Pougeol. -A moins qu’en effet celle-ci ait eu lieu en bas de l’Auzonnet et qu’il n’ait rien entendu, ce qui est contradictoire avec ce que dit Balicky.- Donc il sait depuis longtemps à qui il a affaire ; il a peut-être en effet été drogué dans la voiture au moment où ses bourreaux se sont rendus compte de sa lucidité : cela expliquerait qu’il ait eu une attitude étrange vis à vis de Mlle Huc. Il se serait repris ensuite.
(22) Il y a là un trou dans le timing, un mystère.
Récapitulatif. Avant deux heures : arrestation de Gustave. Même en admettant qu’il ait bu avec ses soi-disant camarades, il est embarqué presqu’aussitôt puisqu’il n’a même pas le temps d’embrasser son père. Larnac est sur la route de Saint-Ambroix. Deux heures et demie : assassinat de Dominié et de Pougeol à Larnac. Cela n’a pas pris plus d’une minute. Trois heures moins le quart : le relevé des boîtes à lettres. Où ? C’est l’inconnue. Peut-être est-ce là l’explication. Trois heures, trois heures et demies : Saint-Ambroix, bref interrogatoire de Suzette Huc: Gustave reste dans la voiture tout le temps et tente de se faire comprendre de Suzette par le regard. Or Brémondé le voit -devant une boîte aux lettres ? Plutôt dans le magasin de Bréchet, à Alès, cela n’est ici pas précisé- vers cinq heures et demie. Même s’ils ont mis une heure pour effectuer les vingt kilomètres qui séparent Saint-Ambroix d’Alès, il reste une heure de trou. Gustave, lorsqu’il s’est rendu compte de sa méprise, s’est bien gardé de le signifier : les a-t-il promenés ? Sous prétexte par exemple d’aller relever des boîtes inexistantes ? En réalité afin de se faire voir précisément par des amis afin qu’ils donnent l’alerte ? Et surtout de retarder le moment où ils se rendraient chez Bréchet où risquaient de se trouver des camarades et les chefs ? A quelle heure fermait le magasin-couverture ? Il est remarquable que tout le monde à ce moment-là ait vu Gustave en compagnie de ses bourreaux, dans la 202, avec ce regard que certains interprètent comme celui d’un drogué, anormal, d’autres celui d’un homme qui sait qu’il va mourir. N’était-ce pas intentionnel ? Le jeudi après-midi était le jour de ses rendez-vous avec Lydie. Cela a-t-il une importance dans cette virée à Saint-Ambroix, puis tout de suite après, ailleurs mais où ? Voulait-il éloigner les SS de cet endroit ? Ou au contraire, sachant qu’elle se trouvait sur la route, l’avertir ? L’a-t-elle croisé ? A-t-elle pu prévenir Hervé, des copains ? A-t-elle compris ? Toutes questions sans réponses…
(23) S’agit-il de la femme de Marceau Lapierre ?
(24) Cela ne correspond pas tout à fait à ce que j’ai pu voir : une enfilade de cellules, au moins dix ou plus à la suite, de chaque côté d’un couloir étroit.
(25) Des cuisines, dit-on. Cela y ressemble, les fenêtres en moins, ne seraient-ce les anneaux scellés, peu visibles.
(26) Madame Dugas -fille- dit qu’il a écrit avec son sang sur le mur de sa cellule «pardon d’avoir parlé.» Est-ce une légende ? Si c’est exact, ne voulait-il pas dire qu’il avait été trompé et avait bien malgré lui mis en cause au moins deux personnes, Suzette et Bréchet ? Et peut-être trois, selon les sources, Madame Soler.
(26) Son secrétaire ou sa secrétaire ? Quid de Müller ?
(27) Pourquoi alors ce traitement envers Gustave ? Ils étaient sûrs qu’il ne parlerait pas ? Ou s’agissait-il du résultat de multiples interrogatoires ?
(28) Certainement hélas : il a été arrêté le premier Juin et jeté dans le Puits le neuf. Il a dû y avoir de multiples interrogatoires. Il fut laissé sur un bas- flanc en pierre dans une courette, bien visible de toutes les fenêtres des cellules du fort, une habitude des SS qui tendait à terroriser les nouveaux arrivés pour les faire parler immédiatement. Ce doit être là qu’il agonisa et peut-être mourut. Ce banc existe toujours. Il y a encore, peu visible, la trace d’anneaux.
(29) A-t-il eu les membres brisés comme ceux du groupe Zerbini ? En ce cas, comment pouvaient-ils marcher jusqu’au Puits puisqu’il leur fallait franchir quelques mètres à pied pour y accéder ?
-Témoignage des Monier, qui les ont vus passer devant leur maison, la route à l’époque passant à quelques mètres à peine de chez eux.-
(30) Etait-il debout, maintenu ou allongé ? Il y a des traces à cet endroit là, mais hautes.
(31) S’agit-il de ceux qui mirent en joue Madame Rodier -fille- et sa sœur, devant leur mère, afin de la faire parler ? Observation finale : il n’y a rien sur Jean le Serbe, arrêté en même temps que Gustave, de qui on tient des renseignements importants sur les tortures qu’ils ont tous subies.






























Les événements de ce récit sont
exacts dans l’ensemble. Certains
noms toutefois ont été changés,
et certaines scènes sont imaginées
à partir de documents d’archives
et de récit de témoins.
















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3 rue Pélico, Anduze. 30340.
Tél. 06 87 55 42 13
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